• Aucun résultat trouvé

A – Les Pères grecs : aristotélisme, galénisme et doxographie

Les théories de la vision proposées par les Pères grecs combinent à l’approche galénique une discrète influence aristotélicienne. Elles traduisent toutes les ambiguïtés de l’approche syncrétique qui s’efforce de ne pas faire de choix entre l’émission platonicienne et l’intromission aristotélicienne. Elles forment ainsi la base d’un discours sur l’homme que les auteurs byzantins vont associer à un recours plus direct à Galien ou à l'un de ses épitomés.

Dans son De hominis opificio, Grégoire de Nysse (vers 335-après 394) se rallie à une théorie intromissioniste de la vision reposant sur la réception par l’esprit (νοῦς) des images des objets, appelées εἴδωλα dans la tradition d’Épicure5. Pour symboliser l’activité des sens, il donne l’exemple d’une foule d’hommes accourant au même endroit dans une ville, les sens étant comparés aux portes de cette ville. Il a donc besoin de théories semblables pour rendre compte de tous les sens, ce qui explique sans doute qu’il utilise la théorie intromissioniste de la vision puisque celle-ci peut plus facilement servir à expliquer les autres sens qu’une théorie émissioniste ou mixte. Cependant, dans ses Scripta, Grégoire de Nysse commente les mots :

3 L. J. Bliquez – A. Kazhadan, “Four Testimonia to Human Dissection in Byzantine Times”, Bulletin of the

History of Medicine, 58 (1984) p. 557 : “We are convinced that the autopsy was a key factor in preventing surgery from sliding backward, as happened in the West where autopsy was abandoned”; R. Browning, “A Further Testimony to Human Dissection in the Byzantine World”, Bulletin of the History of Medicine, 59 (1985) pp. 518-520.

4 L. J. Bliquez – A. Kazhadan, art. cit., p. 556 : “Autopsy in the Greek East was always conducted for strictly scientific ends. In the West on the other hand, when human dissection was revived in the thirteenth century, the goal was often the gathering of evidence for legal processes”.

5 Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44, col. 152C : « Ὁµοίως γὰρ καὶ διὰ τούτων ὁ νοῦς τῶν ἔξω τοῦ σώµατος ἐπιδράσσεται, καὶ πρὸς ἑαυτὸν ἕλκει τῶν φαινοµένων τὰ εἴδωλα, τοὺς χαρακτῆρας τῶν ὁρατῶν ἐν ἑαυτῷ καταγράφων ».

« faisons l’homme à notre image et ressemblance ». Il décrit la forme de l’œil, précise pourquoi l’homme est doté de deux yeux, l’un devant suppléer la défaillance de l’autre6 et expose le phénomène de la presbytie7. Il semble alors se rallier à une théorie extramissioniste (δίδυµοι βολαί) seulement dans ce passage.

Son approche intromissioniste, héritée d’une simplification d’Aristote, se combine parfaitement avec une physiologie de l’œil héritée de Galien, chez qui le sens dans lequel s’effectue le processus visuel n’est pas clair. Grégoire donne une description rapide et peu claire des parties principales de l’œil et insiste sur le fait qu’elles n’empêchent pas le passage d’une entité non précisée, nécessaire à la vision8. L’origine de l’ambiguïté présente chez Grégoire de Nysse semble résider dans l’influence de Galien : le processus visuel est en réalité à la fois émissioniste et intromissioniste. À cette approche de la vision essentiellement fondée sur les enseignements de l’anatomie, Grégoire de Nysse ajoute une distinction, fondée sur les catégories aristotéliciennes, entre l’œil capable de voir et la faculté de voir exercée effectivement par l’œil, comme deux entéléchies, l’œil n’étant qu’un substrat9. Cette distinction se trouve également chez Némésius d’Émèse et, de là, se diffuse sous une forme altérée dans le domaine latin.

