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La société civile, des origines du concept à la fin du XVIIIe siècle

des relations internationales

A) La société civile, des origines du concept à la fin du XVIIIe siècle

« Le concept de société civile a été utilisé depuis fort longtemps en philosophie puisque déjà Aristote parle de “ koinônia politike ” au sens d’un espace de délibération qui se distingue de la famille et du peuple (mais pas de l’Etat) et que saint Augustin oppose la “ societas civilis ” comme cité terrestre, représentée sur terre par l’Etat, à la cité céleste représentée sur terre par l’Eglise. » 3 Nous limiterons toutefois notre exploration aux temps modernes.

1. Thomas Hobbes : le peuple contre les fauteurs de guerre

Le philosophe écossais donne, en 1640, dans son fameux ouvrage, le Leviathan, un sens nouveau à l’expression société civile : il décrit le monde comme une jungle où s’affrontent, hors de toute morale et de toutes règles, les Etats. Règne ce que l’Anglais G. Lowes Dickinson4 appellera plus tard « anarchie » au sens premier d’absence d’autorité centrale au dessus des Etats.

3

Bernard Dréano - La belle Irène, l’éléphant et le gouverneur - communication lors du colloque « Civil society » du « Center for Civil Society » de la London School of Economics - septembre 2001, site Internet d’ATTAC 2003

4

Allen & Unwin - The european anarchy, 1916, et Swarthmore, The international anarchy, 1926, cités par Dario Battistella, Ibid, p. 27

Hobbes voit en revanche la possibilité de produire un ordre politique organisé et pacifique si les gouvernés décident de conclure un pacte, formant ainsi entre eux une « société civile ». Ce « contrat ou covenant (..) n’est nullement conclu entre les

gouvernants et les gouvernés, c'est-à-dire entre les princes et les peuples, mais entre les individus eux-mêmes (interpares). Le Souverain n’est pas partie au pacte mais il est construit, en tant que puissance ou potestas, par l’accumulation de tous les droits (ou potentiae) dont tous les individus ont décidé de ne point user. Cette formidable puissance est celle d’un homo artificialis, purement rationnel, qu’on appelle Etat ou Commonwealth (…) Il est puissance souveraine, c'est-à-dire une puissance telle qu’il n’y en pas de plus grande qu’elle. »5 D’autre part, « le citoyen est avant toute chose le

sujet du souverain mais aussi, surtout, l’autorisant qui donne lieu à l’existence de ce souverain. (…) La qualité de citoyen se révèle dans une double nature : l’homme et son individualité de la vie privée où, en tant qu’individu décidant dans le cadre de sa vie privée de se mettre sous la protection du souverain, il est l’un des fondateurs originaires de l’Etat ; l’homme et sa citoyenneté de la vie publique, où, en tant que citoyen, il autorise toutes les actions du souverain »6

Certains commentateurs tirent des idées de Hobbes celle d’un affrontement de principe entre la société civile (c'est-à-dire, chez lui, le peuple des citoyens) et l’Etat. C’est, sans doute, extrapoler sa pensée : dans la vision qu’il dessine d’une société plus civilisée, l’Etat ne serait plus un monstre belliciste dévoreur de chair humaine mais l’expression de la volonté collective de citoyens réunis autour d’un projet commun, ce que l’on appelle depuis deux siècles une nation. Ce serait d’autre par un contresens que de fonder le concept d’organisation de la société civile sur l’idée de société civile proposée par le philosophe témoin de la première république anglaise (dirigée par Cromwell) : nulle part il ne suggère que celle-ci devrait se doter de corps intermédiaires.

5

Michel Meyer- La philosophie anglosaxonne - PUF 1994, p. 46

6

2. John Locke : le contrat entre nation et souverain

Son cadet de quelques années, John Locke, témoin de la restauration de la monarchie puis de la seconde tentative républicaine anglaise, est l’auteur d’un Traité du

gouvernement civil (1690). Il y décrit une société civile qui jouerait un rôle dans la

construction d’une autre organisation politique. « Il pense que les hommes aspirent à

un autre état qui puisse leur donner la sécurité et les garanties que réclame une raison raisonnable : ils ont besoin d’une société civile en laquelle ‘un système juridique et judiciaire commun’ les protège en leur personne et en leurs biens, au besoin en sanctionnant ceux qui violent la loi universelle de nature.(…) A l’inverse de Hobbes, Locke pense que la sociabilité étant naturelle aux hommes, il n’y a pas d’existence humaine qui ne soit sociale. » (…) Aussi formeront-ils spontanément entre eux un contrat raisonnable (…) impliqu(ant) une souveraineté dont l’assise est le peuple, argument par lequel Locke, combattant de toutes ses forces l’absolutisme monarchique (…) se trouve dans le camp des ‘révolutionnaires’ orangistes. »7

