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a – Introduction à la théorie d’Aristote : l’objet de la vision

Philopon se place dans la lignée des commentateurs qui l’ont précédé sur un certain nombre de problèmes propres au texte aristotélicien, mais il développe également des points qui ne semblaient pas poser de problèmes aux autres commentateurs :

(a) Pour l’explication de ce qu’est le visible « par soi », Philopon se réfère aux

Analytica posteriora et arrive à la même conclusion que les autres commentateurs : la surface

267 Philopon, An. Post. : « ἂ δὲ ἡµῖν εἰς τὸ προκείµενον θεώρηµα ἠπόρηται, τὸ ὀπτικὸν φηµι, ἐν µὲν τοῖς συµµίκτοις ἀπογέγραπται θεωρήµασιν, ὧν νῦν περιττὸν µνησθῆναι διὰ τὸ µὴ τοῦ προκειµένου ἔξω ποιεῖσθαι τὸν λόγον », p. 179, l. 10-12 ; « καὶ τοῦτου τὴν δεῖξιν ἐν τοῖς συµµίκτοις ἐξεθέµην θεωρήµασι », p. 265, l. 7.

268 R. Sorabji, “Directionality of light”, in R. Sorabji (ed.), Philoponus and the rejection of Aristotelian Science, London : Duckworth, 1987, pour qui il convient de distinguer la direction de la lumière et de la couleur, Philopon ne faisant dans ce cas que reprendre les éléments qui figurent déjà dans le texte d’Aristote, à savoir le mouvement de la couleur vers l’œil : “What I conclude is that Philoponus does indeed change Aristotle’s theory of light to make it directional in the way it needs to be. On the other hand, he does not introduce travel in the sense of a time-taking process. Nor does he overthrow Aristotle’s theory of the action of colour on the medium. Instead, he gives to light the same directionality as was already to be found in Aristotle’s account of the action of colour”, p. 30.

269 S. Sambursky, art. cit., pp. 125-126 : « For this period, immediately preceding influences are hard to trace, and in all probability Philoponus’ views were of no consequence to the thought of the very last generation of Hellenistic philosophers. However, even as it stands in its isolation, Philoponus’ argumentation can on the whole be regarded as typical of the way in which scientific language, at various times and at different levels of development, has tried to reconcile a fundamental change in some of its concepts, made necessary by new facts and theories, with the formal preservation of a time-honoured terminology ».

est dite visible par soi, car elle a en elle-même la cause de la vision, autrement dit, ce n’est pas la surface, mais la couleur qui se trouve sur cette surface qui est visible par soi270. Comme Thémistius, il modernise la terminologie géométrique, puisque il utilise le terme ἐπιφάνεια pour « surface ».

(b) Ensuite Philopon développe l’idée de limite ou de surface des corps : comme l’écrit Aristote dans le De sensu, la couleur est à la limite des corps et non dans les corps. Philopon est le seul des trois commentateurs à s’attaquer réellement au délicat problème de l’explication de l’opacité, dont la théorie d’Aristote n’arrive pas à rendre compte dans son De

sensu et que Simplicius ne fait qu’effleurer271. Il remarque en effet qu’on perçoit la couleur à la surface de l’objet et qu’on ne voit pas l’objet en profondeur. Philopon doit alors expliquer pourquoi un corps transparent donne l’impression d’être coloré en profondeur, à l’intérieur. Il s’agit d’une erreur de la vision :

Τὸ γὰρ ἐν τῇ ἐπιφανείᾳ χρῶµα τοῦτό ἐστι τὸ ὁρατόν, καὶ τούτου αἱ ὄψεις ἀντιλαµβάνονται. Οὐ γὰρ ἀντιλαµβάνονται τοῦ τε ἐν τῷ βάθει χρώµατος. Τοὺς γὰρ διαφανεῖς τῶν λίθων εἰ δοκοῦµεν ὁρᾶν δι’ὅλου τοῦ βάθους κεχρωσµένους, τὰς ὄψεις ἀπατώµεθα. Τῷ µὲν γὰρ διαφανεῖς εἶναι τοὺς λίθους διαβαίνουσι διὰ τοῦ βάθους αἱ ὄψεις ἢ τῶν χρωµάτων αἱ ἐνέργειαι, διὰ τοῦ χρώµατος δὲ µόνου τοῦ ἐν τῇ ἐπιφανείᾳ τῶν λίθων ἀντιλαµβανόµεθα· καὶ διὰ τοῦτο δοκοῦµεν καὶ τὸ ἐν τῷ βάθει χρῶµα ἑωρακέναι272.