Pour l’hérétique Eunome (mort vers 395), adversaire de Grégoire de Nazianze, dans son deuxième sermon De hominis structura faussement attribué à Basile, Dieu a placé la vision à dessein dans la tête de l’homme, c’est-à-dire dans la partie située le plus en haut de son anatomie10. Au souvenir platonicien (les yeux dans la tête au sommet du corps) et néoplatonicien (le miroir de l’âme) se joint la tradition chrétienne : l’homme doit regarder comme dans un miroir les réalités célestes et non les réalités terrestres, puisqu’il est appelé à

6 Id., Scripta I, « Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostrum », PG 44, col. 296A : « Ἄνω ἡ κεφαλὴ, καὶ ὀφθαλµοὶ δίδυµοι βολαί. Οὐκ ἤρκει, εἰπέ µοι, εἶς ; Ἀλλὰ δύο ὀφθαλµοὶ ἀλλήλων διάδοχοι, ἵνα ἡ τοῦ ἐνὸς διάλυσις τὴν τοῦ ἑτέρου παραµυθίαν ἕχῃ. Ἔπειτα καὶ ἀπὸ ἐνὸς προερχόµενον τὸ ὁρατικὸν, ἀσθενέστερον· ἐκ δὲ δύο πηγῶν συµβαλλόµενος ὁ ὁλκὸς, εὐτονώτερος γίνεται ». 7 Ibid., PG 44, col. 296Β : « Τίς ἡ ἀπόδειξις ὅτι ἐνοῦται ; οὐχ ὁρᾷς τοὺς γέροντας, ὅτι πρὸς τὰ µὲν ἐγγὺς οὐ βλέπουσιν ; ». 8 Ibid. : « Καὶ πόσαι περὶ τὸν ὀφθαµὸν φυλακαί ; Χιτὼν ἔνδοθεν· καὶ οὐκ ἀρκεῖ οὕτος· οὐ γὰρ ἠδύνατο εἶς παχὺς εἶναι. Εἰ παχὺς ἦν, προκάλυµµα ἂν ἦν τῆς ὄψεως. Ἔδει δὲ διαφανὲς εἶναι καὶ ἐλαφρόν. Οὐκοῦν εἶς διαυγὴς, εἷς ἀραιός· ὁ µὲν κρυσταλλοειδὴς, ὁ δὲ κερατοειδὴς· ὁ προκεκαλυµµένος ἰσχυρότερος, ὁ ἔνδοθεν ἀραιότερος, ἵνα µὴ κωλύῃ τὴν πάροδον ».

9 Id., De anima (sermo I), PG 45, col. 200C-D : « Οἷον ὀφθαλµὸς ἐξ ὑποκειµένου ἐστὶ καὶ εἴδους· καὶ ἔστι τὸ µὲν ὑποκείµενον ἐν αὐτῷ, τὸ δὲ δεδεγµένον τὴν ὄψιν, ὕλη ὀφθαλµοῦ· καλεῖται καὶ αὕτη ὁµωνύµως ὄφθαλµός· εἶδος δὲ καὶ ἐντελέχεια ἡ πρώτη ὀφθαλµῶν αὐτὴ ἡ ὄψις, ἡ τὸ δυνατὸν ὁρᾷν αὐτῷ παρεχοµένη. ∆ευτέρα δὲ ἐντελέχειά ἐστι τοῦ ὀφθαλµοῦ ἡ ἐνέργεια, καθ’ἣν ὁρᾷ ».

10 Ps-Basile, De hominis structura, PG 30, col. 57C : « Mὴ τοίνυν µεταποίει σεαυτὸν εἰς τὰ πρὰ φύσιν, µηδὲ τὰ γήϊνα κύψας περισκόπει· ἀλλὰ οὐράνια διηνεκῶς κατόπτευε, καὶ ἐνοπτρίζου, ἔνθα σου καὶ τὸ πολίτευµα προηυτρέπισται. Οὕτως σοι τὸ σῶµα διαπέπλασθαι, καὶ τὸ διάπλασµα διδασκαλεῖόν ἐστι τοῦ τέλους πρὸς ὃ γέγονας. Οὐ γὰρ ἵνα ἐπὶ γῆς σύρηταί σου ἡ ζωὴ, ὡς τῶν ἑρπετῶν, κατεσκεδάσθης ὄρθιος, ἀλλ’ἵνα οὐρανὸν βλέπῃς, καὶ τὸν ἐν αὐτῷ θεόν· οὐδὲ ἵνα τὴν κτηνώδη µεταδιώκῃς ἀπόλαυσιν, ἀλλ’ἵνα τὴν οὐράνιον, ἐνδιδοµένῃ σοι διανοίᾳ, ἐπιτελῇς πολιτείαν ».

devenir lui-même miroir du créateur pour être réellement à Son image. Celui qui regarde les choses terrestres jette les yeux à terre comme le serpent qui se traîne à terre. L’homme se distingue ainsi de la bête par sa station debout et la position des organes visuels dans la tête est le signe de sa relation privilégiée avec le créateur.

