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DIDACTIQUES RELATIFS À L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES PHYSIQUES À L’ARTICULATION PRIMAIRE-SECONDAIRE

2.1.2 Les modes d’élaboration des savoirs scientifiques et leur transposition

2.1.2.3 Les structures de recherche et leur transposition

Historiquement, les points de vue précédents (inductivisme, méthode hypothético-déductive) étaient souvent défendus par les scientifiques eux-mêmes, dans une tentative de valorisation de leurs propres résultats, d’une part ou de spécification des produits de l’activité scientifique par rapport aux autres œuvres culturelles humaines, d’autre part. C’est le problème classique de la démarcation : quels sont les critères rationnels qui permettent de distinguer la science de la non-science ?

Lorsque les historiens des sciences, les épistémologues et les sociologues des sciences se sont emparés de ces questionnements au début du 20ième siècle, cette prescription de la « bonne » logique de la découverte scientifique a cédé sa place à des analyses beaucoup plus descriptives.

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L’avancée majeure introduite par ces nouveaux « penseurs des sciences » a trait à l’idée que les théories s’insèrent au sein d’une structure plus vaste qui définit un consensus général partagé à l’échelle d’une communauté de recherche. Ce sont les notions de « paradigme » chez Kuhn ou encore de « programme de recherche » chez Lakatos.

Définition des programmes de recherche par Lakatos

Selon Lakatos (1994), un programme de recherche est une structure qui permet de rendre compte du développement des théories scientifiques et d’expliquer leur évolution. Il est composé de quatre éléments :

- Le noyau dur est formé de « quelques hypothèses théoriques très générales ». Il est considéré comme infalsifiable, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être remis en question : « tout savant qui effectue une modification du noyau dur choisit de sortir du programme de recherche en question » (Chalmers, 1976/1982, p. 136). De plus, « toute inadéquation entre un programme de recherche et les données d’observation est à attribuer, non pas aux hypothèses qui en constituent le noyau dur, mais à toute autre partie de la structure théorique » (Chalmers, 1974/1982, p. 137).

- La ceinture protectrice, en constante évolution, comprend les énoncés d’observation, les hypothèses auxiliaires explicites complétant le noyau dur et les hypothèses sous-jacentes à la description des conditions initiales.

- L’heuristique négative et l’heuristique positive constituent les contraintes méthodologiques d’un programme de recherche. L’heuristique négative est « l’exigence de maintenir inchangé et intact le noyau dur au cours du développement du programme » (Chalmers, 1976/1982, p. 137). L’heuristique positive est constituée des « lignes de conduite générale qui sont des directions de développement du programme de recherche » (Chalmers, 1976/1982, p. 137). Elle indique comment développer la ceinture protectrice afin d’être à même d’expliquer et de prédire des phénomènes réels.

Pour être considéré comme scientifique, un programme de recherche doit « conduire à la découverte de phénomènes nouveaux, au moins occasionnellement » (Chalmers, 1976/1982, p. 142). La difficulté de Lakatos pour trouver des critères rationnels permettant de choisir entre des programmes de recherche rivaux a conduit à des critiques virulentes de la part de certains philosophes des sciences, en particulier Feyerabend qui a qualifié la méthodologie de Lakatos d’« ornement verbal » (Feyerabend cité par Chalmers, 1976/1982, p. 147).

Définition des paradigmes de recherche par Kuhn

Dans une perspective moins rationaliste et objectiviste du progrès scientifique mais beaucoup plus axée sur les caractéristiques sociologiques des communautés scientifiques, Kuhn (1962) a également développé une conception du développement et de l’évolution des théories scientifiques en termes de globalités structurées appelées « paradigme ».

