• Aucun résultat trouvé

d – Lumière et feu : concilier Aristote et Platon

La lumière définie comme présence de l’élément feu dans le diaphane oblige Aristote à prendre une position critique par rapport aux théories de ses devanciers248, comme Platon, pour qui la lumière est un corps, précisément une sorte de feu. Cette référence explicite à la

245 Ibid., p. 133.11-21.

246 Philopon attribue cette thèse aux manichéens dans son De Opificio Mundi, II, 6, pp. 69.13-16, mais elle peut se déduire de la Physique, 5, 1, 827, où Aristote dit que la privation peut être dénotée par des termes affirmatifs, comme nu, blanc et noir. Simplicius explique le passage dans son commentaire à la Physique, où il assigne une certaine présence à ces qualités, justifiant ainsi un nom affirmatif, bien qu’il ne dise pas que l’obscurité est quelque chose de positif.

247 Simplicius, op. cit., p. 134.36-135.7.

248 Aristote, De l’âme, op. cit., 418b9-26, pp. 48-49 : « Τί µὲν οὖν τὸ διαφανὲς καὶ τί τὸ φῶς, εἴρηται, ὅτι οὔτε πῦρ οὔθ’ ὅλως σῶµα οὐδ' ἀπορροὴ σώµατος οὐδενός (εἴη γὰρ ἂν σῶµά τι καὶ οὕτως), ἀλλὰ πυρὸς ἢ τοιούτου τινὸς παρουσία ἐν τῷ διαφανεῖ » ; Anne Merker, La théorie de la vision…, op. cit., pp. 137-138 : « On a dit ce que sont le diaphane et la lumière, et qu’elle n’est ni du feu ni généralement un corps ni même l’effluve d’aucun corps (car même ainsi elle serait un corps), mais la présence du feu ou de quelque chose de tel dans le diaphane ». Il ne s’agit ni de feu (théorie d’Empédocle), ni d’aucun corps (théorie des atomistes), ni de l’effluence d’aucun corps (théorie platonicienne).

théorie platonicienne de la vision exposée dans le Timée est rapidement évacuée par Simplicius, qui renvoie son lecteur vers le commentaire (perdu) de Jamblique au Timée pour plus d’informations249. Simplicius est assez mal à l’aise avec cette contradiction manifeste de Platon par Aristote et préfère donc n’en rien dire. Il ne se prononce pas sur la nature physique de la lumière dans la théorie de Platon, inconciliable avec celle d’Aristote, chez qui le feu entre pourtant en jeu aussi. Cependant, d’après Simplicius, la présence du feu n’est pas de l’ordre du phénomène local, mais de l’actualisation (et non de la « passion »)250, ceci tendrait à prouver que le flou entretenu par Simplicius sur les rôles respectifs du feu et de la lumière dans l’actualisation du diaphane ne sert en réalité qu’à rapprocher la théorie d’Aristote de celle de Platon. S’opposant, comme Aristote, à la théorie de Démocrite, il doit ainsi expliquer de quelle manière la « lumière ignée » se trouve dans l’air :

Ὡµολογηµένως τὰ ἔνυλα. Πῶς οὖν ἐν τῷ ἀέρι τὸ πύρειον φῶς; οὐδὲ γὰρ κατακερµατιζόµενα διὰ τῶν πόρων ἀλλήλων δίεισιν, ὡς ὁ Πρόκλος ὑποτίθεται, καὶ ὅτι καὶ ὅλος πεφωτισµένος ὁρᾶται ὁ ἀὴρ δι’ὅλου ἑαυτοῦ, καὶ ὅτι οὐκ ἂν ἡ τοῦ φωτὸς ἐσώζετο πρὸς τὸ αἴτιον ἑαυτοῦ συνέχεια, καὶ ὅτι οὐ κατὰ πᾶν ἂν ἑαυτοῦ µόριον τὸ φωτίζον ἐνήργει παραποδιζόµενον ὑπὸ τοῦ ἀντιτυποῦντος, οὔτ’ἂν ἡ ὅλη αὐτοῦ ὑφ’ἡµῶν ἐβλέπετο ἐπιφάνεια, ἀθρόως καὶ τῶν ἡµετέρων, ὥς φασιν, ἀκτίνων διὰ τῶν πόρων τοῦ διαφανοῦς ἰουσῶν251.