Pour Philopon, il s’agit d’une illusion d’optique : la couleur est sur la surface des corps transparents, mais comme le flux visuel ou les ἐνέργειαι (nous verrons qu’il s’agit de la même chose pour lui) peuvent passer à travers le corps en question, le flux nous donne l’impression que l’intérieur du corps est coloré de cette couleur. Il est à noter que Philopon emploie διαβαίνω, « passer au travers » qui suggère un mouvement du flux de façon encore plus claire que le classique διαπορθµεύω. Il donne ensuite des confirmations de cette idée tirées de la vie de tous les jours : des pierres incolores colorées en surface semblent être colorées en profondeur ; un miroir est une surface de verre, qui, posée sur une feuille d’étain, semble prendre sa couleur ; une coupe dont l’intérieur est coloré colore le liquide versé à

270 Philopon, In D. A., p. 320.7-14 : « πῶς δὲ καθ’αὑτὸ ὁρατὸν ἡ ἐπιφάνεια, αὐτὸς ἐξηγήσατο· οὐ γὰρ οὕτω, φησί, καθ’αὑτὸ εἴρηται, ὡς τῷ λόγῳ καθ’αὑτὸ, τοῦτο ἐστι τῷ ὁρισµῷ. ἐν γὰρ τῇ Ἀποδεικτικῇ φησι καθ’αὑτὸ εἶναι ἢ ὅπερ ἐν τῷ ὁρισµῷ τοῦ ὑποκειµένου παραλαµβάνεται, ὡς τὸ ζῷον καὶ λογικὸν ἐν τῷ ὅρῳ τοῦ ἀνθρώπου (ταῦτα γὰρ καθ’αὑτὸ ὑπάρχει τῷ ἀνθρώπῳ) ἢ οὗ ἐν τῷ ὅρῳ τὸ ὑποκείµενον παραλαµβάνεται, ὡς ἐν τῷ ὁρισµῷ τῆς σιµότητος ἡ ῥίς, καὶ ἐν τῷ ὁρισµῷ τοῦ ἀρτίου καὶ τοῦ περιττοῦ ὁ ἀριθµός ».

271 Aristote, Petits traités…, op. cit., 439a18-29, p. 28 ; Simplicius, op. cit., p. 132.27-32. 272 Philopon, op. cit., p. 320, l. 19-26.

l’intérieur273. Philopon donne des exemples où la couleur est placée sur et devant la surface, puis sur et derrière la surface d’un « corps transparent ». Il s’agit toutefois plutôt d’une analogie commode, puisque la « surface » du corps est en réalité différente du corps.

Philopon réfute une objection au fait que le diaphane est coloré à l’intérieur, en traitant le cas d’une couleur étrangère vue à l’intérieur d’un corps diaphane avec l’exemple d’un insecte figé dans l’ambre. Pour lui, il est clair que la vision perçoit au milieu d’un corps diaphane une couleur étrangère au reste de ce corps. Le commentateur reprend ici les termes qu’Aristote emploie pour parler de la coloration de l’air diaphane par la couleur des objets, étrangère au diaphane. Il traite ainsi le problème de la transparence des corps solides comme une sorte de modèle réduit de ce qui se passe dans la perception en général qui a lieu dans le milieu diaphane qui nous environne et ajoute une nuance personnelle (λέγω) : si le corps coloré qui se trouve au milieu du diaphane a une couleur plus sombre et vive que celle de la pierre diaphane, la vue le perçoit à travers le diaphane de la pierre, mais si l’objet a une couleur plus faible que celle du diaphane, on ne le voit pas. Ainsi certaines pierres diaphanes semblent-elles être colorées aussi à l’intérieur, parce que leur couleur est forte et empêche la perception de quelque chose qui se trouverait à l’intérieur274.

