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Simplicius doit trouver une manière d’expliquer le texte d’Aristote sur la couleur pour qu’il soit compatible avec la théorie de Platon. Il semble expliquer la couleur comme un acte qui s’exerce sur le diaphane, quand celui-ci est déjà actualisé par la lumière :

Ὡς ὁρατῷ δηλαδὴ ἀλλ’οὐχ ὡς χρώµατι, ἁπλῶς δὲ ὁρατῷ τῷ χρώµατι· καὶ τοῦτο ὅταν καὶ αὐτὸ ὑπὸ φωτὸς τελειῶται, ἐπεὶ τὸ ἐν σκότει κείµενον τὸν ἔξωθεν πεφωτισµένον οὐ κινεῖ ἀέρα. Τὸ δὲ φωτισθὲν κινεῖ οὐ παθητικῶς, ἀλλ’ὡς καὶ τὸ φωτίζον κατ’ἐνέργειαν. Καὶ γὰρ τὸ χρῶµα τελειωθὲν τῷ φωτὶ ἐνεργεῖ καὶ αὐτὸ εἰς τὸ ἐνέργειᾳ διαφανὲς οὐ κατὰ πάθος ἀλλὰ κατ’ἐντελέχειαν, οἷον φωτοειδῆ τινα ἐνδιδὸν αὐτῷ ἐνέργειαν. ἐνδίδωσι δὲ καθ’ αὑτὸ τελειωθὲν ὑπὸ τοῦ φωτὸς καὶ τελειωθέντι τῷ διαφανεῖ, ὡς διὰ µέσου τοῦ ἐνεργείᾳ διαφανοῦς τὴν ὄψιν ἀλλ’οὐ πρώτως κινεῖν, διὰ τὸ συνεργεῖν καὶ τὸ διαφανὲς πρὸς τὴν τὴς ὄψεως κίνησιν ὑπὸ τοῦ ὁρωµένου χρώµατος, καθάπερ καὶ ὁ µοχλὸς πρὸς τὴν τοῦ λίθου ὑπὸ τῆς χειρὸς κίνησιν. Καὶ τούτου σηµεῖον τὸ ἐπιτεθὲν αὐτῇ τῇ ὄψει τὸ κεχρωσµένον µὴ ὁρᾶσθαι, ὡς ἄνευ τοῦ διαφανοῦς µὴ οἷον τε ὂν κινεῖν τὴν ὄψιν260. διαφανοῦς· ἐπὶ δὴ τούτοις ἄλλως τὰ ἐν σκότει ὁρώµενα, καὶ ἐπὶ πᾶσιν ἄλλον τρόπον αὐτὸ τὸ σκότος. Συµπεραινόµενος δὲ τὰ περὶ χρώµατος παραδεδοµένα γράφει καὶ τάδε ».

259 Aristote, Petits traités…, op. cit., 439a30-439b10, pp. 28-29 ; repris par Thémistius, In D. A., 58.27-59.5. 260 Simplicius, op. cit., p. 136.5-17.

L’action de la couleur sur le diaphane est décrite d’une manière et dans un vocabulaire conforme à la théorie d’Aristote : il s’agit d’une actualisation, non d’un πάθος. Simplicius donne l’exemple du levier et de la main : la force de la main meut le levier, qui à son tour soulève l’objet. Pour que la couleur actualisée par la lumière produise un changement sur le diaphane actualisé par la lumière qui stimule à son tour l’organe visuel, il faut, souligne Simplicius, que la couleur, tout comme le diaphane, soit actualisée par la lumière. La couleur est donc conçue comme active et passive. Pour Simplicius, le processus visuel repose sur trois actualisations : celles du diaphane et de la couleur par la lumière et celle du diaphane par la couleur. Simplicius reprend la distorsion notée plus haut : dans les deux cas, la lumière est l’agent de l’actualisation du diaphane ou de la couleur. Il rejoint ainsi la théorie platonicienne de la vision, en passant de trois lumières à trois actualisations. La théorie d’Aristote peut ainsi prendre en charge le retour de la sensation visuelle à l’œil du cadre visuel platonicien.

