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Des ordres caritatifs chrétiens de moins en moins cléricaux

l’Etat moderne

A) La lente sécularisation de la solidarité

1) Des ordres caritatifs chrétiens de moins en moins cléricaux

Mais, c’est l’histoire plus récente qui retiendra notre attention. Dès le Moyen Age apparaissent des ordres religieux qui se dédient au soulagement des souffrances de leurs contemporains, initiées par des personnalités charismatiques en relative rébellion par rapport à la hiérarchie de l’Eglise. Les croisades encouragent l’apparition, tout au long des chemins terrestres et maritimes menant à Jérusalem, d’établissements hospitaliers animés par des congrégations qui revendiquent leur autonomie par rapport au pouvoir romain.

L’une d’entre elles a survécu jusqu’à nos jours et vient de fêter ses 900 ans : l’Ordre

Hospitalier de Saint Jean, de Jérusalem, de Rhodes et de Malte. Elle est l’héritière de

plusieurs confréries chevaleresques dévouées aux pèlerins qui se sont aussi imposées comme des institutions régentant la liberté de voyager et le commerce en Méditerranée et ont revendiqué et négocié une reconnaissance internationale. L’Ordre a été proclamé « souverain », c’est à dire revêtant les attributs d’un Etat, par le Vatican, suivi en cela par un certain nombre d’Etats catholiques et de pays du Tiers Monde où les Hospitaliers sont actifs. Par ses démarches régulières auprès d’autres gouvernements dont il espère la reconnaissance, l’Ordre de Malte soulève régulièrement une intéressante question de droit international qui signale une première incertitude quant à la frontière séparant grandes ONG internationales et institutions publiques souveraines.

D’autre part, « au XIe siècle, les principales villes s’affranchissent de la domination

seigneuriale et des impôts féodaux. Les organisations de citoyens, principalement commerçants et artisans, qui pendant ce temps ont combattu le pouvoir féodal, peuvent être considérées comme les ancêtres des associations de défense des droits civiques. Les Bourgeois de Calais, immortalisés par Rodin, en sont la figure emblématique. »8 Apparaissent également, au sein de ces grandes cités marchandes et de leurs confréries bourgeoises, des institutions charitables laïques, particulièrement dans les cités du Nord-est de l’Europe. En France, la noblesse et la haute bourgeoisie développent, dans un lien fluctuant avec l’Eglise, à la fin du Moyen Age, dans les régions les plus commerçantes, des œuvres de bienfaisance. « Liées aux corporations,

les ’confréries de miséricorde’, ancêtres des mutuelles, aident d’abord les membres nécessiteux de la corporation ; ce secours mutuel s’étendra ultérieurement aux malades (participant à une) laïcisation de la philanthropie. »9 De riches laïcs fondent des hospices destinés à l’accueil des pauvres et des malades, auxquels ils font donation de leurs biens. Le plus célèbre est l’institution des Hospices de Beaune, fondée par le Chancelier Rollin, dont le produit des ventes aux enchères annuelles de vin est, encore aujourd’hui, versé à des œuvres charitables. « L’apogée du Moyen Age est donc

caractérisée par une personnalisation de la charité. Chaque riche a ses pauvres, qui constituent une sorte de clientèle (…) la philanthropie devient plus compétitive et plus institutionnalisée.»10 Lorsque commence de s’affirmer le pouvoir de monarques séculiers, elle va, dans un mouvement de bascule, s’organiser en réseaux de confréries rattachées nominalement au pape et se réclamant de sa protection. On pourrait qualifier de « transnationaux » ces premiers réseaux qui puisent leur force dans une légitimité supranationale, si l’expression n’était anachronique en l’absence d’Etats-nations à cette époque.

L’idée connaît apparemment un second souffle au XVIIe siècle, avec, en France par exemple, les Oeuvres de Vincent de Paul et de Madeleine de Lamoignon. Mais à cette époque, dite « westphalienne » parce qu’elle marque la naissance des Etats souverains, les ordres charitables sont priés de faire allégeance aux monarques qui prennent volontiers, par ce biais, la posture de bienfaiteurs de leurs peuples au travers d’une abondante iconographie populaire.

La Révolution française, consciente de l’enjeu, met un terme à l’activité charitable des ordres religieux, chassés du pays, en les transférant aux communes. Mais dès la Restauration l’action caritative des classes dirigeantes reprend dans une relation qui s’est fortement distendue par rapport aux Eglises. La haute bourgeoisie y trouve une légitimation de son nouveau statut social11. Ainsi, pendant la guerre de Crimée, qui oppose franco-britanniques et ottomans d’une part, Russie de l’autre, « Florence

8

Edith Archambault, Idem, p. 19

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Edith Archambault, Ibid., p. 20

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Edith Archambault, Ibid., p. 20

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Voir, par exemple, square Boucicaut, à Paris, le monument dédiée à l’épouse du fondateur du Bon Marché, qui immortalise l’activité philanthropique de cette personnalité représentative de la haute bourgeoisie du XIXe siècle, classe en quête de reconnaissance sociale et reprenant, dans cet esprit, les pratiques de l’aristocratie des siècles précédents.