Ces considérations générales précédent une description détaillée de l’œil et du processus visuel. Eunome se réfère nettement à la partie émissioniste de la théorie que Grégoire de Nysse avait énoncée :

Ἐν ταύτῃ δὲ τῶν ὀφθαλµῶν ἐµπεπήγασι δίδυµοι βολαί. Οὐκ ἤρκει γὰρ ὁ εἶς, ἀλλὰ δύο ἐγενέσθην, ἀλλήλοις βοηθώ· ἵνα ἡ τοῦ ἑνὸς κατὰ τύχην διάλυσις, τὴν τοῦ ἀβλαβοῦς ἑτέρου παραµυθίαν ἔχῃ. Καὶ ἄλλως δὲ ἀπὸ ἑνὸς τούτων προερχόµενον τὸ ὁρατικὸν, ἀσθενέστερον πάντως· ἐκ δὲ δύο πηγῶν συµβαλλόµενος ὁ ὁλκὸς εὐτονώτερος γίνεται. Ποϊοῦσα γὰρ ἑκατέρωθεν τῆς ῥινὸς ἡ ὄψις, ὁµοῦ µὲν προσαναπαύεται ; ὁµοῦ δὲ προκύπτουσα ἐπὶ τὸ ἔµπροσθεν, ἑνοῦται ἡ µία τῇ ἑτέρᾳ, οἴον ἐκ δύο τινῶν ὀχετῶν ἀφ’ἑκατέρας ὄψεως ὥσπερ πηγῆς ἐξιόντων, καὶ µετὰ βραχὺ µιγνυµένων, εἶς ἀποτεµούµενος ποταµὸς, ὁπότε δὴ καὶ ἰσχυρότερος γίνεται, εἴτουν ἑνεργέστερος11.

Il utilise la même expression que Grégoire de Nysse, δίδυµοι βολαί. Les yeux sont au nombre de deux pour que l’un supplée l’autre. Le flux (τὸ ὁρατικὸν, suivant l’expression médicale) issu d’un œil est faible, celui issu de deux yeux est plus fort. Le vocabulaire utilisé est fortement imagé : les yeux sont des fontaines et l’émission visuelle est une rivière. Pour confirmer l’hypothèse, il évoque la presbytie, qu’il attribue également à la faiblesse de l’émission visuelle chez les personnes âgées12.

Eunome donne la même description de l’œil très réduite que Grégoire de Nysse, qui ne mentionne que la cornée et le cristallin, ainsi que leur propriété de transparence qui permet de ne pas entraver le passage du flux visuel13. Conformément à la tradition, il évoque ensuite les paupières en utilisant les métaphores traditionnelles. Il affirme que leur utilité est de protéger la pupille (ἡ κόρη), sans évoquer son rôle dans la vision, à savoir qu’elle est le point de départ de l’émission visuelle14.

Le traité d’anthropologie le plus riche au sujet de la vision est le De natura hominis de Némésius d’Émèse, composé vers 400. S’il s’appuie sur les mêmes sources que ses contemporains (Galien, la doxographie), Némésius est, de tous les Pères grecs, le plus

11 Ibid., col. 60A-B. 12 Ibid., col. 60B. 13 Ibid., col. 60B-C. 14 Ibid., col. 60C-D.

aristotélicien. Ce choix philosophique est visible dès le début de sa présentation de la vision : il commence en effet, suivant la méthode classique du Lycée, par une mise au point doxographique sur les diverses théories visuelles qui ont eu cours jusqu’à son époque.

