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Le sens et la portée de la rationalité collective

Chapitre 1 μ De l’attribution des utilités et des ophélimités aux individus

2.2. Une primauté de l’évaluation individuelle à nuancer

2.2.1. Le sens et la portée de la rationalité collective

En promouvant le concept de préférence collective, Kenneth Arrow défend l’idée selon laquelle la collectivité peut être dite rationnelle au même titre que l’individuέ Elle l’est en effet dans la mesure où elle peut exprimer une préférence répondant à certaines conditions de cohérenceέ L’enjeu de cette thèse est important : cela signifie en effet que l’action collective n’est pas le produit d’une conjonction accidentelle d’intérêts substantiels ; il est possible de produire une décision collective déterminée par un classement d’options, et peut-être par un classement d’option lui-même déterminé par la poursuite rationnelle de fins collectives.

En défendant donc l’idée de rationalité collective, Arrow s’oppose d’une part aux travaux de James Buchanan et Gordon Tullock, représentants majeurs de la théorie des choix publics85, et d’autre part à l’initiateur de la construction de fonctions de bien-être collectif, Abram Bergson.

85 Dans l’Idée de Justice, Amartya Sen présente la théorie des choix publics comme “d’une certain manière, le rival conservateur de la théorie du choix social” (The Idea of Justice, Allen Lane, Penguin Books, 2009, ch. 14).

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a)L’action collective n’est pas qu’un composé d’actions individuelles : théorie du choix social VS théorie des choix publics

James Buchanan et Gordon Tullock sont les initiateurs de la théorie des choix publics. Cette branche de l’économie est parfois à tort confondue avec la théorie du choix socialέ La théorie du choix social a pour objet l’étude des fonctions de bien-être social et des règles permettant d’agréger des préférences ou d’autres attributs individuels comme les utilités et les capabilitésέ Elle ne fait pas d’hypothèse sur les motivations à l’œuvre dans ce processusέ Elle vise simplement à déterminer un choix social représentatif des préférences individuelles, quelles qu’elles soientέ En revanche, la théorie des choix publics repose sur des hypothèses substantielles concernant les motivations des individus : ceux-ci sont principalement mus par la maximisation de leurs intérêts privésέ L’objectif des théoriciens du choix public est donc d’expliquer la politique à l’aide de ces hypothèses, afin de remédier par exemple à l’inefficacité publiqueέ

L’une des divergences fondamentales entre théorie du choix social et théorie des choix publics est la suivante : tandis que les premiers estiment que cela fait sens de parler de rationalité collective et d’attribuer des préférences et des choix à une collectivité, les seconds considèrent que la rationalité est une propriété réservée à l’individuέ L’action collective est une production artificielle, composée d’actions individuelles affirmées comme réelles :

« L’action collective est conçue comme l’action des individus qui choisissent d’accomplir leurs objectifs collectivement plutôt qu’individuellement, et le gouvernement est conçu comme rien de plus que l’ensemble des processus, la machine, qui permet à une telle action collective d’avoir lieu. Cette approche fait de l’Etat une construction humaine, un artefact. »86

Pour Arrow, la rationalité caractérise un choix et non un individu. Les individus expriment leurs choix sous la forme de préférences, mais tout choix n’est pas nécessairement individuel87έ Ainsi, l’Etat ne sera pas qu’un simple dispositif d’agencement des actions individuelles, mais un système pouvant fonctionner de manière autonome.

86 cf. BUCHANAN, J. M., TULLOCK, Gordon, The Calculus of Consent, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1962, ch.1, p 13.

87 cf. ARROW, Kenneth, Social Choice and Individual Values, New Haven: Yale University Press, 2ème édition révisée, 1963. Traduction française par l’Association de Traduction Economique de l’Université de Montpellier, Paris : Calmann-Levy, 1974, p 214-217.

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“La rationalité collective dans le mécanisme de choix collectif ne constitue pas alors simplement un transfert indu de l’individu à la société, mais une attribution importante d’un système authentiquement démocratique, capable de s’adapter pleinement aux situations qui évoluent. »88

Autrement dit, la rationalité est l’attribut de préférences, de jugements ou de choix énoncés et réalisés, et non pas d’entités telles que les individus ou la sociétéέ

Si le choix collectif est rationnel, il suit immédiatement l’évaluation collective, laquelle est construite en agrégeant les évaluations individuelles. Or, Buchanan et Tullock nient la possibilité de jugements de valeur et de préférences qui ne puissent pas être attribués à un individu. La société, selon eux, ne peut être un agent, et encore moins un agent rationnel. En fait, Buchanan et Tullock conçoivent l’énonciation d’un jugement de valeur sous une forme causale μ s’il y a jugement de valeur, alors il doit y avoir un individu qui le produit ; la fonction de bien-être collectif, affirment-ils en substance, ne fait que produire la résurgence d’une conception organiciste de la société que les démocraties libérales devraient abandonner pour des raisons méthodologiques.

