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d – La nature de l’obscurité en opposition à la lumière

α - La nature de l’obscurité, lumière en négatif.

La démonstration de Philopon sur la nature de l’obscurité est très fortement articulée sur son souci de démontrer que la lumière n’est pas un corps. Il commence par suivre la lectio

difficilior du texte d’Aristote : là où il y a potentiellement du diaphane, il y a l’obscurité, ce qui s’oppose pour Philopon au ciel qui est toujours transparent en acte :

Τὸ γὰρ δυνάµει ὂν ἔτι κατὰ τὴν τοιαύτην δύναµιν, λέγω δὴ τὴν πρώτην, ἐν στερήσει ἐστι τοῦ οὗ δύναται· στέρησις δὲ φωτὸς σκότος ἐστίν. ὧν οὖν ἡ παρουσία τὸ φῶς ποιεῖ ἐν τῷ δυνάµει διαφανεῖ, τούτων ἡ ἀπουσία στέρησιν τοῦ φωτὸς ποιεῖ ἐν τῷ αὐτῷ τούτῳ· στέρησις δὲ φωτὸς σκότος ἐστίν. ὥσπερ οὖν ἡ µὲν ὄψις εἰδός τί ἐστιν, ἡ δὲ τούτου ἀπουσία οὐκ εἶδός τι ἄλλο ἐπιφέρει, ἀλλὰ στέρησιν µόνον τῆς ὄψεως, καὶ τοῦτό ἐστιν ἡ τυφλότης, καὶ ὥσπερ ἡ ἀπουσία τοῦ κυβερνήτου καταδύει τὴν ναῦν µηδενὸς ἄλλου εἴδους ἐπιγενοµένου ἐν τῇ νηί, ἀλλὰ στερήσεως µόνον τοῦ κυβερνήτου, οὕτω καὶ ἡ ἀπουσία τοῦ φωτὸς ἐξ ἀνάγκης σκότος ἐστί337.

L’explication est biaisée de la même manière que chez Simplicius. En effet, Philopon présente l’obscurité comme absence de lumière, mais il corrige ainsi : « absence des choses qui lorsqu’elles sont présentes font la lumière dans ce qui est le diaphane en puissance » et compare ce type d’absence ou de manque, comme Thémistius et Simplicius, au fait d’être aveugle, c'est-à-dire au manque de vision. Il ajoute un dernier exemple qui lui est propre : celui du bateau privé de capitaine.

Comme Simplicius338, Philopon oppose la στέρησις, privation, non à l’ἕξις, possession, mais à l’εἶδος, forme. Cette distinction est importante, car même si elle ne change en rien le statut de l’obscurité, l’utilisation de l’εἶδος comme opposé de la στέρησις lui permet de revenir sur la nature de la lumière : premièrement, suivant la Physique, la forme, εἶδος, s’oppose à la privation στέρησις et, deuxièmement, une forme est quelque chose d’incorporel puisqu’un corps consiste en la réunion d’une forme et d’une matière, or l’obscurité est une

337 Ibid., p. 341, l. 14-23.

privation, donc la lumière est une forme, donc elle n’est pas un corps339. Si la lumière et l’obscurité étaient des contraires, alors Aristote emploierait le terme στερήσις au sens qu’il lui donne dans les Catégories et l’opposerait à l’ἕξις, mais même dans ce cas, insiste Philopon, la lumière ne serait pas un corps, puisque rien n’est le contraire d’un corps, d’un composé340. Toutefois, l’idée qu’ombre et lumière pourraient être des contraires mérite réfutation.

Philopon rejoint le commentaire de Simplicius en expliquant que la lumière et l’obscurité ne peuvent pas être des contraires au sens où ils auraient chacun une puissance et une activité qui leur seraient propres :

Πάλιν εἰ µὲν ἐνανατία λέγοι τις τὰ εἰδοπεποιηµένα καὶ δύναµιν ἰδίαν ἔχοντα καὶ ἐνέργειαν, οὐκ ἐναντίον τὸ σκότος τῷ φωτί· οὐδὲν γὰρ εἶδος ἔχει οὐδὲ δύναµιν ἰδίαν οὐδὲ ἐνέργειαν· εἰ δ’ἐναντία λέγοι τις ἁπλῶς πάντα τὰ µεταβάλλοντα εἰς ἄλληλα, ἐναντίον τῷ φωτὶ τὸ σκότος. ὅτι δὲ οὐκ ἔστι τὸ σκότος εἶδος, δῆλον κἂν ἐντεῦθεν· τοῦ µὲν φωτός ἐστι τὸ αἴτιον ὁ ἥλιος ἢ τὸ πῦρ ἢ ἡ σελήνη ἢ τοιοῦτόν τι ἕτερον, τοῦ δὲ σκότους οὐδὲν ὁρῶµεν αἴτιον, ἀλλ’ἀρκεῖ µόνον εἰς τὸ εἶναι σκότος ἡ τοῦ φωτιστικοῦ ἀπουσία. ἀλλ’οὐδὲ ποιότης τίς ἐστι τοῦ ἀέρος, ὡς ἄν τις ὑπολάβοι, τὸ σκότος· εἰ γὰρ ποιότης ἐστὶ τοῦ ἀέρος, διὰ τί µὴ ἐν φωτὶ ὁρᾶται ; πῶς δὲ καὶ ἀθρόον ἀφανίζεται ἀχρόνως τῇ τοῦ φωτὸς παρουσίᾳ ; οὐδεµία γὰρ ποιότης ἀχρόνως ἀφίσταται τοῦ ὑποκειµένου341.