Simplicius explique en quoi la couleur est active : le diaphane participe au changement exercé sur lui par la couleur et celui-ci produit un changement de l’organe visuel le faisant ainsi participer à l’actualisation261. Il donne un contre-exemple et un exemple concrets : le diaphane ne stimule pas la vision par lui-même, comme le feu chauffe l’acier et que l’acier reste chaud même quand le feu n’est plus présent, mais en transférant l’activité de la couleur, comme le levier meut la pierre quand il est lui-même mû manuellement. Ensuite, il invalide les conséquences de la mauvaise lecture du texte qu’il a présentée : si le diaphane stimulait l’organe visuel par lui-même et pas seulement quand la couleur est présente, c’est le diaphane qui serait vu. Simplicius renvoie ici à son épitomé de la Physique de Théophraste262. Son insistance sur l’idée de coopération entre les deux actualisations est son intervention personnelle la plus significative.

Ainsi, l’organe visuel ne peut pas percevoir la couleur directement (mais uniquement par l’intermédiaire d’un medium), il faut que l’organe et la couleur soient contenus dans la lumière, et donc qu’il y ait du diaphane entre eux, pour que la lumière puisse les englober tous les deux, c’est-à-dire pour que chacun soit actualisé par la lumière. Or, selon Simplicius, pour qu’il y ait vision la première condition est que le diaphane soit actualisé par la lumière : ainsi, il retombe sur une théorie qui est en réalité celle de Platon. L’utilisation de la lumière comme

261 Ibid., p. 136.20-25.

262 Ibid., p. 136.25-29 : « διὸ καὶ τὸ διαφανὲς ἀποστάντος τοῦ χρώµατος οὐκέτι κατ’ἐκεῖνο κινεῖ τὴν ὄψιν. Εἰ δὲ καθ’αὑτὸ ἐκίνει τὴν ὄψιν τὸ διαφανές, αὐτοῦ ἐχρῆν εἶναι τὴν αἴσθησιν ἀλλ’οὐ τοῦ κεχρωσµένου. νῦν δὲ ἐκείνου καὶ τοῦ µεταξὺ διαστήµατος ἀντιλαµβανόµεθα καὶ σαφέστερόν µοι ταῦτα ἐν τῇ ἐπιτοµῇ τῶν Θεοφράστου Φυσικῶν διώρισται ». Cette œuvre ne peut pas se référer à celle qui est connue sous le nom de Metaphrasis in

Theophrastum et attribuée à Priscien de Lydie. Les problématiques aristotéliciennes en matière d’optique y trouvent en effet des solutions presque opposées, ce que nous verrons en étudiant ce dernier texte.

élément actualisant de la théorie du Stagirite à la place du feu ne peut donc se comprendre qu’en référence à la théorie platonicienne de la vision263.

Reste pour Simplicius à intégrer la phosphorescence à sa classification des visibles, qui est en réalité une classification des types de « brillance ». Il donne manifestement son avis personnel264 : il ne faut pas penser que les objets lumineux, c’est-à-dire phosphorescents, n’actualisent pas le diaphane illuminé, c’est-à-dire le diaphane en acte (puisque ce ne sont pas des objets colorés), mais que la vision, recevant une lumière plus grande, n’a plus le pouvoir de percevoir celle qui est plus faible, explication donnée également par Philopon. Affirmant que les objets phosphorescents ont une brillance supérieure à celle des couleurs, Simplicius tient compte de l’observation, mais, sans contredire Aristote de façon manifeste, il s’écarte de l’esprit du développement sur le visible : sur une échelle du moins au plus visible, Aristote plaçait la phosphorescence entre le diaphane en puissance et la couleur, alors que Simplicius la place entre la couleur et la lumière, ce qui est d’une certaine façon plus logique. En réalité, Aristote établit sa classification suivant le principe de l’actualisation, alors que Simplicius la réorganise autour de la brillance, conçue comme une sorte de synonyme d’actualisation plus compatible avec la théorie de Platon. Philopon reprend le même type de classification de brillances, en la combinant avec des observations de Thémistius.