Il distingue la théorie émissioniste qu’il attribue à Hipparque, la théorie des géomètres, la théorie intromissioniste des épicuriens, la théorie arsitotélicienne, résumée en une altération du milieu et enfin la synaugie platonicienne, qui est selon lui adoptée et prolongée par Galien15. Dans la théorie purement émissioniste d’Hipparque, les rayons visuels sont présentés classiquement comme une main qui va toucher les objets à distance. La vue est alors une sorte de toucher. Discutant la théorie des géomètres, Némésius mentionne ensuite sans s’y référer explicitement quelques axiomes d'Euclide sur la vision directe : les rayons issus de la droite de l'œil voient ce qui est le plus à droite et les rayons issus de la gauche voient ce qui se trouve le plus à gauche, la forme du cône permettant de percevoir beaucoup d'objets différents en même temps, et de percevoir le mieux les objets sur lesquels convergent les rayons visuels, c’est-à-dire qu'on voit mieux ce qui se trouve au centre du champ de vision que ce qui se trouve sur les côtés. Il termine son exposé en évoquant un phénomène visuel facilement explicable par cette théorie : l’observateur ne voit pas au premier coup d'œil tous les carreaux d'un pavement, s’ils se trouvent à l’intersection des rayons visuels, il les voit seulement si l'on concentre les rayons visuels spécialement sur eux. L'évocation de la théorie géométrique est très précise et englobe les avancées apportées par Ptolémée : l'évocation du cône comme forme de la lumière issue de l'œil et l'application à un cas particulier.

15 Némésius d’Émèse, De natura hominis, ed. M. Morani, Leipzig : Teubner, 1987, 7, 178-179, p. 57-58 : « Ἵππαρχος δέ φησιν ἀκτῖνας ἀπὸ τῶν ὀφθαλµῶν ἀποτεινοµένας τοῖς πέρασιν ἑαυτῶν, καθάπερ χειρῶν ἐπαφαῖς καθαπτούσας τοῖς ἐκτὸς σώµασι, τὴν ἀντίληψιν αὐτῶν πρὸς τὸ ὁρατικὸν ἀναδιδόναι. Οἱ δὲ γεωµέτραι κώνους τινὰς ἀναγράφουσιν ἐκ τῆς συνεµπτώσεως τῶν ἀκτίνων γινοµένους τῶν ἐκπεµποµένων διὰ τῶν ὀφθαλµῶν· πεµπεῖν γὰρ ἀκτῖνας τὸν µὲν δεξιὸν ὀφθαλµὸν ἐπὶ τὰ ἀριστερά, τὸν δὲ ἀριστερὸν ἐπὶ τὰ δεξιά, ἀπὸ δὲ τὴς συνεµπτώσεως αὐτῶν ἀποτελεῖσθαι κῶνον, ὅθεν ὁµοῦ µὲν πολλὰ περιλαµβάνειν ὁρατὰ τὴν ὄψιν, βλέπειν δὲ ἀκριβῶς ἐκεῖνα, ἔνθα ἂν συνεµπέσωσιν αἱ ἀκτῖνες. οὕτω γοῦν πολλάκις ὁρῶντες εἰς τοὔδαφος, οὐχ ὁρῶµεν τὸ ἐν αὐτῷ νόµισµα κείµενον ἀτενίζοντες ἐπὶ πλεῖστον, ἕως ἂν αἱ συµβολαὶ τῶν ἀκτίνων ἐκ ἐκείνῳ γένωνται τῷ µέρει, ἔνθα κεῖται τὸ νόµισµα, καὶ τότε τῇ θεᾳ προσπίπτοµεν αὐτοῦ ὡς τότε πρῶτον ἀρξάµενοι προσέχειν. Οἱ δὲ Ἐπικούρειοι εἴδωλα τῶν φαινοµένων προσπίπτειν τοῖς ὀφθαλµοῖς. Ἀριστοτέλης δὲ οὐκ εἴδωλον σωµατικόν, ἀλλὰ ποιότητα δι’ἀλλοιώσεως τοῦ πέριξ ἀέρος ἀπὸ τῶν ὁρατῶν ἄχρι τῆς ὄψεως παραγίνεσθαι » ; id., De la