L’obscurité n’a pas d’actualisation propre, elle n’est le contraire de la lumière que dans le sens où lumière et obscurité se changent l’une en l’autre. En effet, l’obscurité n’a pas de puissance ou de forme en elle-même. L’obscurité n’est pas une forme, puisqu’elle n’a pas de cause, - contrairement à la lumière dont la cause est le feu, le soleil ou la lune par exemple - , à part la simple absence de ce qui cause la lumière. L’obscurité n’est pas non plus une qualité (ποιότης) de l’air : en effet sa caractéristique principale, l’achronicité, n’est pas compatible avec cette interprétation.

Les recherches de Philopon sur l’obscurité lui permettent de vérifier « en négatif » ses conclusions sur la nature de la lumière. Il aboutit à cette conclusion : l’obscurité est la privation de l’actualisation qui éclaire, alors la lumière est une actualisation, donc elle n’est pas un corps342.

339 Philopon, op. cit., p. 341.23-27 : « Εἰ δὲ τὸ µὲν φῶς ἀντίκειται τῷ σκότῳ, ἔστι δὲ τὸ σκότος στέρησις, τὸ φῶς ἐξ ἀνάγκης εἶδός ἐστι· τῇ γὰρ στερήσει τὸ εἶδος ἀντίκειται κατὰ τὰ ἐν τῇ Φυσικῇ εἰρηµένα. Εἰ δὲ εἶδος τὸ φῶς, τὰ δὲ εἴδη ἀσώµατα (σῶµα γὰρ τὸ ἐξ εἴδους καὶ ὕλης), δῆλον ἄρα ὅτι οὐ σῶµα τὸ φῶς ». 340 Ibid., p. 341.27-342.1. 341 Ibid., p. 342, l. 3-14. 342 Ibid., p. 342.14-16 : « Εἰ δὲ στέρησίς ἐστι τῆς τοῦ φωτιστικοῦ ἐνεργείας τὸ σκότος, τὸ ἄρα φῶς ἐνέργειά ἐστιν. Οὐδεµία δὲ ἐνέργεια σῶµά ἐστιν· οὐκ ἄρα σῶµά ἐστι τὸ φῶς ».

β – La lumière n’est pas un corps.

Philopon reprend des éléments déjà évoqués lorsqu’il passait en revue les différentes théories visuelles et formulait ce qui paraît davantage être sa propre théorie qu’une explicitation de celle d’Aristote. Dans les passages qui suivent, Philopon reprend la démonstration de l’incorporalité lumineuse sous un angle bien plus classique chez les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote. Il n’est pas sans intérêt de suivre son argumentation car il précise les rapports entre feu, lumière et diaphane en acte. Sa démonstration se compose de quatre parties, (1) une réfutation du Timée, (2) un développement de l’argument de Thémistius qui affirme qu’un corps ne peut pas traverser un autre corps, (3) une reprise de ce qu’il a dit plus haut sur la nature de l’obscurité, (4) une reprise de ce qu’il dit sur l’impossibilité d’un déplacement dans le temps de la lumière (contre Empédocle).

(1) La corporalité de la lumière contre ou avec le Timée (418b13-16): Aristote revient sur l’incorporalité de la lumière et attaque la théorie du flux visuel du Timée. Philopon, comme tout commentateur néoplatonicien, essaie de mettre en accord les deux théories, ce qui n’est pas aisé. En effet, si l’on suit la théorie du Timée, la lumière est un flux venant d’un corps, donc un flux corporel, ce qui est impossible pour Aristote et Philopon :

Εἰ δὴ µὴ σῶµα, οὐδὲ πῦρ οὐδὲ πυρὸς ἀπορροή, ὡς ἐν τῷ Τιµαίῳ δοκεῖ λέγειν ὁ Πλάτων, ὃν καὶ αἰνίττεται ἐν τούτοις· εἴη γὰρ ἂν καὶ οὕτω σῶµα· ἡ γὰρ τοῦ σώµατος ἀπορροὴ σῶµά ἐστιν. ἄλλως τε εἰ µὴ µόνον φωτίζει τὸ πῦρ ἀλλὰ καὶ ἕτερα, οὐκ ἂν εἴη πυρὸς ἀπορροὴ τὸ φῶς. ἀπορροὴν δὲ ἐπὶ τῶν οὐρανίων φωστήρων ἐπινοεῖν εὔηθες· ἐν οἶς γὰρ ἡ ἀπορροή, ἐν τούτοις χρεία καὶ τῆς ἐπιρροῆς, αὔξησίς τε καὶ µείωσις ἐν τούτοις θεωρεῖται. Εἰ δὲ µηδὲν τούτων ἐν τοῖς οὐρανίοις, ἀνάγκη µηδὲ κατὰ ἀπορροὴν σωµάτων τὸν φωτισµὸν αὐτὰ ποιεῖσθαι. Εἰ δὲ µὴ ἀπορροὴ σώµατος τὸ φῶς, οὐ σωµάτων ἀπορροὴν λέγει, ἀλλ’ὅπερ ὁ Ἀριστοτέλης φησὶν ἐκποµπὰς καὶ ἐνεργείας, τοῦτο ἐκεῖνος ἀπορροὴν εἶπεν343.

