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1.3 L’étude de l’action conjointe de l’enseignant et des élèves en didactique

1.3.2 Une approche pragmatiste – des rapports aux objets et des significations

Nous analysons d’abord de quelle façon la notion de rapport aux objets amenée par Chevallard dans le cadre de la TAD est compatible avec une approche pragmatiste qui se centre sur la construction de significations.

Objet, rapport personnel aux objets, rapport institutionnel aux objets

Dans la théorie anthropologique du didactique, nous avons souligné que Chevallard critique la vision substantialiste du savoir et introduit à la place une définition praxéologique du savoir, qui le lie de façon indissociable avec une (ou des) pratique(s) sociales et un (ou des) domaine(s) de réalité au sein d’une (ou plusieurs) institution(s) donnée(s).

Mais Chevallard souligne également une autre conséquence néfaste de cette vision. Si un savoir se transmettait « à la manière d’un bien matériel », il n’existerait que deux états possibles pour l’élève par rapport à ce savoir : le savoir a été transmis et l’élève sait ou bien le savoir n’a pas été transmis et l’élève ne sait pas. Chevallard reproche à cette conception dichotomique son incapacité à représenter l’étendue des rapports possibles que l’élève entretient avec les objets relatifs au savoir. Autrement dit, il existe une pluralité dans les manières que l’élève a de connaitre un objet et il s’agit de trouver des mots pour pouvoir en parler. Afin de dépasser cet « enfermement dans la représentation dualiste de l’ignorance et du savoir », il propose donc de recourir à plusieurs notions : la notion d’objet, la notion de rapport personnel à un objet, la notion de rapport institutionnel à un objet.

Selon Chevallard, « est objet toute entité, matérielle ou immatérielle, qui existe pour au moins un individu. (…) En particulier, toute œuvre, c’est-à-dire tout produit intentionnel de l’activité humaine, est un objet » (2003, p. 81). La notion d’objet est prise dans une très large acception, puisque, dans ce sens par exemple, « les bulles de cette expérience » mais aussi « l’idée générale de bulle », « le thermomètre », « l’ébullition », « l’énergie thermique » sont tous des objets.

Le rapport personnel d’un individu à un objet est défini par « le système de toutes les interactions que l’individu peut avoir avec cet objet – que le sujet le manipule, l’utilise, en parle, en rêve, etc. » (Chevallard, 2003, p. 81). Le rapport d’un individu à un objet précise la manière dont il connaît cet objet : connaître un objet signifie donc que l’individu a un certain rapport à cet objet, quelle que soit la nature de ce rapport. Chevallard déclare alors que :

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« l’extension de sens donnée au verbe connaître dans les développements précédents se justifie par le fait qu’il n’est pas une manière de connaître un objet, mais une pluralité indéfinie » (Chevallard, 2003, p. 84).

On voit bien ici comment cette définition large de « connaître » surmonte les écueils de la binarité savoir/non-savoir dénoncés ci-dessus. L’ensemble constitué des objets connus d’un individu et des rapports personnels de cet individu à ces objets dépeint l’univers cognitif de l’individu.

Enfin, en définissant une institution comme une structure sociale dans laquelle sont mises en jeu des manières de faire et de penser propres par rapport à certains objets (telle que l’école, la classe, la famille, les amis, le club de sport, etc.), il est possible de définir un rapport institutionnel à un objet, relativement à un individu qui occupe une position particulière dans cette institution : il s’agit du rapport à cet objet qui devrait être, idéalement, celui des sujets de l’institution occupant cette position. Par conséquent, lorsqu’un individu entre dans une institution où vit un objet donné, son rapport personnel à cet objet se crée ou évolue dans une tentative de se mettre en conformité avec ce rapport idéal.

Selon Chevallard, un individu est, dès sa naissance, assujetti (« c’est-à-dire à la fois soumis à et soutenu par ») à un grand nombre d’institutions, dans lesquelles il occupe une position particulière. Lorsqu’un objet vit au sein de plusieurs institutions, celles-ci prescrivent chacune un rapport idéal à cet objet, en termes de pratiques sociales déterminées et de finalités spécifiques. Le rapport personnel d’un individu à un objet se transforme au gré de ses assujettissements au sein de toutes les institutions dans lesquelles cet objet possède une existence. Puisque certains rapports institutionnels sont susceptibles de rentrer en concurrence, on ne peut pas dire d'un individu qu'il connaît ou ne connaît pas un objet, mais seulement qu'il connaît (ou non) cet objet dans les termes d’une institution particulière. La personne est « un émergent de ses assujettissements passés et présents, auxquels on ne saurait donc jamais la réduire » (Chevallard, 2003, p. 84).

Ces considérations amènent des bouleversements conséquents dans certaines définitions liées aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage. L’intention d’enseigner un savoir devient l’intention de modifier le rapport des élèves à propos de certains objets. Lors du processus d’apprentissage, le rapport d’un élève à un objet se met à exister (s’il n’existait pas déjà) ou se transforme (s’il existait déjà). Quant à la didactique (en tant que champ de recherche), elle s’interroge sur « les ensembles de conditions sous lesquelles un individu concret peut établir le rapport attendu sous les contraintes imposées » (Chevallard, 1988, p. 3).