nature de l’homme, traduit par J. B. Tibault, Paris : Hachette, 1844 : « Le mot vue, (opsis), signifie également l’organe de la vision et la faculté de voir. Hipparque dit que les rayons qui, partant des yeux, atteignent par leurs extrémités les objets extérieurs, comme des mains qui voudraient les toucher, donnent à la vue la perception de ces objets. Les géomètres décrivent certains cônes qui résultent du concours des rayons partant des yeux. Ils disent que l’œil droit envoie des rayons vers la gauche, et que l’œil gauche en envoie vers la droite ; la rencontre de ces rayons produit un cône, et il en résulte que la vue, bien qu’elle embrasse beaucoup de choses à la fois, ne distingue cependant avec netteté que celles qui sont placées à l’intersection de ces rayons. Aussi arrive-t-il souvent qu’en regardant à terre nous n’y percevons pas une pièce de monnaie qui s’y trouve, quoique nous y fixions longtemps les yeux, jusqu’à ce que la rencontre des rayons visuels se fasse dans l’endroit même où est cette pièce, et alors nous l’apercevons aussitôt, comme si nous ne faisions que commencer à la voir. Les épicuriens disent que des images partent des choses visibles, et pénètrent dans les yeux. Mais Aristote pense que ce sont des qualités, et non des images corporelles, qui, par la modification de l’air environnant, vont de ces choses jusqu’à l’organe de la vision », pp. 97-98.

La théorie à laquelle il faut adhérer est selon Némésius d’Émèse celle de Platon censé être en accord avec Galien et il cite ce dernier :

Πλάτων δὲ κατὰ συναύγειαν τοῦ µὲν ἐκ τῶν ὀφθαλµῶν φωτὸς ἐπὶ ποσὸν ἀπορρέοντος εἰς τὸν ὁµογενῆ ἀέρα, τοῦ δὲ ἀπὸ τῶν σωµάτων ἀντιφεροµένου, τοῦ δὲ περὶ τὸν µεταξὺ ἀέρα εὐδιάχυτον ὄντα καὶ εὔτρεπτον συνεκτεινοµένου, τῷ πυροειδεῖ τῆς ὄψεως. Γαληνὸς δὲ συµφώνως Πλάτονι περὶ τῆς ὄψεως ἐν τῷ ἑβδόµῳ τῆς συµφωνίας λέγει γράφων οὕτω πως σποράδην· ‘εἴπερ γὰρ εἰς τὸν ὀφθαλµὸν ἀφικνεῖτο µοῖρά τις ἢ δύναµις ἢ εἴδωλον ἢ ποιότης τῶν ὁρωµένων σωµάτων, οὐκ ἂν τοῦ βλεποµένου τὸ µέγεθος ἔγνωµεν, οἷον ὄρους εἰ τύχοι µεγίστου’, τηλικοῦτον γὰρ εἴδωλον ἐµπίπτειν τοῖς ὀφθαλµοῖς ἡµῶν παντάπασιν ἄλογον· ἀλλὰ µὴν καὶ τὸ πνεῦµα τὸ ὀπτικὸν οὐχ οἷόν τε τοσαύτην ἰσχὺν ἐκκρινόµενον λαµβάνειν, ὡς περιχεῖσθαι παντὶ τῷ βλεποµένῳ. ‘Λείπεται οὖν τὸν πέριξ ἀέρα τοιοῦτον ὄργανον ἡµῖν γίνεσθαι, καθ’ὃν ὁρῶµεν χρόνον, ὁποῖον ἐν τῷ σώµατι τὸ νεῦρον ὑπάρχει τὸ ὀπτικον16.

Dans ce passage, Némésius cite Galien, qui critique la théorie intromissioniste de la vision en se fondant sur l’argument bien connu suivant lequel la taille des grands objets ne peut pas correspondre à une image ou plutôt un εἴδωλον de même taille. Némésius qualifie d’ailleurs cette position d’absurde. Il critique également la théorie extramissioniste : le πνεῦµα visuel n’est pas assez fort pour se répandre sur tous les objets. Les arguments sont classiques. Némésius en arrive ainsi à la « bonne » théorie, celle de Galien et Platon, qui repose en réalité sur la modification du milieu entre l’œil et l’objet et qui est empruntée à l’exégèse néoplatonicinenne d’Aristote.

