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Une société qui devient civile par son organisation : Hegel et Tocqueville

des relations internationales

B. Une société qui devient civile par son organisation : Hegel et Tocqueville

1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel : Etat de droit versus société civile

Au tournant du siècle suivant, observateur des guerres napoléoniennes et de la naissance du capitalisme, Georg Wilhelm Friedrich Hegel s’interroge sur la possibilité de perpétuer une communauté humaine dans le monde nouveau qui apparaît sous ses yeux. Dans les Principes de la philosophie du Droit, il déduit d’une analyse historique que la liberté, issue d’un long cheminement, est une aspiration fondamentale de l’homme, le ressort de l’avenir de l’humanité.

L’homme est immergé dans la société civile décrite par Smith (qu’il a lu), qui est le monde du travail, de la production, la sphère économique, le lieu du besoin et de la nécessité. Il s’y produit une différenciation des groupes sociaux dans une opposition violente. La richesse des uns se réalise à partir de la pauvreté des autres. L'ordre des choses apparaît comme un jeu formel, une mécanique organisant la confrontation des intérêts particuliers. L'homme ne suit que son intérêt individuel et la société ne sait plus quelle fin elle poursuit. La société civile permet la transformation matérielle du monde mais elle ne permet pas à la liberté de se réaliser dans l'histoire. Cette opposition entre intérêt individuel et intérêt collectif doit être surmontée car, dégénérant en conflit, elle met la société en péril.

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Robert Cox - Civil society at the turn of the millenium : prospects for an alternative world order - Economies et sociétés - Hors Série n°6, 2003 - Cahiers de l’ISMEA, p. 1176

L'Etat a pour fonction de mettre fin à ces contradictions, dans une fonction d'arbitre. Il est la sphère où se règlent les conflits. Il réalise la morale, la raison et la liberté par la définition de la loi. Sans lui, la liberté organisée par le marché tourne à vide. Le droit de l'individu ne peut se protéger que dans une organisation supra individuelle.

« L'État, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu'elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus dont le plus haut devoir est d'être membres de l'État. (…) Il est la réalité de la liberté concrète .»21. Il réalise ainsi l’ordre universel auquel aspirent les humains. Au besoin l'Etat usera de la ruse. « L'Etat moderne, en partant de la liberté

individuelle et en s'en servant, amène les hommes à reconnaître le caractère supérieur de son pouvoir et le caractère raisonnable de sa Loi. »22

Hegel distingue Etat et société civile au point de les situer dans une forme d’opposition structurelle. « Si on confond l'État avec la société civile, et si on le

destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l'intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés, et il en résulte qu'il est facultatif d'être membre d'un État. Mais sa relation à l'individu est tout autre : s'il est l'esprit objectif, alors l'individu lui-même n'a d'objectivité, de vérité et de moralité que s'il en est un membre. »23

« Le concept de société civile trouve (ainsi) sa formulation systématique en 1821 dans

Les Principes de la philosophie du droit de Hegel. En introduisant ce concept, Hegel prenait acte du changement le plus significatif de la modernité politique: la séparation de la ‘vie civile’ et de la ‘vie politique ’, de la société et de l'État; changement concomitant à la révolution industrielle (montée de la culture bourgeoise, importance et autonomie accrue de la sphère économique) et politiquement consacré par l'effondrement de l'Ancien Régime. » 24

Camillia Larouche-Tanguay souligne que « Hegel fait subir un déplacement au

concept de la société civile proposé par les économistes. La société civile est pour Hegel un moment du développement de l’idée de la liberté. Hegel s’oppose ainsi aux

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Georg Wilhelm Friedrich Hegel - Principes de la Philosophie du droit - 1821

22

Denis Touret - Encyclopédie Lycos

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théoriciens conservateurs qui refusaient cette nouvelle société et aux théoriciens libéraux qui y voyaient, à toutes fins utiles, l’État dans sa forme achevée. »25

Pour Hegel, l'Etat entre en interrelation avec la société civile en en reconnaissant ses formes organisées, distinctes de la famille, et son autonomie. Il les garantit aussi par la loi. Le contrat est l’une de ces formes. Il organise la première forme de liberté concrète parce que, grâce à lui, l’homme n’est pas libre contre les autres mais avec les autres, sans pour autant renoncer à sa personnalité. Le contrat est l’une des bases d’une société civile s’autorégulant partiellement. Hegel accorde une grande importance aux corporations qui apportent à l’homme une dignité professionnelle et tempèrent l’égoïsme absolu qui règne dans la société civile. C’est « la forme de sociabilité la

plus élevée à laquelle accède l’individu comme sujet économique. »26 D’autre part,

« l'association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but. La destination des individus est de mener une vie collective, et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. » 27

Pour la première fois apparaît donc l’idée que des institutions privées, protégées par la loi, sont un des déterminants d’une société civile qui ne serait pas que la jungle où s’affrontent forts et faibles. Le concept d’organisations de la société civile émerge.

