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l’Etat moderne

C) Les filles de la décolonisation

Une nouvelle génération d’ONG est apparue au début des années 1960, née du désir d’accompagner les jeunes Etats issus des décolonisations. Ces dernières ont souvent été acquises au terme d’affrontements qui avaient mis indirectement aux prises les deux blocs idéologiques dominants. Certains des nouveaux Etats ont opté pour le socialisme et formé un « groupe des non alignés » qui ne cachait pas ses affinités avec les régimes communistes. Les ONG ont été amenées à faire des choix qui, majoritairement sont allés vers ce qu’on a appelé le « tiers-mondisme ». En France le

Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD), Frères des Hommes et Terre des Hommes naissent (respectivement 1961 et 1965), parmi bien

d’autres, à cette époque, et deviendront des « ONG de développement » Elles sont au nombre d’un millier environ aujourd’hui. Ailleurs, ce sont OXFAM (Oxford

Committee for Famine Relief), Brot für die Welt...

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1) Les « french doctors » et l’ingérence humanitaire

En 1968 la guerre de sécession du Biafra, province du Nigeria, est réprimée notamment par l’arme de la famine. Les hôpitaux du Comité International de la Croix Rouge eux-mêmes sont bombardés, au mépris du droit international. Quelques médecins du CICR décident, en 1969, « d’alerter une opinion publique qui laissait

mourir les Biafrais dans l’indifférence et la charité. (Ils créent) un Comité international contre le génocide au Biafra et un Groupe d’intervention médico-chirurgical d’urgence. (…) La route était tracée (…) qui conduirait les ’french doctors’ (…) partout dans les endroits malades du monde.»63 Ces jeunes praticiens fondent, en 1971, Médecins Sans Frontières. La guerre du Vietnam, la sécheresse du Sahel, la sécession katangaise puis l’invasion soviétique en Afghanistan leur donneront d’autres occasions de rôder leurs méthodes qui s’appuient beaucoup sur les médias pour sensibiliser les donateurs et faire pression sur les diplomaties publiques.

Leur nouveauté tient en plusieurs aspects : elles se veulent, sinon apolitiques, du moins en rupture avec les approches idéologiques de l’époque. Elles entendent affranchir l’aide humanitaire de la tutelle des Etats, tirant le bilan des premières graves déconvenues de la décolonisation. Leur poids dans l’opinion est rapidement considérable et interroge sur ses fondements. Pour Philippe Ryfman, « l’une des

figures emblématiques de l’imaginaire social français de l’époque (l’après guerre) est celle du médecin, luttant sur le terrain contre les grandes endémies. La médecine coloniale, dont les succès furent réels, sera donc portée au pinacle. Le missionnaire constitue une autre illustration exemplifiée positivement de la colonisation, avec l’accent mis (…) sur les actions éducatives et sanitaires.64 ». La notoriété des « french doctors » est telle que les gouvernements jugeront opportun de développer eux-mêmes une politique humanitaire : en France, un ministère éponyme est créé dont les responsables seront, par trois fois, les anciens présidents de grandes ONG.

Les ONG « humanitaires » parviennent aussi à peser sur les organisations intergouvernementales ; elles font adopter par les Nations Unies trois résolutions qui

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Bernard Kouchner et Mario Bettati - Le devoir d’ingérence - Denoël 1987, p.18

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constituent les prémisses d’un « droit d’ingérence humanitaire » : le 8 décembre 1988, l’Assemblée Générale adoptait une résolution, intitulée « Assistance humanitaire aux

victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre », qui

reconnaissait le rôle des ONG agissant de manière impartiale et neutre, ainsi que le principe de la liberté d’accès aux victimes. Puis la résolution du 14 décembre 1990 priait le Secrétaire Général de créer des « couloirs d’urgence humanitaire ». Enfin la résolution 688 du Conseil de sécurité exigeait « un accès immédiat des organisations

humanitaires internationales à tous ceux qui ont besoin d’assistance dans toutes les parties de l’Irak. »

Après 1989 et l’effondrement du bloc soviétique, un très important courant de solidarité s’est manifesté, en Europe de l’Ouest et aux Etats Unis, en faveur des populations des pays qui recouvraient la liberté. Outre les ONG humanitaires déjà existantes, de nombreuses associations se sont portées à leur secours, beaucoup créées spécialement à cet effet. Passées quelques années, on observe que la plupart des liens qui se sont noués alors perdurent, et que les interventions évoluent progressivement de l’urgence vers l’aide au développement et la formation.