Pour Philopon, l’exemple céleste est une fois encore déterminant, car si la lumière était un flux corporel venant des astres, alors ceux-ci devraient diminuer de façon visible, or ce n’est pas le cas. Cette réfutation lui permet d’ajouter que ce que Platon appelait flux est incorporel, et correspond en fait à ce qu’Aristote appelle « émission » ou « activité ». Autrement dit, Platon est partisan de la même théorie qu’Aristote, seul le vocabulaire change ! Apparemment, de la théorie de Platon, Philopon ne retient que l’effluence de lumière qui

arrive vers nous, ce qui peut aussi faciliter l’attribution des divergences entre les deux théories à des différences de vocabulaire.

Cependant, la lumière a bien un rapport avec le feu, puisqu’elle est « présence de feu dans le diaphane » : ἀλλὰ πυρὸς ἤ [τι] τοιούτου τινὸς παρουσία ἐν τῷ διαφανεῖ, οὐχ ὡς ἐγγινοµένου τοῦ πυρὸς ἐν τῷ διαφανεῖ (οὐ γὰρ τὸ διαφανὲς ἐν ἑαυτῷ δεξάµενον τὸ πῦρ οὕτω γίνεται ἐνεργείᾳ διαφανές) ἀλλὰ κατὰ κοινωνίαν δυνάµεως ἀσωµάτου. ὄντος γὰρ ἀπὸ διαστήµατος τοῦ πυρὸς τὸ ἐπ’εὐθείας ὂν αὐτῷ διαφανὲς φωτίζεται. Παρουσίαν τὴν ἐκ τῆς συνόδου σχέσιν γενοµένην τοῦ πυρὸς πρὸς τὸ διαφανὲς εἴρηκεν, ὡσανεὶ ἔλεγε τὸν δεξιὸν γίνεσθαι δεξιὸν ἀριστερου παρουσίᾳ344.

Le feu, quoiqu’il soit un corps, possède une puissance incorporelle qui est complémentaire à celle du diaphane et ne peut exister sans cette dernière, comme la droite ne peut pas exister sans la gauche. Dans ce cas, Philopon aurait pu choisir le feu, ou du moins sa puissance incorporelle comme agent de l’actualisation du diaphane, plutôt que de fausser la théorie d’Aristote en choisissant la lumière pour remplir ce rôle. Il faut sans doute imaginer, même si Philopon ne le dit pas explicitement, que cette puissance incorporelle reçoit son autonomie par rapport au feu et devient la lumière : ainsi Philopon semble-t-il rester dans l’orthodoxie aristotélicienne, mais en réalité il tire au maximum la théorie d’Aristote vers celle de Platon, en postulant que la lumière issue des objets chez Platon est incorporelle.

La théorie d’Aristote accorde un rôle déterminant au feu qui a la faculté d’actualiser le diaphane : le résultat de cette actualisation, le diaphane en acte, est la lumière. Chez Philopon, la lumière est une qualité incorporelle du feu, qui est capable de mettre le diaphane en acte, mais qui n’est pas assimilable à lui. Ce court passage du commentaire de Philopon permet enfin de comprendre comment s’articulent les rapports entre feu, lumière et diaphane en acte chez les néoplatoniciens et de clarifier la distorsion présentée par leurs commentaires par rapport au texte d’Aristote.

(2) Deux corps ne peuvent se trouver dans un même lieu (418b17) : Philopon développe l’argument d’Aristote repris par Thémistius (2) et, se référant à la Physique, il donne les contre-exemples classiques utilisés par Aristote : si deux corps pouvaient se trouver

dans un même lieu, la mer tiendrait dans une louche et le ciel dans un grain de millet. Suivent des arguments déjà utilisés ci-dessus345.

(3) La lumière est le contraire de l’obscurité (418b18-20). Philopon reprend ici l’argumentation développée plus haut sur la nature de l’obscurité, mais cette fois tournée encore plus explicitement vers la démonstration de l’incorporalité de la lumière, et il s’y réfère explicitement346. Naturellement, Philopon conserve l’interprétation qui assimile la lumière à l’agent actualisant du diaphane.

(4) L’absence de « propagation » et donc de vitesse de la lumière contre Empédocle (418b20-6). Philopon reprend l’argument d’Aristote : la distance du ciel à la terre est trop grande pour qu’un éventuel déplacement de la lumière ne soit pas perçu par la vue. Il explicite l’argument en disant qu’un corps a besoin de temps pour se mouvoir et renvoie à sa démonstration de l’achronicité de la lumière.