Un paradigme est l’ensemble des éléments qui font consensus au sein d’une communauté scientifique. Il est fait « des lois et des hypothèses théoriques explicitement énoncées », « des moyens standards d’appliquer les lois fondamentales à une grande diversité de situations »,

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« [de] l’instrumentation et [des] techniques expérimentales nécessaires pour que les lois du paradigme s’appliquent au monde réel » et de « quelques principes métaphysiques très généraux qui guident le travail à l’intérieur d’un paradigme » (Chalmers, 1976/1982). En résumé, un paradigme inclut des contenus théoriques, un savoir-faire théorique et pratique et un ensemble de normes de la recherche scientifique. Selon Kuhn, la formation scientifique a pour fonction de faire acquérir à l’étudiant une maîtrise de l’ensemble des éléments du paradigme :

« en résolvant des problèmes standard, en effectuant des expériences standard et éventuellement en pratiquant une recherche sous la direction de quelqu’un qui est déjà un praticien expérimenté à l’intérieur d’un paradigme donné, un aspirant scientifique se familiarise avec les méthodes, les techniques et les standards de ce paradigme » (Chalmers, 1976/1982, p. 156)

Les scientifiques qui se situent à l’intérieur d’un paradigme donné pratiquent la « science normale », c’est-à-dire qu’ils mènent l’activité consistant à résoudre des énigmes, tant théoriques qu’expérimentales, dictées par les contraintes du paradigme considéré : « les hommes de science normale formulent et étendent le paradigme dans le but de rendre compte et d’intégrer le comportement de certains éléments pertinents du monde réel » (Chalmers, 1976/1982, p.151). Lorsque certaines énigmes non résolues (les « anomalies ») sont considérées comme particulièrement préoccupantes, le paradigme considéré rentre en crise et un paradigme rival est susceptible d’apparaître. Celui-ci est d’une nature incompatible avec l’ancien paradigme car « chaque paradigme voit le monde comme constitué de différentes sortes de choses » (Chalmers, 1976/1982, p. 159) : c’est l’incommensurabilité des paradigmes. La révolution scientifique est la dynamique de transition de l’ancien paradigme vers le nouveau. Deux remarques méritent d’être mises en lumière à ce propos :

- Cette transition n’est pas basée sur des arguments purement logiques, mais fait intervenir dans une large mesure des paramètres sociologique et psychologique : « Il n’y a pas d’argument logiquement contraignant qui dicte à un scientifique d’abandonner un paradigme au profit de l’autre (…). Du point de vue de Kuhn, le type de facteurs qui contribuent dans les faits à faire changer les scientifiques de paradigme est un sujet de recherche psychologique et sociologique » (Chalmers, 1976/1982, p. 162)

- Cette transition est un processus intrinsèquement collectif : « Une révolution scientifique signifie l’abandon d’un paradigme et l’adoption d’un nouveau, non par un savant isolé, mais par la communauté scientifique concernée dans son ensemble » (Chalmers, 1976/1982, p. 162)

Les théories du changement conceptuel

Au niveau transpositif, la conception des structures de recherche et leur évolution au cours du temps a inspiré certains chercheurs en psychologie du développement cognitif et en didactique des sciences, qui ont eux-mêmes eu une influence sur les concepteurs de programmes scolaires.

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Certains chercheurs en psychologie du développement cognitif et en didactique des sciences se basent sur l’existence d’un « déjà-là du sens commun » défini comme l’ensemble des perceptions, représentations, idées ou modes de raisonnement que les élèves possèdent a priori à propos de différents phénomènes naturels. Ce déjà-là du sens commun s’est vu donné différentes dénominations (les « conceptions initiales », les « théories naïves », les « modèles alternatifs »), en fonction des caractéristiques qui lui ont été attribuées.

À partir de ce concept, certains d’entre eux (Carey, 1985 ; Vosniadou, 1994 ; Posner, Strike, Hewson & Gertzog, 1982) défendent deux thèses :

- Premièrement, ce « déjà-là du sens commun » possède une certaine structuration interne. Il se présente sous forme d’une large structure théorique dont l’ensemble des éléments forme un système cohérent :

« the presuppositions of the framework theory represent relatively coherent systems of explanation, based on everyday experience and tied to years of confirmation » (Vosniadou, 1994, p. 49).