Il compare le verre avec ce qui se produit dans l’air ou l’eau, à travers lesquels on voit les objets, sans que la vue ne pénètre à l’intérieur des objets colorés. En effet, elle ne voit que leur surface, de même que la couleur des objets diaphanes n’est en fait qu’à leur surface :

ὥστε καὶ ἐν τοῖς διαφανέσι τῶν λίθων, εἰ καὶ δοκοῦµεν τὸ βάθος ὁρᾶν κεχρωσµένον, οὐ τὸ βάθος ὁρῶµεν κατ’ἀλήθειαν, κἂν κεχρωσµένον ᾖ, ἀλλὰ τῆς ἐπιφανείας µόνης ἀντιλαµβανόµεθα. ὥσπερ γὰρ εἰ καὶ δι’ἀέρος χωροῦσαι αἱ ὄψεις ἢ δι’ὕδατος τὰ µεταξὺ χρώµατα ὁρῶσιν (τὰ γὰρ ἐν παντὶ διαφανεῖ ὁρᾶται χρώµατα) αὐτῶν µέντοι τῶν ὁρωµένων οὐ διικνεῖται εἰς τὸ βάθος ἡ ὄψις, ἀλλὰ κατὰ µόνην τὴν ἐπιφάνειαν αὐτῶν ἀντιλαµβάνονται, οὕτω συµβαίνει καὶ ἐπὶ τῶν διαφανῶν λίθων διὰ τὴν ἐν αὐτοῖς διαφάνειαν275·

Philopon distingue les ὄψεις, flux visuels qui traversent les corps transparents, et l’ὄψις, la vision qui, elle, ne pénètre pas à travers les corps et ne les appréhende que par leur 273 Ibid., p. 320.26-34 : « Σηµεῖον δὲ τούτου, ὅτι εἰ ὑέλου ἢ διαφανοῦς λίθου µία ἐπιφάνεια χρωσθείη, δόξειεν ἂν ἡµῖν τὸ ὅλου σῶµα διὰ βάθους κεχρῶσθαι, κἂν εἰς τὴν µὴ κεχρωσµένην ἐπιφάνειαν ἴδωµεν, καὶ αὕτη δόξειεν ἡµῖν ὁµόχρους εἶναι τῆς κεχρωσµένης, καίτοι µὴ κεχρωσµένη ἐκείνῳ τῷ χρώµατι. Καὶ τῶν ὑελίνων γοῦν κατόπτρων τὴν ἔξωθεν ἐπιφάνειαν καττιτέρου χρῶµα δοκοῦµεν ἔχειν, καὶ τὰ ἔσωθεν κεχρωσµένα ποτήρια τὸ ὅλον σῶµα δοκεῖ κεχρῶσθαι, τῶν ὄψεων διὰ τοῦ διαφανοῦς τὴν ἐσχάτην ὁρωσῶν ἐπιφάνειαν καὶ τοῦ ἐκείνης χρώµατος ἀντιλαµβανοµένων ». 274 Ibid., p. 320.34-321.18. 275 Ibid., p. 321.18-25.

surface. L’action des ὄψεις est clairement décrite comme un mouvement (χωροῦσαι). La distinction paraît spécieuse, elle est liée à l’utilisation particulière par Philopon des ὄψεις.

Il a perçu le problème posé par la théorie d’Aristote concernant la transparence des corps solides. Il le résout en restant dans le cadre de la théorie d’Aristote : la couleur de ces corps transparents se trouve à leur périphérie, comme celle de n’importe quel corps solide. Mais pas plus qu’Aristote il n’arrive à expliquer pourquoi certains corps sont transparents et d’autres opaques : il semble donner un début de réponse en distinguant les couleurs faibles qui permettent de voir ce qui se trouve à l’intérieur du corps transparent et les couleurs sombres qui ne le permettent pas, mais il ne prend pas en compte leur degré de transparence ou d’opacité, en introduisant par exemple l’idée d’une gradation de « force » ou de « densité » du diaphane, à replacer dans le cadre plus général de la conception aristotélicienne de l’obscurité de la lumière.