La suite de son exposé sur la vision confirme l’imprégnation aristotélicienne, puisque Némésius doit expliquer selon quelles modalités l’air devient un instrument au service de la faculté visuelle en entrant dans le détail de la combinaison du πνεῦµα visuel et de la lumière ou de l’air extérieur :

16 Id., De natura hominis…, op. cit., 7, 180-181, pp. 58-59 ; id., De la nature de l’homme…, op. cit., pp. 98-99 : « Platon dit que la vision se fait par le concours de la lumière qui part des yeux, et qui se répand en certaine quantité dans l’air homogène, avec celle qui part des corps en sens opposé, et qui se propage dans l’air intermédiaire, lequel est très dilatable, et très facile à modifier. Galien partage l’opinion de Platon, et s’exprime à peu près ainsi au sujet de la vue, en divers endroits du septième livre de la Symphonie : Si notre œil recevait quelque partie, quelque force, quelque image, ou quelque qualité des corps qu’il voit, nous ne pourrions pas connaître la grandeur de ces corps, par exemple, celle d’une grande montagne qui serait devant nous. Car on ne peut admettre, sans absurdité, que l’image d’un objet si grand puisse pénétrer dans notre œil : d’ailleurs, l’esprit visuel n’aurait pas assez de force pour embrasser toutes les choses qui se présentent à la vue. Il faut donc que l’air dont nous sommes environnés soit pour nous, lorsque nous voyons, un instrument extérieur de vision, comme le nerf optique est un instrument intérieur ».

Τοιοῦτον γάρ τι πάσχειν ἔοικεν ὁ περιέχων ἡµᾶς ἀήρ· ἥ τε γὰρ αὐγὴ τοῦ ἡλίου, ψαύουσα τοῦ ἄνω πέρατος τοῦ ἀέρος, διαδίδωσιν εἰς ὅλην τὴν δύναµιν, ἥ τε διὰ τῶν ὀπτικῶν νεύρων αὐγὴ φεροµένη τὴν µὲν οὐσίαν ἔχει πνευµατικήν, ἐµπίπτουσα δὲ τῷ περιέχοντι καὶ τῇ πρώτῃ προσβολῇ, τὴν ἀλλοίωσιν ἐργαζοµένη, διαδίδωσιν ἄχρι πλείστου συνεχοῦς ἑαυτῇ, ἄχρις ἂν εἰς ἀντιτυπὲς ἐµπέσῃ σῶµα.' γίνεται γὰρ ὁ ἀὴρ ὄργανον τῷ ὀφθαλµῷ πρὸς τὴν τῶν ὁρωµένων διάγνωσιν τοιοῦτον, οἷονπερ ἐγκεφάλῳ τὸ νεῦρον, ὥστε ὃν ἔχει λόγον ἐγκέφαλος πρὸς τὸ νεῦρον, τοῦτου ἔχειν τὸν ὀφθαλµὸν πρὸς τὸν ἀέρα ἐψυχωµένον ὑπὸ τῆς ἡλιακῆς αὐγῆς. ὅτι δὲ πέφυκεν ὁ ἀὴρ τοῖς πλησιάζουσι σώµασι συνεξοµοιοῦσθαι, δῆλον ἐκ τοῦ καὶ πυρροῦ τινος ἢ κυανοῦ ἢ καὶ ἀργύρου λαµροῦ διαφεροµένου, φωτὸς ὄντος, ὑπὸ τοῦ διενεχθέντος ἀλλοιοῦσθαι τὸν ἀέρα17.

Némésius entretient l’ambiguïté : le πνεῦµα lumineux de Platon a une nature aérienne comme chez Galien. La conception de la propagation de la lumière est discrètement aristotélicienne et offre à Némésius une explication de la combinaison platonicienne de la lumière visuelle et de la lumière du jour. Cependant, l’influence médicale fait entrer Némésius en contradiction avec la théorie d’Aristote qui repose sur la lumière comme une actualisation et non une substance corporelle : d’après Némésius, le πνεῦµα est un corps qui entraîne un autre corps, l’air, en ligne droite jusqu’à ce qu’il heurte un objet qui l’arrête. Mais l’insistance sur l’utilisation de l’air illuminé comme instrument de la vision, medium entre l’œil et l’objet, est typiquement aristotélicienne et habituelle pour l’époque.