- Deuxièmement, la transition des « théories naïves » ou « conceptions initiales » portées par les élèves vers les points de vue scientifiques présente des similarités avec l’évolution et le remplacement des structures de recherche tels que les ont décrits Kuhn et Lakatos :

« This [naive] framework theory of physics constrains the process of acquiring knowledge about the physical world in ways analogous to those that research programs and paradigms have been thought to constrain the development of scientific theories (Kuhn, 1977; Lakatos, 1970) » (Vosniadou, 1994, p. 47)

Dans le même ordre d’idée, Posner et ses coauteurs établissent un parallèle entre les changements internes à l’histoire des sciences et les changements se déroulant au sein d’un individu en cours d’apprentissage, ce qui leur permet de proposer des conditions nécessaires à un changement conceptuel (Posner & al. 1982) :

• Les conceptions actuellement utilisées par l’apprenant doivent paraître insatisfaisantes de son point de vue. L’organisation des insatisfactions au sein des conceptions existantes se construit à travers la mise en scène d’anomalies qui doivent permettre de créer des conflits cognitifs :

« Generally, a new conception is unlikely to displace an old one, unless the old one encounters difficulties (…) that is the individual must first view an existing conception with some dissatisfaction before he will seriously consider a new one. One major source of dissatisfaction is the anomaly. Each time a person unsuccessfully attempts to assimilate an experience or a new conception into his existing network of conceptions, that person experiences an anomaly. (…) If taken seriously by students, anomalies provide the sort of cognitive conflict (like a Kuhnian state of « crisis ») that prepares student’s conceptual ecology for an accommodation » (Posner & al., 1982, p. 220-224)

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• Une nouvelle conception doit paraître intelligible et plausible : les élèves doivent être en mesure de la comprendre et de l’estimer vraisemblable.

• Une nouvelle conception doit être féconde : elle doit pouvoir suggérer la possibilité de recherches fructueuses.

Décalages entre le schéma d’évolution des structures de recherche (Lakatos et Kuhn) et le schéma d’évolution des conceptions initiales

Avant de nous interroger sur les implications de la théorie du changement conceptuel sur les méthodes d’enseignement des sciences, analysons les écarts majeurs qui existent entre le schéma originel d’évolution des structures de recherche défendu par Kuhn et le schéma d’évolution des conceptions initiales proposé par Posner & al.

Rappelons que selon Kuhn, la transition de l’ancien paradigme vers le nouveau n’est pas fondée sur des arguments logiques mais sur des paramètres sociologiques et psychologiques, d’une part et constitue un processus intrinsèquement collectif, d’autre part. En totale opposition avec ces deux principes, Posner & al. défendent une vision rationaliste et individuelle de l’apprentissage :

« Teaching science involves providing a rational basis for a conceptual change. We have also seen that fundamental conceptual changes, termed accommodations, may involve changes in one’s fundamental assumptions about the world, about knowledge and about knowing and that such changes can be strenuous and potentially threatening, particularly when the individual is firmly commited to prior assumptions » (p. 223).

Les modifications subies par rapport aux modèles princeps nous permettent d’affirmer que, contrairement aux deux cas précédents (méthode inductive et hypothético-déductive), les résultats de la philosophie des sciences constituent davantage une source d’inspiration pour une théorie cognitive de l’apprentissage des sciences plutôt qu’un modèle à suivre rigoureusement afin de transposer au plus près des pratiques scientifiques authentiques dans les classes.

Quelle est la place de la théorie du changement conceptuel dans les classes ? Cette théorie cognitive de l’apprentissage des sciences a donné lieu à de nombreuses stratégies d’enseignement centrées sur le changement conceptuel (par exemple, l’apprentissage par objectif-obstacle, cf. Martinand, 1986) : ces stratégies s’articulent autour de l’identification et la clarification des « conceptions » des élèves à propos d’un thème d’enseignement particulier, d’une part puis de leur remise en question à l’aide de contre-exemples (les anomalies dans le langage de Posner et al.) ou de débats argumentés entre pairs, d’autre part. Le conflit (socio)cognitif y devient le moteur indispensable de l’apprentissage.