Nightingale, la ‘Dame à la lampe’ organise les premières équipes d’infirmières et pose les fondements d’une quasi-organisation humanitaire entièrement privée (qui) agira ensuite (…) aussi bien sur le territoire américain durant la guerre de Sécession qu’en France lors de la guerre de 1870, ou encore dans l’Inde coloniale auprès des victimes de famines. »12

L’homme d’affaire suisse Henri Dunant, frappé par les horreurs de la guerre qui se révèlent à lui lors de la meurtrière bataille de Solferino (près de 40 000 morts au total le 24 juin 1859), l’un des épisodes de la campagne menée en Italie par Napoléon III contre l’empire d’Autriche, crée une organisation caritative privée qui prend pour symbole une croix rouge. Ses statuts seront progressivement complétés par une série de quatre conventions internationales et de deux protocoles additionnels. « C’est à

l’initiative d’un simple particulier (…) que les Etats ont accepté, en 1864, de confier à un organisme privé, le Comité International de la Croix Rouge, la mission de porter secours aux blessés sur les champs de bataille et, par la suite, de venir en aide aux victimes de tous les conflits armés. En droit strict, la Croix Rouge demeure une association régie par le droit suisse, investie, avec l’aide des sections nationales qui lui sont rattachées, d’une véritable mission de service public international.»13 Un

embryon de ce qui sera appelé plus tard le « droit international humanitaire » est né, portant témoignage de ce que, dès son aube, le mouvement ONG entretient des relations étroites avec la diplomatie publique.

Au début du XXe siècle apparaîtront d’autres organisations poursuivant dans cette voie. «Elles se donnent pour mandat d’agir (..) en faveur des populations civiles

victimes de conflits.(…) Au Royaume Uni, Fight the Famine (est) créée en 1919 pour assister femmes et enfants allemands (et) deviendra plus tard Save the Children Fund.14 » L’American Relief Association naît à la même époque pour porter secours aux victimes des famines qui affectent la population russe prise dans la tourment de la guerre civile.

12

Philippe Ryfman, Idem, p. 10

13

Marcel Merle - Un imbroglio juridique : le « statut » des OING, entre le droit international et les droits

national – Bulletin UATI n° 1, 1996.

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Aujourd’hui les ONG d’origine chrétienne, qui ont laïcisé leur travail, en ce sens qu’elles ne se livrent pas à des actes de prosélytisme explicite, sont une réalité puissante de par les moyens qu’elles mobilisent et de la popularité dont elles jouissent au travers de figures emblématiques comme Mère Thérésa, Sœur Emmanuelle, l’Abbé Pierre15 ou encore le Père Wrezinski16 . Elles jouent un rôle important dans des secteurs comme la santé, l’éducation, le micro-crédit. Elles sont au premier rang au niveau international également dans certains mouvements de défenses des droits, comme celui visant à l’annulation de la dette des pays pauvres. Si elles demeurent ancrées essentiellement sur les thèmes qui ont fondé, dès leur origine, leurs pratiques caritatives, elles se sont très fortement sécularisées, ce qui leur permet de tenir des discours publics parfois en rupture avec ceux des Eglises de leur obédience : par exemple sur le SIDA, la contraception, les droits des femmes...

Il arrive que certaines, en particulier dans l’univers anglo-saxon, n’aient toutefois pas totalement fait aboutir ce processus, si l’on pense, parmi d’autres, à certaines ONG chrétiennes qui entourent de publicité les rachats , auxquels elles procèdent, de jeunes esclaves asservis à des populations musulmanes. C’est plutôt l’exception.

Le courant caritatif chrétien est aujourd’hui, globalement, l’un des principaux vecteurs de la promotion des droits civils les plus fondamentaux, ceux à la vie, à la santé, à l’alimentation et à l’éducation, et a accompli pour cela une importante évolution, celle d’une laïcisation qui a accompagné et favorisé celle, plus générale, des sociétés occidentales, tout en ayant le souci d’éviter la soumission à ou la confusion avec quelque pouvoir que ce soit, temporel ou religieux. Son histoire a marqué, de ce point de vue, en profondeur la plupart des autres ONG, nées, pour la plupart postérieurement.