Cette société civile a donc toutes chances de se constituer spontanément dès lors que le préalable de l’abolition de l’absolutisme aura été réalisé.« Ceux qui composent un seul

et même corps, qui ont des lois communes établies et des juges auxquels ils peuvent appeler, et qui ont l’autorité de terminer les disputes et les procès qui peuvent être parmi eux, et de punir ceux qui font tort aux autres et commettent quelque crime : ceux-là sont en société civile les uns avec les autres. (…) Partout où il y a un certain nombre de gens unis de telle sorte en société, que chacun d’eux ait renoncé à son pouvoir exécutif des lois de nature et l’ait remis au public, là et là seulement, se trouve une société politique ou civile.»8

On retrouve chez Locke, l’idée du contrat fondateur d’un vouloir vivre ensemble : « Le

commencement de la société politique dépend du consentement de chaque particulier qui veut bien se joindre avec d’autres pour composer une société, en sorte que tous ceux qui y entrent peuvent établir la forme de gouvernement qu’ils jugent a propos. »9.

7

Michel Meyer, Idem, p. 57 et 58

8

John Locke - Traité du gouvernement civil - GF Flammarion - 1989, p. 242 et 243

9

L’organisation que cette communauté humaine, dégagée du pouvoir absolutiste et arbitraire, réalisera, n’est, toutefois, pas celle que produit spontanément la nature : « La plus grande et principale fin que se proposent les hommes, lorsqu’ils s’unissent

en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l’état de nature. »10

S’ils sont séparés par des conceptions divergentes quant à la forme de l’Etat, ni Hobbes, ni Locke ne différencient société civile et société politique, la première étant une définition de la seconde telle que des lois permanentes sont connues et agréées par le peuple. Ses constituants sont un ordre politique représentatif, la propriété juridiquement fondée et la liberté de culte. Il n’y a donc opposition à l’Etat que dans la mesure où celui-ci perpétuerait un état d’anarchie ou d’injustice. Et à aucun moment il n’est question, pour ces auteurs, d’organisations dont cette société civile devrait se doter pour se protéger d’un souverain que le contrat social a vocation à rendre fusionnel avec son peuple.

3. Jean Jacques Rousseau : un contrat social a-historique

Jean Jacques Rousseau, qui a lu Hobbes et Locke, fait largement écho à leurs conceptions, promouvant l’idée d’un contrat social fondé notamment sur le fait que « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa

force en droit et l’obéissance en devoir » 11. Il s’en démarquera toutefois par le fait que l’état de nature est pour lui a-historique et se confond avec une sorte d’Eden d’avant toute guerre : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses ; tout

dégénère entre les mains de l’homme. La nature a fait l’homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. »12 La société politique qu’il imagine devra donc être fondée sur la vertu.

On sait l’influence que Rousseau a eue sur certains théoriciens de la Révolution française, dont l’une des obsessions a été d’organiser cette société sur le modèle de la cité grecque idéalisée, sans qu’aucun corps intermédiaire ne s’interpose entre la nation

10

John Locke, Ibid., p. 274

11

Jean Jacques Rousseau – Le contrat social – Site Internet J.J. Rousseau 2004

12

et ses organes politiques. « Le préambule de la loi Le Chapelier stipule clairement

‘qu’il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation’ .»13

4. Emmanuel Kant : une société fondée sur un droit cosmopolite

Auteur notamment d’un « Projet de paix perpétuelle », Emmanuel Kant écrit alors que le Directoire cherche à stabiliser les effets de la tornade révolutionnaire sur les pays voisins de la France (nonobstant la poursuite des conquêtes au-delà des Alpes). Il partage le pessimisme de Hobbes.

« L'homme a un penchant à s'associer, car que dans un tel état il se sent plus

qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher, car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à tout vouloir diriger dans son sens ; et de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres .» 14.

« La même insociabilité (…) est à nouveau la cause qui fait que chaque communauté

fait preuve dans les relations extérieures d'État à État d'une liberté sans entrave se traduisant par la guerre incessante que se font les nations entre elles (…Mais) par la détresse qui en résulte et dont finalement chaque État doit souffrir intérieurement, même en pleine paix, elle pousse chacun à sortir de l'état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des nations ; (…) toutes les guerres sont donc autant d'essais (non pas certes dans l’intention des hommes, mais dans l’intention de la nature) pour établir de nouvelles relations entre les Etats (…): jusqu'à ce qu'un jour enfin, en partie l'organisation la meilleure possible de la constitution civile, pour les affaires intérieures, en partie une convention et une législation commune pour les affaires extérieures, établissent un état semblable à une communauté civile et capable de se maintenir lui-même comme un automate. 15»

Car « le problème essentiel pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint

l’homme à résoudre, c’est la réalisation d’une Société civile administrant le droit de

13

Edith Archambault - Le secteur sans but lucratif , Associations et fondations en France - Economica 1999 , p. 25