Dans le même ordre d’idée, une autre tendance a rencontré beaucoup de succès : il s’agit de l’hybridation de la méthode hypothético-déductive décrite dans le paragraphe précédent avec certains aspects de la théorie du changement conceptuel (Halloun & Hestenes, 1985 ; Vosniadou, 1994 ; dans le monde francophone, Johsua & Dupin, 1989). Halloun & Hestenes affirment en 1985 :

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« [Misconceptions] should be regarded as serious alternative hypotheses to be evaluated by scientific procedures. This would provide students with sound reasons for modifying their beliefs beyond the mere authority of teacher and textbook » (p. 1).

Vosniadou surenchérit en 1994 :

« The presuppositions and beliefs of the [students’] naive theories are hypotheses that can be subjected to experimentation and falsification » (p. 67).

Dans le cadre de la démarche hypothético-déductive, les hypothèses des élèves se font alors les reflets de leurs « conceptions initiales » ou « théories naïves » et c’est leur invalidation à travers la conception et la réalisation d’une (ou plusieurs) expérience(s) cruciale(s) qui fait office d’anomalie(s) et qui crée le conflit cognitif désiré. Comme le souligne Gyllenpalm & Wickman dans une posture critique (2011) : « Somewhere along the way, the notion of hypothesis seems to have been hijacked as a tool for eliciting students’ prior ideas and setting the stage for a cognitive conflict to occur » (p. 2009).

Astolfi (1992a) donne un exemple détaillé de ce genre de démarche sur le thème de l’évaporation au CP :

« Une fois que les enfants ont manipulé et ont vu sécher les cheveux de la poupée, elle [l’enseignante] fait insensiblement évoluer le type de questionnement, passant d'une activité ludique à une activité de nature plus scientifique. Elle pose alors une question du type : "Que devient l'eau, quand on sèche les cheveux de la poupée ? " Les élèves ne commencent pas par dire, comme elle l'espérait, que l'eau est passée dans l'air par évaporation, mais plutôt : "Elle est passée dans la tête de la poupée". Après avoir pu concrètement vérifier que ce n'est pas le cas, ils proposent une seconde idée : "Si elle n'est pas passée dans la tête de la poupée, elle est passée dans le sèche-cheveux." Un rapide démontage infirme aussi cette seconde idée. (…) La deuxième réponse fait d'ailleurs rétroactivement comprendre la manière dont les élèves ont pu penser la première. Car si leur seconde hypothèse semble indiquer que le sèche-cheveux fonctionne à la manière d'un aspirateur, la première (étrange et inattendue) peut mieux se comprendre comme un fonctionnement du sèche-cheveux par refoulement d'air : l'air chaud sortant « sous pression » pousse l'eau au-delà des cheveux delà poupée, et la faire pénétrer à l'intérieur de la tête » (p. 110).

On voit ici comment les conceptions des élèves (l’eau est passée dans la tête de la poupée, l’eau est dans le sèche-cheveux) sont considérées comme des hypothèses vérifiables, qui induisent des protocoles expérimentaux d’invalidation (vérifier la tête, démonter le sèche-cheveux). Le résultat de ces tests paraît univoque et indiscutable : il est censé provoquer l’adhésion de élèves, et par là, le conflit cognitif qui libère des conceptions erronées. L’idée d’hypothèse, synonyme de « conception initiale », dérive encore un peu plus de son usage dans la pratique scientifique, où, rappelons-le, elle est sous-tendue par un cadre théorique.

Dans le dernier paragraphe de ce chapitre, nous nous positionnerons sur certains aspects de ces études.

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