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Les temps récents : éclipse et résurrection

des relations internationales

C) Les temps récents : éclipse et résurrection

Les deux premiers tiers du XXe siècle vont connaître une sorte de dilatation de la sphère politique, du fait de la Révolution russe, puis de l’extension du bloc communiste. Cette situation exercera une fascination sur les philosophes qui réintègreront la réflexion sur la société civile dans le débat politique sur la lutte des classes. Sous l’influence marxiste, la société civile est alors le plus souvent assimilée à la société bourgeoise.

1) Antonio Gramsci : les ressorts de la conquête du pouvoir

Le philosophe italien d’inspiration marxiste Antonio Gramsci a fait exception. Dans ses Cahiers de prison, écrits entre 1930 et 1932, il poursuit notamment une réflexion sur les processus d’élaboration des idéologies formant consensus, ce qu’il appelle

l’hégémonie. La notion de société civile apparaît. Un retour sur l’histoire l’amène à

identifier une succession de ces hégémonies et le rôle déterminant que la catégorie des intellectuels organiques y a joué. Par là il entend, de façon très extensive, les catégories sociales capables de produire du pouvoir et du concept : « Chaque groupe

social, naissant sur le terrain originel d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine politique et social : le chef d'entreprise capitaliste crée avec lui le technicien de l'industrie, le savant de l'économie politique, l'organisateur d'une nouvelle culture,

d'un nouveau droit, etc.»39 A chaque époque ses nouveaux intellectuels organiques : ce fut longtemps le clergé, puis la noblesse de robe, puis les philosophes non-clercs.

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C. Ruby - L’individu saisi par l’Etat, lien social et volonté chez Hegel –Editions du Félin, 1991, p. 191

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« Comme ces diverses catégories d'intellectuels traditionnels éprouvent, avec un ‘esprit de corps’ le sentiment de leur continuité historique ininterrompue et de leur qualification, ils se situent eux-mêmes comme autonomes et indépendants du groupe social dominant. (…) Un des traits caractéristiques les plus importants de chaque groupe qui cherche à atteindre le pouvoir est la lutte qu'il mène pour assimiler et conquérir ‘idéologiquement’ les intellectuels traditionnels, assimilation et conquête qui sont d'autant plus rapides et efficaces que ce groupe donné élabore davantage, en même temps, ses intellectuels organiques. » 40

Comment ces intellectuels organiques participent-ils à la production de l’hégémonie ?

« Les intellectuels sont les ‘commis’ du groupe dominant pour l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique, c'est-à-dire de l'accord ’spontané’ donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît ‘historiquement’ du prestige qu'a le groupe dominant (et de la confiance qu'il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production.» Et Gramsci distingue deux

niveaux dans les superstructures agissant pour la fabrication de l’hégémonie :

« L'étage de la ‘société civile’, c'est-à-dire de l'ensemble des organismes vulgairement dits ‘privés’ (groupe social dominant et intellectuels), et celui de la ‘société politique’ ou de l'Etat ». Au sein de et entre ces deux superstructures se déroulent des luttes

décisives pour l’hégémonie.

Dans cette conception, la société civile est l’ensemble des organisations structurant et animant la classe dominante.

Longtemps passée inaperçue, la pensée de Gramsci connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Bernard Dréano41, président de l’Assemblée des Citoyens d’Helsinki, décrit les voies par lesquelles s’est opéré ce retour de mode : « Dans les pays d’Europe,

après l’échec du ‘ printemps de Prague’ en 1968 et celui des mouvements étudiant et ouvrier polonais en 1968-70, apparaît (…) une dissidence limitée aux milieux intellectuels en Tchécoslovaquie et en Hongrie, mais qui prendra un caractère de

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Antonio Gramsci - Idem, p. 4-5

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masse en Pologne et de manière plus limitée et plus tardive en République Démocratique Allemande. Certains animateurs de ces mouvements vont théoriser leur stratégie dans les années 70 et 80. Ils ne cherchent pas à se confronter directement au pouvoir mais à construire une ‘ société en dissidence ‘, décrite par le polonais Adam Michnik par exemple. C’est le ‘ pouvoir des sans pouvoirs ‘ dont parle le tchèque Vaclav Havel, ‘ l’antipolitique ‘ décrite par le hongrois Giörgy Konrad. Tous se réclament haut et fort de la ‘ Société Civile ‘.

« Cette référence vient explicitement de Gramsci, chez des Polonais membres du KOR (Komitet Obrony Robotnikow, le comité de défense des ouvriers, ‘l’incubateur de Solidarnosc’), et peut être plus encore chez les Hongrois comme Agnes Heller ou Mihàhly Vajda. Les idées de Gramsci ont pénétré en Europe centrale en même temps qu’elles se diffusaient en Europe occidentale, grâce au philosophe marxiste Georg Lucaks, à la fin de sa vie, et aux ‘révisionnistes‘ marxistes hongrois et polonais mais aussi aux intellectuels italiens, communistes ou non, en particulier le philosophe Norberto Bobbio. Dans la dissidence, les militants venus de ce marxisme ‘gramscien’ comme Jacek Kuron en Pologne ou Jaroslav Sabata en Tchécoslovaquie vont en retrouver d’autres se réclamant plutôt des Lumières dans leur version anglo-saxonne (les’ libéraux’ au sens progressiste américain du terme) et quelques chrétiens influencés par le personnalisme. Tous conçoivent la société civile comme l’organisation de la résistance à l’Etat totalitaire mais non comme le tremplin pour la prise du pouvoir d’Etat. Et le concept de ‘Société Civile’ va revenir dans le débat politique occidental... à partir de l’Est. »42