14

Emmanuel Kant –- Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique– 1784, in Kant, la

philosophie de l’histoire – Médiations Denoël 1987, p. 31

15

façon universelle.(…) Ce n'est que dans la société, et plus précisément dans celle où l’on trouve le maximum de liberté, par là un antagonisme général entre les membres qui la composent, et où pourtant l’on rencontre le maximum de détermination et de garanties pour les limites de cette liberté, afin qu’elle soit compatible avec celle d’autrui ; ce n’est que dans une telle société(…) que la nature peut réaliser son dessein suprême, c’est à dire le plein épanouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de l’humanité. Mais la nature exige aussi que l'humanité soit obligée de réaliser par ses propres ressources ce dessein, de même que toutes les autres fins de sa destination. Par conséquent, une société dans laquelle la liberté soumise à des lois extérieures se trouvera liée au plus haut degré possible à une puissance irrésistible, c'est-à-dire une organisation civile d’une équité parfaite, doit être pour l'espèce humaine la tâche suprême de la nature16 ».

Kant préconise la mise en place d’institutions républicaines – au sens d’une

« séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif »17 à l’intérieur de chaque pays et l’union de ceux-ci dans une forme juridique instituée : « « Comme la raison

(…) condamne absolument la guerre comme voie de droit, et qu’elle fait en revanche de l’état de paix le devoir immédiat qui ne peut pourtant pas être institué, ni garanti sans un contrat mutuel des peuples, il faut qu’il y ait une alliance d’une espèce particulière que l’on peut nommer ‘Alliance de paix’ (foedum pacificum) qui se distinguerait du ‘Contrat de paix’ (pactum pacis) en ce que ce dernier ne terminerait qu’une guerre, alors que la première chercherait à abolir pour toujours toutes les guerres. 18»

Si Kant conçoit l’organisation d’une société publique internationale pacifiant les relations internationales grâce à sa construction sur le principe du contrat, c’est donc de façon analogique à la société civile qui doit se construire pour harmoniser les relations entre les hommes d’un même pays. Mais rien dans ses écrits ne permet d’identifier l’idée que la société civile devrait se doter d’organisations.

16

Emmanuel Kant, Ibid., p. 33

17

Emmanuel Kant - Projet de paix perpétuelle :1785– Mille et une nuits n°327, p. 18

18

5. Adam Smith : la seconde main invisible, mue par la morale civique

Les théoriciens de la société commerçante, fondateurs de l’économie libérale, dont la figure de proue est Adam Smith, s’emploient dans le même temps à montrer que les processus économiques sont générateurs d’interdépendance entre les hommes, formateurs d’une société civile.

Adam Smith, faisant une «Recherche sur la nature et les causes de la richesse des

nations » (son ouvrage principal), voit dans la société civile « un espace de libre échange circonscrit par l’étendue de la division du travail et mû par le système socio-économique des besoins (…) Il pense l’économie comme fondement de la société et le marché comme opérateur social. »19. La société civile s’autorégule spontanément. Ceci ne fait pas obstacle, au contraire, à ce que des relations humaines se nouent librement, fondées sur l’amitié et la morale, introduisant une « civilité »

supplémentaire. Ainsi, une seconde « main invisible » est à l’œuvre qui devrait permettre l’émergence d’une société spontanément organisée autour de principes moraux, indépendamment de toute intervention publique. Les réticences qu’exprime Smith quant à l’intervention de l’Etat dans l’économie, a priori inutile et destructrice d’ajustements spontanés, se trouve aussi, mais en filigrane, dans son discours sur la société civile.

Les philosophes des XVIIème et XVIIIème siècle ont donc, certes, été les premiers à utiliser l’expression « société civile », mais dans le sens de peuple réuni autour d’un contrat social et tournant dans un sens positif les instincts de rivalité et de conquête qui l’animent ; le concept est très proche de celui de la nation à ceci près qu’il s’identifie aussi avec ceux d’Etat et de souverain : peuple et monarque, unis par l’accord formant société civile ne font qu’un.

Robert Cox ajoute : « La société civile, dans la conception des Lumières s’entendait

comme le domaine des intérêts particuliers, ce qui en pratique signifiait le domaine de la bourgeoisie. L’Etat incarnait idéalement l’universalité, l’ordre juridique. (…) L’un des problèmes intellectuels a été d’expliquer la compatibilité obligatoire des deux, le

19

domaine des intérêts particuliers et celui de l’universalité. Si l’Etat incarnait l’universalité, alors la société civile devait générer des principes universels dans la sphère éthico-juridique ; la société civile devait être l’origine des bases d’un bien-être partagé atteint au travers de la poursuite de l’intérêt particulier.(…) Société civile signifie la conscience de soi du groupe social dont l’influence s’accroissait, voire contrôlait le pouvoir exécutif ; (c’était un ) synonyme de bourgeoisie. » 20 La question de la justice sociale ne se posait donc pas pour eux. Elle émergera au siècle suivant, et avec elle, la question d’un Etat qui peut être en opposition avec cette société civile bourgeoise.