L’originalité de Simplicius est d’introduire la nécessité du diaphane et le concept d’actualisation dans le cadre de la théorie platonicienne de la vision, d’où les effets de flou dans la caractérisation de l’agent de l’actualisation entre feu, lumière et puissance illuminante, c’est-à-dire entre le feu en tant que lumière et le feu producteur de lumière, là où Thémistius avait distingué trois états différents du diaphane (en puissance, en acte, en entéléchie). Le but de Simplicius semble être de reprendre l’ossature de la théorie platonicienne de la vision, mais en prenant comme fondement physique les analyses aristotéliciennes, ce qui a nécessité une révision complète de la conception de la couleur, élément presque extérieur à la théorie visuelle chez Thémistius.

Simplicius explore les pistes ouvertes par la paraphrase de Thémistius : tous les problèmes d’interprétation soulevés par le philosophe de Constantinople sont approfondis par l’Athénien. Mais il ne s’en tient pas là. En biaisant avec la théorie d’Aristote, Simplicius réussit à concilier de façon très habile les théories de Platon et d’Aristote, ou plutôt à relire la 263 Ibid., p. 137.5.13. 264 Ibid., p. 137.24-30 : « Τὰ µὲν γὰρ ἀµυδρῶς ἔχοντα τὸ λαµπρὸν καὶ οὐχ οἷα φωτίζειν, ἐν µόνῳ σκότῳ τὸ δυνάµει διαφανὲς κινοῦντα οὐ τῷ φωτίζειν, ἀλλὰ τοσοῦτον ὡς ὁρᾶσθαι δι’αὐτοῦ, ταύτῃ τῶν χρωµάτων πλεονεκτοῦντα τῷ ἄνευ φωτὸς κινεῖν τὸ διαφανές, διὰ δὲ τὸ ἀµυδρὸν τῆς λαµπρότητος οὐκέτι ἐν φωτὶ ὁρᾶται· οὐ τῶν λαµπρῶν οἶµαι µὴ ἐνεργούντων εἰς τὸ πεφωτισµένον διαφανές, ἀλλὰ τῆς ὄψεως διὰ τὸ ὑπὸ πλείονος φωτὸς ἐγγινόµενον πάθος οὐκέτι τὸ ἀµυδρὸν ἰσχυούσης ὁρᾶν ».

théorie d’Aristote dans la perspective de la théorie platonicienne, de sorte que la théorie du Stagirite apporte un complément particulièrement bienvenu à la théorie de Platon. Ainsi la lumière n’est-elle plus un corps igné sortant de l’œil du sujet percevant pour aller vers l’objet visible, cette partie de la théorie platonicienne étant totalement occultée, mais est-elle définie comme l’agent actualisant du diaphane. Or Simplicius définit également la couleur comme l’agent actualisant du diaphane actualisé et l'on se souvient qu’il fallait que l’œil soit lui aussi actualisé par la lumière. Pour résumer, si, avec Simplicius, la théorie visuelle a perdu la notion, pourtant centrale, d’émission d’un flux igné depuis l’œil vers les objets, elle a gagné une explication précise de l’action de la couleur sur le milieu, puis sur l’œil, tout à fait compatible avec la théorie platonicienne. Ceci explique l’oscillation calculée de Simplicius entre lumière et feu comme agent actualisant du diaphane et l’absence de précisions sur le rôle de l’œil. Simplicius paraît donc avoir en quelque sorte fait place nette pour que Philopon puisse concilier cette théorie aristotélicienne savamment revisitée avec les avancées de l’optique géométrique.