Némésius reprend ensuite deux éléments typiques des commentaires néoplatoniciens à Aristote : une classification des sensibles et une autre des corps diaphanes. Némésius se livre à un catalogue de ce qui est perçu par la vue. Dans une démarche tout à fait aristotélicienne, il différencie sensibles propres et sensibles communs, mais sans les nommer ainsi18. Cette

17 Id., De natura hominis…, op. cit., 7, 181-182, p. 59 ; id, De la nature de l’homme…, op. cit., p. 99 : « cet air semble, en effet, se trouver dans des conditions à peu près semblables. Car lorsque la lumière du soleil atteint l’extrémité supérieure de l’air, elle communique sa force à l’air tout entier ; de même, la lumière qui se répand dans les nerfs optiques a une nature aérienne ; or, rencontrant l’air, et lui faisant éprouver une modification par son premier choc, elle l’entraîne vivement avec elle, jusqu’à ce qu’elle trouve un corps qui l’arrête. L’air sert donc, à l’œil, d’instrument pour la perception des choses visibles, comme le nerf, au cerveau : de sorte qu’il y a le même rapport entre le cerveau et le nerf, qu’entre l’œil et l’air qui est sous l’influence de la lumière solaire. Ce qui montre que l’air s’assimile aux corps qui l’avoisinent, c’est que si un objet lumineux a un éclat rouge, bleu ou argentin, l’air reçoit une modification analogue ».

18 Id., De natura hominis…, op. cit., 7, 183, p. 59-60 : « ὁρᾷ δὲ ἡ ὄψις κατ’εὐθείας γραµµάς, αἰσθάνεται δὲ κατὰ πρῶτον µὲν λόγον τῶν χρωµάτων, συνδιαγινώσκει δὲ αὐτοῖς καὶ τὸ κεχρωσµένον σῶµα καὶ τὸ µέγεθος αὐτοῦ καὶ τὸ σχῆµα καὶ τὸν τόπον ἔνθα ἐστὶ καὶ τὸ διάστηµα καὶ τὸν ἀριθµόν, κίνησίν τε καὶ στάσιν καὶ τὸ τραχὺ καὶ λεῖον καὶ ὁµαλὸν καὶ ἀνώµαλον καὶ τὸ ὀξὺ καὶ τὸ ἀµβλὺ καὶ τὴν σύστασιν, εἴτε ὑδατῶδες εἴτε γεῶδές ἐστιν, οἷον ὑγρὸν ἢ ξηρόν. τὸ µὲν οὖν ἴδιον αὐτῆς αἰσθητόν ἐστι τὸ χρῶµά· διὰ µόνης γὰρ τῆς ὄψεως τῶν χρωµάτων ἀντιλαµβανόµεθα· εὐθέως δὲ σὺν τῷ χρώµατι καὶ τὸ κεχρωσµένον σῶµα καὶ τὸν τόπον, ἐν ᾧ τυγχάνει ὂν τὸ ὁρώµενον, καὶ τὸ διάστηµα τὸ µεταξὺ τοῦ τε ὁρῶντος καὶ τoῦ ὁρωµένου » ; id., De la nature de l’homme…, op.

présentation est elle-même syncrétique, puisque Némésius juxtapose l’hypothèse fondamentale de l’optique géométrique et l’idée sur laquelle repose le De sensu d’Aristote : la vue se propage en ligne droite et la couleur est le sensible propre de la vue. Il explique ensuite comment la vue opère pour nous renseigner sur tout ce qui n’est pas la couleur. Elle agit tantôt avec un ou plusieurs autres sens, tantôt avec la mémoire et/ou la raison.

Comme les commentateurs néoplatoniciens, Némésius donne une classification des corps transparents19. Il ne parle pas de réfraction à cet endroit de l’exposé ni du phénomène de réflexion partielle évoqué par Calcidius. Quand il mentionne que le phénomène est plus faible dans le verre, il veut dire que la transparence est moins bonne : le verre de l’époque était plus translucide que transparent. Aux corps qu’il a nommés, Némésius ajoute les corps éclairés « de cette espèce » : cette précision révèle l’orientation néoplatonicienne de cette classification. En effet, il faut que ces corps soient éclairés pour que le phénomène de transparence ait lieu, c’est-à-dire que le diaphane doit être « en acte », par « ajout de lumière », selon la compréhension que les néoplatoniciens ont élaboré de la théorie d’Aristote pour la rapprocher de celle de Platon. La référence aristotélicienne, mais surtout son orientation néoplatonicienne, se confirme chez Némésius.