(c) Philopon doit éclairer la relation diaphane-lumière-couleur en expliquant le résumé de la théorie qu’Aristote donne en une phrase lapidaire :

Φησὶ δὴ τὸ χρῶµα κινητικὸν εἶναι τοῦ κατ’ἐνέργειαν διαφανοῦς, τουτέστι τοῦ πεφωτισµένου· τὸ γὰρ µὴ πεφωτισµένον δυνάµει ἐστι διαφανές. Κινητικὸν δὲ ἀντὶ τοῦ τελειωτικόν. ἔστι µὲν γὰρ αὐτοῦ καὶ τὸ φῶς τελειωτικόν, καθὸ τελειοῖ αὐτὸ καὶ ποιεῖ ἐνεργείᾳ διαφανές, τελειωτικὸν δ’αὐτοῦ καὶ τὸ χρῶµα, καθὸ τὴν διαπορθµευτικὴν αὐτοῦ δύναµιν εἰς ἐνέργειαν ἄγει276.

Philopon reprend ici la définition aristotélicienne de la couleur, capable d’exercer un changement sur le diaphane, mais il suit la distorsion introduite dans le texte par Thémistius et Simplicius. Il pose en effet une équivalence entre ce « diaphane en acte » et ce qui est illuminé, équivalence qui correspond à première vue à la théorie d’Aristote, mais il s’oriente vers une distinction entre diaphane et lumière qui n’a pas lieu d’être. Puis il précise ce qu’il entend par κινητικόν : la couleur exerce un changement et non une perfection sur le diaphane car la lumière est ce qui produit une perfection du diaphane. Sous l’action de la lumière, le diaphane en puissance devient diaphane en acte ; c’est-à-dire qu’elle met le diaphane en état d’utiliser sa διαπορθµευτικὴν δύναµιν, « faculté de transmission », c’est-à-dire sa capacité à transmettre les couleurs, quand le diaphane est rendu diaphane en acte grâce à la lumière, comme il le précise immédiatement après277.

276 Ibid., p. 321.36-322.4.

277 Ibid., p. 322.4-11 : « ∆ιατίθεται γάρ πως ὑπὸ τοῦ χρώµατος ἀναµαττόµενόν πως αὐτό, ὡς πέφυκεν ἀναµάττεσθαι ἀπαθῶς, καὶ τῇ ὄψει διαδιδόν. ἀλλὰ τὸ µὲν φῶς τελειωτικόν ἐστι τοῦ δυνάµει διαφανοῦς (τελειοῖ γὰρ αὐτὸ καὶ ποιεῖ ἐνεργείᾳ διαφανές), τὰ δὲ χρώµατα τελειωτικὰ τοῦ κατ’ἐνέργειαν διαφανοῦς. Τελειοῖ δ’αὐτὸ

Philopon peut alors expliquer la logique de l’exposé d’Aristote : la couleur est l’objet propre de la vue, or la couleur exerce un changement sur le diaphane en acte et pour que le diaphane soit en acte, il faut qu’il y ait de la lumière, donc il faut parler de la lumière, mais comme l’action de la lumière s’exerce sur le diaphane, il faut d’abord parler du diaphane278. Est ainsi visible une des principales distorsions néoplatoniciennes de la théorie du diaphane : c’est la dissociation du diaphane et de la lumière (la lumière n’est plus comme chez Aristote « diaphane en acte », chez les néoplatoniciens le diaphane est mis en acte par la lumière, substance distincte et séparée) qui occasionne la naissance du « diaphane » en tant que substantif et en tant qu’entité279.

b – La perception du diaphane : un approfondissement de la distorsion