L’expression « τὸ πύρειον φῶς », emblématique des sauts que Simplicius effectue en permanence entre lumière et feu, confirme le brouillage déjà observé. Il ne s’agit pas d’un mélange entre l’air et la lumière ignée. Simplicius réfute une théorie « matérialiste » qu’il attribue à Proclus : les deux substances ne passent pas en petits morceaux (atomes) l’une à travers l’autre par les pores respectifs. Il se réfère à la théorie des atomistes. Cette position est contraire aux faits, car l’air est vu tout entier comme illuminé, or, si lumière et air s’interpénétraient en passant par leurs pores respectifs :

_ la continuité entre la lumière et sa cause, c’est-à-dire sa source, serait rompue,

_ ce qui illumine ne serait pas en acte selon chacune de ses parties, mais certaines de ces parties en seraient empêchées,

_ l’observateur ne verrait pas toute la surface de l’objet lorsque les rayons issus de ses yeux passeraient par les pores du diaphane : il ne verrait en réalité que les points touchés par

249 Simplicius, op. cit., p. 133.31.35.

250 Ibid., p. 134.2-4 : « τὴν δὲ παρουσίαν οὐ τοπικὴν ἀλλὰ τελειωτικὴν τοῦ δεχοµένου κατὰ τὴν δραστήριον τοῦ φωτίζοντος ἐνέργειαν, οὐκ εἰς πάθος ἀποτελευτῶσαν ἀλλ’εἰς ἐνέργειαν ».

les rayons qui seraient passés par les pores du diaphane, objection classique faite à la théorie géométrique.

Simplicius mêle dans cette réfutation des éléments appartenant à des théories visuelles diverses : il attaque une théorie visuelle qui repose sur l’émission d’un rayon (le terme est celui de l’optique géométrique) qui a les propriétés physiques des εἴδωλα de Démocrite ou d’Épicure et les propriétés mathématiques que lui ont attribuées les géomètres. Simplicius analyse ensuite le mouvement qu’aurait cette lumière matérielle252 :

_ son mouvement n’est pas circulaire. Simplicius rappelle ici une très ancienne théorie que l’on trouve chez les poètes archaïques et qui découle d’une incompréhension de la nature de l’arc-en-ciel, mais qui se maintient jusqu’à la poésie alexandrine comme partie intégrante de la tradition des conventions poétiques253.

_ elle devrait plutôt se déplacer en ligne droite, comme l’affirment les géomètres. Cependant, d’après Simplicius, l’hypothèse d’un mouvement en ligne droite ne convient pas non plus : la lumière est également en bas, en haut, sur les côtés, elle prend place instantanément et partout. Si elle était un corps, sa vitesse serait alors supérieure à celle des révolutions astrales. Ainsi, Simplicius conforte la position aristotélicienne de l’incorporalité de la lumière, qui n’a donc ni trajectoire, ni vitesse de propagation.

S’agissant de la nature de l’obscurité, Simplicius apporte des arguments symétriques en faveur de son incorporalité :

Καὶ τοῦτο τείνει πρὸς τὸ τὴν φύσιν ἐµφῆναι τοῦ φωτὸς οὐ σωµατικὴν οὖσαν, ἀλλ’ἐν τελειότητι τὸ εἶναι ἔχουσαν. ἐν ἀπουσίᾳ µὲν γὰρ καὶ στερήσει ὁ σκότος, ἀλλ’οὐ σώµατος· οὔτε γὰρ ἐλάττονα κατέχει τόπον ὁ σκοτισθεὶς ἀὴρ οὔτε 252 Ibid., p. 134.13-20 : « Τίς δ’ἂν καὶ εἴη κατὰ φύσιν τοῦ φωτὸς κίνησις; σῶµα γὰρ ὂν ἕξει τινά. ἀλλ’οὔτε ἡ κύκλῳ· µάλιστα γὰρ ἡ ἐπ’εὐθείας αὐτῷ προσήκειν δοκεῖ· οὔτε µὴν ἡ ἐπ’εὐθείας· ἐναντίαι γὰρ αἱ ἄνω καὶ αἱ κάτω καὶ οὐκ ἄµφω τῷ αὐτῷ, τὸ δὲ φῶς καὶ ἄνω καὶ κάτω καὶ εἰς τὰ πλάγια ὁµοίως. Πῶς γὰρ ἂν καὶ ἄχρονός τις εἴη κίνησις; Εἴη γὰρ ἂν θάττων καὶ τῆς τοῦ ὅλου οὐρανοῦ, ἐν τέτταρσιν ὥραις ἐκείνης τὴν ἑξάγωνον περιφεροµένης, τοῦ δὲ ἀστρῴου φωτὸς ἅµα τῇ ἀνατολῇ ἀνεπαισθήτως, ὡς ἂν αὐτοὶ φαῖεν, ἐπεὶ κατὰ ἀλήθειαν, ἀθρόως πανταχοῦ ὄντος ».