Compatibilité de la notion de « rapport aux objets » avec une approche pragmatiste de la construction des significations en milieu scolaire

Nous soutenons l’idée que la notion de « rapport aux objets » présente des points communs avec l’approche pragmatiste de la construction des significations en situation scolaire, telle que développée par les travaux suédois portés par Wickman et ses collaborateurs (Hamza & Wickman, 2009 ; Wickman, 2004). Ces travaux ont pour objectif l’analyse de l’« épistémologie

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pratique » construite par les élèves et se fondent sur les travaux relatifs aux jeux de langage menés par Wittgenstein et sur la notion de continuité de l’expérience amenée par Dewey :

In the Swedish pragmatist approach to science learning, the PEA [practical epistemology analysis] framework was developed as an analytical tool for characterizing the meaning-making process in science-classroom discourse. (…) Wickman (2004) suggests that as the curriculum unfolds in the teacher's and the students’ actions and discourse, a practical epistemology is shaped. Hence, from the students’ point of view, learning content is dependent on the epistemologies developed in the classroom, as a set of epistemic and social norms that guide the selection of relevant actions to achieve a purpose. (…) We do not aim at describing such rules and power relations per se but we seek for the connection between how classroom participants produce meaning and what meaning is produced in a specific practice. The model of Practical Epistemology Analysis developed by P.-O. Wickman and collaborators relies upon L. Wittgenstein's notion of language-game (Wittgenstein 1967) and J. Dewey's theory of continuity in experience transformation (Dewey 1938/1997). For the former, meaning is a given in the socially shared rules supported by a language proper to a context. Learning is then mastering a language-game, i.e. the grammar of actions featuring a practice. For the latter, experience is continually transformed by the transactions taking place between an individual and his environment. Subjects build continuity between past and present experiences so that experience earned in a given situation becomes an instrument for understanding and dealing with the situations which follow (Dewey 1938/1997, p44) (Ligozat, Wickman & Hamza, 2011, p. 2472-2473)

L’analyse de la compatibilité entre les traditions de recherche francophones basées sur la théorie anthropologique du didactique et les traditions suédophones d’orientation pragmatiste a déjà été menée ailleurs (Ligozat, Wickman & Hamza, 2011 ; Ligozat, 2014 ; Ligozat, Lundqvist & Amade-Escot, 2018). Pour notre part, nous considérons que :

- La notion de signification (« meaning-making » en anglais), issue de l’approche pragmatiste et celle de rapport aux objets, issue de la théorie anthropologique du didactique présentent des similarités importantes : elles visent toutes deux à se placer à la hauteur de la lecture de la situation par l’individu. Autrement dit, elles participent de la même volonté de reconstruire les relations entre les objets du point de vue des sujets. D’autre part, elles sont toutes deux inférées à partir des actions verbales ou corporelles des participants en situation d’enseignement/d’apprentissage. Ces deux notions ne se superposent pas pour autant : le « rapport personnel à un objet » résulte de l’ensemble des interactions qu’un individu a eu l’occasion de créer avec un objet donné dans les différentes institutions entre lesquelles il navigue et dans lesquelles cet objet existe ; plus locale, la « signification » constitue une des facettes du rapport à un objet qui est rendue publique dans un contexte donné.

- L’approche pragmatiste souligne également que les significations se construisent sur fond de règles socialement partagées et sont soutenues par un jeu de langage propre à

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un contexte, et donc à une institution. Ce point de vue partage des similarités avec la définition praxéologique du savoir, qui relie savoir, pratiques sociales et institutions. En résumé, dans notre recherche, nous envisageons l’étude des pratiques d’enseignement et d’apprentissage à travers une approche pragmatiste : dans ce cadre, la focale d’étude se déplace sur les rapports aux objets/significations que les participants construisent au sein des situations dans lesquelles ils sont placés et sur les conditions d’évolution de ces rapports aux objets/significations. En effet, la signification ou le rapport à un objet se révèlent être des candidats intéressants pour approcher le contrat didactique :

« Le sens de la situation (et donc ce qui est à faire dans le milieu) est déterminé par le contrat didactique. Les rapports aux objets (…) témoignent du sens de la situation du point de vue des acteurs (et donc des enjeux du contrat) » (Ligozat, 2016, p. 305)

Autrement dit, les significations ou les rapports à un objet se font les reflets de l’interprétation de la situation par l’enseignant ou les élèves et participent, dans ce cadre, à rendre visible le contrat didactique. En accord avec l’idée de continuité de l’expérience, il est alors intéressant de mettre en relation les rapports aux objets construits face à une situation précise et les déjà-la constitués des habitudes d’action, des usages, des références disponibles, par rapport aux objets du milieu.

1.3.3 Relecture des notions broussaldiennes de contrat et de milieu à la

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