2) Le temps des synthèses

« Au même moment, (…) dans plusieurs pays d’Amérique Latine, la lutte contre les oligarchies va prendre des formes nouvelles, presque invisibles dans les favelas des banlieues et chez les paysans pauvres. Dans cette nouvelle résistance, on retrouve des militants révolutionnaires (…) ayant renoncé à l’affrontement frontal ou à la guérilla ; le mouvement est surtout puissant là où l’influence de la ‘théologie de la libération’ catholique est la plus sensible. Celle-ci est apparue avec force en 1968 à l’occasion de

l’assemblée de l’épiscopat latino-américain à Medellin (Colombie) autour d’évêques comme Don Helder Camara (Brésil) ou Mgr Romero (Salvador), bientôt mise en forme par le prêtre péruvien Gustavo Guterriez, relayé par des franciscains (Leonardo Boff) et des jésuites (Jean Luis Segondo). Elle procède aussi en partie du personnalisme. (…) La synthèse des expériences révolutionnaires et chrétiennes va irriguer les ‘ communautés de base’ dans les quartiers pauvres, les mouvements indigénistes et influencer à la fin des années 80 aussi bien le Parti des Travailleurs au Brésil que les Zapatistes au Mexique. »43

Ainsi peut-on lire, sur le site Internet du Sous-commandant Marcos : « Dans une

première approximation, on peut définir la société civile comme un espace d'interaction sociale non régulé par l'Etat, celui-ci étant compris comme un ensemble d'appareils qui exercent le pouvoir coercitif légal dans un système social organisé (…) C'est dans la société civile que surgissent et se développent les conflits économiques, sociaux, idéologiques et religieux que l'Etat traite ou réprime selon les circonstances.(...) C'est le terreau où germent les demandes de la population, auxquelles le système politique doit faire face dans des situations déterminées. (...) Le renforcement de la société civile - ce fait d'une ampleur internationale - apparaît, où qu'il se produise, comme une nouvelle forme de résistance populaire. »

« Dans d’autres parties du monde (poursuit Dréano), des synthèses voisines se sont élaborées, et préparent le bon accueil de l’idée de société civile : autour du mouvement noir américain et de ses alliés dans le mouvement pour ’les droits civiques’, un temps en Irlande du Nord, sous la même dénomination, mais surtout, dans des conditions proches de l’Amérique Latine, dans les ‘civics’ des township sud-africains. En Europe Occidentale, et singulièrement en France, se développent, autour de 1968 et jusqu’à la fin des années 70 des mouvements qui se réclament du ‘socialisme autogestionnaire’ et de ‘l’alternative’. Ils tentent également la synthèse de traditions socialistes, libertaires ou marxistes (gramscienne et autres) et chrétiennes, notamment celle du personnalisme. Cette philosophie, mise en forme en France par Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue ‘Esprit’, a influencé des forces comme la CFDT ou le PSU. ‘L’autogestion’ par exemple, qui dépasse largement la question de

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Bernard Dréano, Ibid.

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la ‘gestion ouvrière’ des moyens de production, renvoie à une conception d’autonomie des acteurs sociaux qui annonce la future reconceptualisation de la société civile. Les interactions entre ces différentes expériences internationales existent dans les années 70-80 : le personnalisme a eu une influence aussi considérable que méconnue au plan international : il a aussi influencé une génération de nationalistes arabes ou africains.» 44

Un bon nombre d’animateurs des mouvements sociaux contemporains se réclament de ces héritages, notamment de celui de Gramsci. Faisant l’analyse que les groupes sociaux dominants sont, dans les démocraties, la petite bourgeoisie, ils pensent qu’en s’appuyant sur les intellectuels, l’objectif fondamental de changer les références idéologiques hégémoniques du développement économique et social peut être atteint, point de départ de changements politiques. Pour Khilnani, un courant « d’utopie

post-moderne » puise dans Gramsci l’espoir de « réconcilier socialisme et démocratie »45 Hannah Harendt est un autre auteur qui occupe une place importante dans la pensée philosophique contemporaine du fait des profondes analyses des rapports entre l’humanité et le totalitarisme qu’elle a proposées. Alain Finkelkraut a montré combien cette philosophe était inquiète du glissement de la notion de peuple d’une définition politique à une définition sociologique. « Quand un peuple est ‘figuré comme un seul

être surnaturel mû par une volonté unique’ (la définition sociologique) il n’y a plus de liberté, car il n’y a plus assez d’espace entre les hommes pour que puisse s’épanouir la liberté individuelle », alors que le peuple doit être « conçu comme assemblée, comme ‘multitude dont la majesté réside dans sa pluralité même’. »46 Les organisations des sociétés civiles stimulent cette expression politique plurielle.