253 Ch. Mulger, « La lumière et la vision dans la poésie grecque », in Revue d’études grecques, 73 (1960) p. 55 : « La forme circulaire du phénomène provient de ce que nous recevons les rayons renvoyés par les gouttelettes ayant la même distance à notre œil. Mais ne pouvant pas encore comprendre la vraie nature de l’arc-en-ciel, les contemporains d’Homère et d’Hésiode ont cédé à la tentation de voir dans cet arc multicolore la trace visible que la lumière peut suivre dans certaines circonstances. Dans leur imagination, l’arc-en-ciel devient dès lors la trajectoire curviligne d’une lumière particulièrement belle envoyée à la terre par Zeus » ; Ibid., p. 72 : « Les poètes alexandrins et des époques récentes sont essentiellement préoccupés de l’expression de la sensibilité et des réalités psychologiques nouvelles de leur temps et s’en tiennent à la tradition pour le cadre naturel dans lequel ils font évoluer cette sensibilité. Les représentations relatives à la lumière qui baigne leurs dieux et leurs héros font partie de ce bagage conventionnel que comporte leur poésie ».

µανότερος γεγονὼς φαίνεται, οὔτ’ἂν ἀθρόα ἐν τῇ καταδύσει τοῦ ἡλίου ἢ ἐν τῇ κατασβέσει τοῦ πυρὸς ἐγίνετο σώµατος τοπικὴ µετάστασις254.

Les trois arguments contre la corporalité de l’ombre sont symétriques à ceux qui démontrent l’incorporalité de la lumière, dans la mesure où, dans le cas de la lumière, il fallait montrer qu’il n’y avait pas de corps ajouté à l’air (celui de la lumière), et que, dans le cas de l’obscurité, il n’y avait pas de corps retranché :

_ (i) dans l’obscurité, l’air ne semble pas occuper moins de place, variante de l’argument (2) de Thémistius

_ (ii) il n’apparaît pas non plus comme ayant été dilué, argument (3) de Thémistius _ (iii) au coucher du soleil ou quand on éteint la lampe, il n’y a pas un soudain repositionnement d’un corps.

Simplicius débouche ainsi sur une définition de l’obscurité parallèle à celle de la lumière : l’obscurité est donc l’absence de source de lumière, comme la lumière en est la présence, ce dernier terme devant s’interpréter comme ἕξις et τελειότης255. Ensuite, en suivant le texte d’Aristote, Simplicius évoque le paradoxe de la phosphorescence, ces objets qui brillent sans donner de lumière. La liste des objets phosphorescents donnée par Simplicius diffère totalement de celle du Stagirite puisque sont nommés, en plus des vers-luisants, le charbon de bois et les « nuages rouges » qui n’apparaissent pas chez Aristote256. Pour expliquer ce phénomène, Simplicius ne renvoie pas, contrairement à Thémistius, au traité De

sensu, mais il déduit la solution des développements précédents : ils sont lumineux de nuit car ils ont leur propre lumière, mais non de jour, car les objets éclairés par la lumière ne montrent pas leur lumière propre257. Cette dernière affirmation rapproche la phosphorescence de la couleur dans un esprit proche de celui du Timée, puisque, d’après Platon, comme le rappelle Simplicius qui esquisse à ce propos une classification des lumières, la couleur est une lumière258.