2. Alexis de Tocqueville : la démocratie associative

Mais le véritable fondateur d’une réflexion théorique et pratique sur ce dernier sujet est Alexis de Tocqueville. Il revient d’un séjour aux Etats-Unis (1831-32) ébloui par l’évidence du lien qui lui semble exister entre la construction de la démocratie américaine et la prolifération, dans ce pays, d’associations civiles et politiques. Il fonde sur ces bases une philosophie assise sur la conviction que « les sentiments et les

idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres. (…) Cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l’y créer artificiellement. Et

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Dominique Wolton - Penser la communication - Flammarion, 1997

25

Camillia Larouche-Tanguay - La thématisation hégélienne de la société civile bourgeoise - Revue Laval théologique et philosophique-Volume 41, numéro 3,octobre 1985 p. 345-360

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c’est ce que les associations seules peuvent faire. (…). Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là. »28

Tocqueville, trop souvent réduit à quelques citations glorifiant le rôle des associations (« La liberté d’association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de

la majorité »29), vit en France au début d’un XIXe siècle inquiet du développement d’organisations sociales que les interdictions officielles condamnent à la clandestinité. Son jugement est enraciné dans sa classe sociale : « (En Europe il ) règne souvent dans

le sein de ces associations une tyrannie plus insupportable que celle qui s’exerce dans la société au nom du gouvernement qu’on attaque. »30

Mais il s’interroge aussi sur le type d’organisations que les sociétés européennes pourraient utilement accepter. Il établit ainsi un distinguo entre associations civiles et politiques. Les premières lui paraissent pouvoir être autorisées sans problème. En revanche, « on ne peut pas dissimuler que la liberté illimitée d’association en matière

politique ne soit, de toutes les libertés, la dernière qu’un peuple puisse supporter. Si elle ne le fait pas tomber dans l’anarchie, elle la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant. » Mais il ajoute : « Cette liberté, si dangereuse, offre cependant sur un point des garanties : dans les pays où les associations sont libres, les sociétés secrètes sont inconnues.31(…). La liberté d’associations en matière politique n’est point aussi dangereuse pour la tranquillité publique qu’on le suppose, et (...) il pourrait se faire qu’après avoir quelques temps ébranlé l’Etat, elle l’affermisse. »32

Selon Tocqueville, observateur sans doute de la relation existant entre sociétés de secours mutuel (tolérées sous la Restauration) et mouvement ouvrier clandestin (interdit), « il existe un rapport naturel et peut-être nécessaire entre (les) deux genres

d’associations (politique et civile). (…) Les associations civiles facilitent (…) les associations politiques ; mais d’une autre part, l’association politique développe et

27

Georg Wilhelm Friedrich Hegel - Principes de philosophie du droit- 1821

28

Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique Tome III - 1835 - Calmann Lévy - 1888 p. 186 et 188

29

Alexis de Tocqueville, Idem, Tome II p. 38

30

Alexis de Tocqueville, Ibid., Tome II p. 44

31

Alexis de Tocqueville, Ibid., Tome II p. 39

32

perfectionne singulièrement l’association civile. »33. Et, plus hardiment, il ajoute que

« les associations politiques peuvent (…) être considérées comme de grandes écoles gratuites , où tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations. » 34

Sa réflexion s’inscrit aussi dans une perspective historique : « Tocqueville établit une

analogie avec l’influence stabilisatrice qu’il avait identifiée dans les sociétés européennes, exercée par les corps intermédiaires issus des temps médiévaux qui luttèrent pour réduire le pouvoir monarchique. »35 Mais, ajoute, cet auteur, Tocqueville fait une erreur contextuelle : « Alors que fleurissent en Amérique des

associations volontaires et autonomes hors de l’Etat, le XIXe siècle européen fait l’expérience de l’émergence d’une société civile confrontée à un Etat qui prend la forme du corporatisme (dont) les leaders sont Disraeli et Bismarck et qui se prolongera jusqu’au-delà de la Seconde guerre mondiale avec l’Etat providence. »36 C’est donc, même si elle est partiellement erronée, une réflexion plus aboutie que celle de Hegel sur l’autonomie possible et souhaitable entre organisations de la société civile et Etat que Tocqueville élabore. Mais la distinction civil/politique qu’il établit (il leur consacre deux chapitres différents) et dont il avoue implicitement le caractère artificiel, souligne aussi, et pour la première fois, la difficulté du traçage de la frontière entre ces deux champs, et donc l’ambiguïté qui marque fondamentalement les relations entre l’Etat et les (futures) ONG : car si le politique est la sphère d’exercice de l’Etat, si ces dernières empiètent sur ce terrain, il apparaît naturel que les pouvoirs politiques cherchent à exercer contrôle et influence sur elles.

Après Tocqueville « la société civile n’est plus identifiée au capitalisme et à la

bourgeoisie, mais prend le sens de citoyenneté participative et organisée qui se juxtapose à l’ordre économique et au pouvoir d’Etat »37

33

Alexis de Tocqueville, Ibid., Tome III p. 196 et 197

34

Alexis de Tocqueville, Ibid., Tome III p. 199

35

Robert Cox, Idem, p. 1177

36

Robert Cox, Ibid., p. 1178

37

Au cours d’un XIXe siècle caractérisé par de profondes mutations politiques et sociales, s’est donc affinée la pensée sur le rapport entre la société civile et l’Etat, une relation qui n’est pas constituée que d’opposition, au contraire : « La genèse de l’Etat

moderne est corrélative d’un processus d’individuation sociale, et (…) celui-ci nous interdit de penser séparément le sort de l’individu et celui de l’Etat38