Dans le goût des exposés doxographiques, Némésius résume le chapitre en énumérant quatre caractéristiques obligatoires pour une vision nette20. L’organe doit être sain, - la prise en compte de l’organe doit provenir de l’influence de la théorie médicale galénique sur les théories de la vision - , le mouvement et la distance doivent être modérés, l’air doit être pur et illuminé, ce qui correspond à l’infléchissement aristotélicien de la théorie platonicienne noté plus haut. Ce résumé ne coïncide pas avec les trois éléments nécessaires à la vision d’après la théorie platonicienne qu’énumèrent les doxographes, mais s’en inspire, à n’en pas douter.

corps coloré, sa grandeur, sa configuration, le lieu qu’il occupe, sa distance, sa quantité ; elle montre s’il est en mouvement ou en repos, raboteux ou poli, égal ou inégal, aigu ou obtus, si sa nature se rapproche de celle de l’eau ou de celle de la terre, c’est-à-dire, s’il est humide ou sec. Ainsi, donc, ce que la vue perçoit proprement, c’est la couleur ; car ce n’est que par ce sens que nous prenons connaissance des couleurs ; mais avec la couleur, nous avons aussitôt la perception du corps coloré, du lieu qu’il occupe, et de l’intervalle qui sépare ce qui voit de ce qui est vu ».

19 Id., De natura hominis…, op. cit., 7, 185, p. 61 : «τῶν δὲ διαφανῶν καὶ µέχρι τοῦ βάθους διικνεῖσθαι πέφυκεν ἡ ὄψις, ἀέρος µὲν πρώτως καὶ µάλιστα (ὅλον γὰρ διεξέρχεται), δεύτερον δὲ ὕδατος ἠρεµοῦντός τε καὶ καθαροῦ (τοὺς ἰχθῦς γοῦν νηχοµένους ὁρῶµεν), ἧττον δὲ διὰ ὑέλου καὶ τῶν ἄλλων τῶν τοιουτοτρόπων, δῆλον δὲ ὅτι πεφωτισµένων. καὶ ἔστι καὶ τοῦτο ἴδιον αὐτῆς » ; id., De la nature de l’homme…, op. cit., p. 102 : « La vue pénètre naturellement à travers les corps diaphanes jusqu’à une grande profondeur. L’air est celui dans lequel elle pénètre le plus aisément ; car elle le traverse en entier. L’eau, tranquille et pure, vient ensuite : aussi nous y voyons nager les poissons. La vue pénètre un peu moins dans le verre, et dans les autres corps de cette espèce, qui sont éclairés. Cela est tout à fait particulier à ce sens ».

20 Id., De natura hominis…, op. cit., p. 62 : « τεσσάρων δὲ µάλιστα πρὸς ἐναργῆ διάγνωσιν ἡ ὄψις χρῄζει, ἀβλαβοῦς αἰσθητηρίου, συµµέτρου κινήσεως καὶ διαστήµατος, ἀέρος καθαροῦ καὶ λαµπροῦ » ; id., De la nature

de l’homme…, op. cit., p. 105 : « Il faut, à la vue, quatre choses, pour qu’elle ait des perceptions nettes, à savoir : un bon organe, un mouvement modéré, une distance convenable, un air pur et éclairé ».

Comme Grégoire de Nysse et Eunome, mais de façon beaucoup plus ample, Némésius se livre à une synthèse tout à fait dans le ton de son époque : à une base physique platonicienne et mathématique euclidienne vient se greffer l’enseignement physiologique de Galien, l’ensemble de son traité faisant d’ailleurs une large place au savoir médical. Le tout est fortement imprégné d’un aristotélisme qui s’ignore, typique de la philosophie néoplatonicienne. La synthèse de Némésius doit son importance à l’influence qu’elle exerce sur les textes médicaux byzantins. C’est sans doute en raison de cette importance à Byzance que le texte a connu deux traductions latines, par Alphano de Salerne au XIe siècle et Burgondio de Pise au XIIe siècle.