254 Simplicius, op. cit., p. 134.22-27.

255 Ibid., p. 134.27-31 : « ἀλλ’ὡς ὁ σκότος φωτός ἐστι στέρησις, ὃ δὴ ἕξιν καλεῖ ὡς τελειότητα τοῦ µετέχοντος, ἐν ἀπουσίᾳ τοῦ φωτίζοντος, οὕτω τὸ φῶς ἡ τούτου παρουσία ἐστί, παρουσία µὲν ἡ ἕξις καὶ τελειότης λεγοµένη, τούτου δὲ τοῦ πυρὸς ἤ τινος τοιούτου (πρὸς γὰρ ἐκεῖνο ἀποδέδοται), διότι κατὰ τὴν δραστήριον αὐτοῦ πρόεισιν ἐνέργειαν ». 256 Ibid., p. 135.12-23. 257 Ibid., p. 135.25-32: « Αὐτὸς µὲν οὐ προστίθησι νῦν τὴν αἰτίαν, δήλη δέ· διὰ γὰρ τὸ προηγουµένως ὁρατὸν εἶναι τὸ φῶς καὶ τὸ τοῦ φωτὸς ἀποδοτικὸν λαµπρόν. Τὸ µὲν οὖν οὕτω λαµπρὸν καὶ αὐτό ἐστιν ὁρατὸν καὶ διὰ τοῦ φωτὸς καὶ τῷ διαφανεῖ καὶ τοῖς ἐν φωτὶ ὁρωµένοις αἴτιον τοῦ ὁρᾶσθαι γίνεται· τὰ δὲ µὴ τοιαύτην ἔχοντα τὴν λαµπρότητα ὡς δυνατὴν ἀποδιδόναι φῶς ἄλλοις µὲν τοῦ ὁρᾶσθαι οὐ γίνεται αἴτιαµ αὐτὰ δὲ διὰ τὴν λαµπρότητα ὁρᾶται καὶ ἐν σκότει µόνῳ, διὰ τὸ ὑπὸ φωτὸς καταλαµπόµενα τὴν οἰκείαν µὴ ἐκφαίνειν λαµπρότητα ». 258 Ibid., p. 135.32-136.2 : « ὡς προηγουµένως µὲν ὁρᾶσθαι τὸ καὶ φωτὸς αἴτιον λαµπρόν, δευτέρως δὲ τὸ φῶς καὶ τὰ ἐντελεχείᾳ διαφανῆ, καὶ τρίτως τὰ κεχρωσµένα· καὶ ταῦτα ὑπὸ τοῦ φωτὸς τελειούµενα κατὰ τὴν πρὸς αὐτὸ συγγένειαν, εἴτε φῶτα ἄττα καὶ τὰ χρώµατα κατὰ Πλάτωνα ὄντα, εἴτε πέρατα τοῦ ὡρισµένου ὑπάρχοντα

L’exposé sur la phosphorescence est pour Simplicius l’occasion de résumer les trois éléments nécessaires à la vision : le « lumineux, cause de la vision de la lumière », la « lumière et le transparent en acte » et enfin l’objet coloré : ces trois éléments, bien que formulés en des termes aristotéliciens, sont ceux de la théorie platonicienne, ce qui justifie l’apparition de cet élément « lumineux ». La seule véritable différence que note Simplicius est, comme il l’a déjà fait remarquer, la définition de la couleur, une sorte de lumière pour Platon, et, pour Aristote, la limite du diaphane dans les corps définis, définition qui ne se trouve pas dans le De Anima, mais qui est tirée du De sensu et sensato259. Toutefois cette récapitulation ne propose pas d’explication claire du phénomène de la phosphorescence. Celle-ci est vue différemment, tout comme l’obscurité, mais obscurité et phosphorescence ne sont pas vues de la même manière. En réalité, Simplicius essaie de montrer les points de contact entre les théories de Platon et d’Aristote, comme il s’est déjà essayé à le faire plus haut, à la suite de sa classification des visibles. Qu’Aristote ait unifié sa théorie de la visibilité autour du diaphane dans le De sensu permet à Simplicius de pousser plus loin le parallèle entre Aristote et Platon.