2) Les ONG de développement promues porte parole des sans-voix

Le Conseil Economique et Social et l'Assemblée Générale des Nations Unies ont peu à peu trouvé intérêt à inviter des ONG « de développement » à participer à des conférences internationales thématiques qu’ils avaient décidé d’organiser sur différents enjeux du développement, sollicitant leur présence en tant que témoins de pratiques alternatives à celles des Etats et en tant qu’alliés face à la prudence de la majorité de ces derniers. Les ONG de développement se trouvent, de fait, promues porte parole des populations dont les droits sont violés : les « sans-voix » mal représentés par des Etats naissants et aux mains de bourgeoisies prédatrices.

En 1972, leur soutien était ainsi requis pour la Conférence des Nations Unies sur

l'homme et son milieu, à Stockholm, puis, en 1974, pour les Conférences sur la population mondiale et sur l'alimentation, ainsi qu’en 1975, pour la Conférence sur l'année internationale de la femme. La montée des préoccupations écologiques, puis

avec les femmes…) ont produit une diversification de la famille du « développement ». La Conférence sur l'environnement de Stockholm est un moment décisif pour la participation des ONG au système des relations internationales : 225 ONG accréditées sont autorisées à présenter un rapport formel en séance plénière. Elles publient un journal quotidien. Cette manifestation servira de modèle à l’organisation des suivantes, chacune faisant un peu plus de place à l’expression des acteurs non gouvernementaux. En 1980, les ONG ne disposaient que d'un temps de parole de 15 minutes pour la

Conférence des femmes des Nations unies. En 1987, elles étaient autorisées à parler

sans limite de temps lors de la session plénière de la Conférence sur le protocole de

Montréal pour la protection de la couche d'ozone.

La vague des ONG qui accompagne le mouvement de décolonisation fait donc une entrée sur la scène internationale au travers d’opportunités que lui offre le système des Nations Unies, au moment même où les Etats nouvellement indépendants y prennent place. De quelques centaines, le nombre des ONG répertoriées par le système des Nations Unies passe à quelques milliers. Elles contribuent à l’élaboration d’un système international plus complexe où elles ont élargi le nombre et la typologie de leurs alliés.

Cette histoire en strates successives de la naissance des ONG, qui débute au moins quatre siècles en amont du temps présent, est porteuse de sens par rapport aux rôles qui leur sont reconnus aujourd’hui dans les relations internationales. Leur activisme pour la promotion des différentes catégories de droits humains, individuels et collectifs, est ancien et légitime à ce titre. L’autorité morale dont elles jouissent est, pour partie, due à la mémoire diffuse de leur participation active aux principaux événements qui ont forgé la modernité de nos sociétés, en particulier la démocratie.

Elles ont dû lutter pour conquérir une certaine autonomie par rapport aux gouvernants, que ceux-ci aient exercé un pouvoir d’essence théocratique, monarchique ou républicaine. Mais cette histoire nous enseigne aussi qu’à certains moments, elles ont été la production plus ou moins maîtrisée d’un pouvoir politique et institutionnel soucieux de diversifier ses modes de contrôle et d’action sur la société.

Du moins ceci est-il assez clair pour ce qui concerne les sociétés occidentales. Reste ouverte en revanche la question de savoir si cette histoire est spécifique à l’Occident, voire à la Chrétienté.

Maxime Haubert incite à la prudence: « Encore faudrait-il que la société civile existe

vraiment (dans les pays en développement). Or, ce concept est pour le moins nébuleux. Et le discours hégémonique présente une vision déformée et même inversée de la réalité d’un monde post colonial où de grandes masses de population se trouvent rejetées dans l’exclusion, où les groupes convoqués pour participer à la société civile se caractérisent par leur composition sociale relativement privilégiée, leur faible importance relative et l’extrême divergence de leurs projets, où seulement certains d’entre eux sont tournés vers l’espace public, où les organisations considérées comme représentatives de la société civile (notamment les ‘ONG’) n’ont souvent qu’une faible légitimité sociale et une faible autonomie par rapport aux acteurs du secteur public et du secteur privé lucratif, et où ceux-ci ne manifestent pas précisément une grande volonté de dialoguer effectivement sur les actions entreprises, que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle internationale. »65

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Maxime Haubert - L’idéologie de la société civile, article paru dans l’ouvrage collectif Les sociétés civiles