A l’inverse de la théorie des choix publics, la théorie du choix social n’accorde pas à l’individu le privilège de la rationalitéέ Elle ne le peut pas, parce que son objet d’étude est précisément le « choix social », c’est-à-dire un choix déterminé par une évaluation collective à la fois rationnelle et représentative des évaluations individuelles. En privant l’agent de sa substance, le formalisme arrovien ouvre la possibilité de penser la valeur de l’action sociale en tant que telle. Ce sont les jugements de valeur, les propositions, qui sont les données de la théorie du choix social, et non pas les individusέ Pour Arrow, reste à déterminer s’il est sensé de parler de « jugements de valeur collectifs », et si les jugements de valeur collectifs correspondent à des faits.

88 Ibidem.

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b)Jugements de bien-être collectif et choix social : il y a un sens à parler d’action collective

Arrow est également en désaccord avec Abram Bergson au sujet du statut des jugements de valeur collectif89. A cette époque, l’économiste américain Abram Bergson est connu comme l’inventeur des fonctions de bien-être collectif90.

Dans sa revue critique du théorème d’Arrow91, Abram Bergson souligne que la tâche de l’économie du bien-être est de reformuler les jugements de valeur des individus. Ce sont les individus seuls qui classent les états sociaux et produisent donc des jugements de valeur pour la collectivitéέ L’économiste du bien-être doit les informer sur la teneur exacte des aspects économiques des différentes options, et vérifier l’adéquation de leurs choix à leurs valeursέ Abram Bergson considère donc que la donnée première et nécessaire de l’évaluation sociale est une attente individuelle. D’après cette conception, la donnée première, irréductible, serait un individu. Cet individu serait à l’origine de jugements de valeur qu’il faut ensuite simplement clarifier, reformuler et traduire en termes techniques.

En revanche, un jugement de valeur collectif produit par une mécanique d’agrégation de valeurs individuelles – le paradigme étant le vote – ne relève pas de l’économie du bien-être, mais de la théorie politiqueέ Abram Bergson ne nie pas l’importance du résultat d’Arrow, mais il nie la portée de ce résultat pour l’économie du bien-être, qui ne peut avoir affaire qu’aux jugements de valeur des individus, ou éventuellement de groupes d’individus s’il est avéré que ceux-ci partagent les mêmes valeurs. Le problème est donc le suivant : y a-t-il un sens à parler de jugements de valeur collectif en dehors du cas spécifique des résultats d’un vote ?

La discussion à propos des critiques d’Aέ Bergson par Kέ Arrow montre très bien qu’Arrow se refuse à réduire l’évaluation sociale aux seules évaluations individuellesέ Cette position est d’ailleurs fragile, car il se trouve alors dans un environnement intellectuel qui dénie toute réalité à l’entité « Société », et lui-même tient à l’assise individuelle des jugements et des actions pour la collectivité. Sa réponse à A. Bergson consiste donc à partir non de la source des jugements de valeur collectifs, mais de leurs effets, à savoir l’action collectiveέ

“Lorsque Bergson essaie de découvrir les valeurs collectives dans les jugements que les individus portent sur le bien-être, je préfère situer ces valeurs dans les actions que la collectivité arrête par

89Ibidem, p 192-193.

90 Il est par ailleurs connu pour ses travaux sur l’économie soviétique

91 BERGSON Abram, « On the Concept of Social Welfare », Quarterly Journal of Economics, 1954, 68, pp 233-252.

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l’intermédiaire de ses règles de prise de décision collective. Cette position est une généralisation naturelle de la conception ordinaliste : de même qu’elle identifie, pour l’individu, valeurs et choix, de même je considère que valeurs collectives ne veut rien dire de plus que choix collectifs. »92

Arrow refuse de réduire l’évaluation sociale aux évaluations individuellesέ De cette manière, les jugements de valeur collectifs cessent d’être subordonnés aux jugements de valeur individuels. En effet, il est possible de les connaître non par le biais des jugements individuels, mais par celui de l’action collectiveέ Le positivisme bien compris ne peut pas plus s’accommoder de l’entité « société » que de l’entité « individu »93 : ce qui se « voit », ce n’est pas l’individu qui juge, ce sont des énoncés exprimés et des actions qui peuvent aussi bien être le fait d’individus que de collectivitésέ

92 ARROW, Kenneth, Social Choice and Individual Values, New Haven: Yale University Press, 2ème édition révisée, 1963. Traduction française par l’Association de Traduction Economique de l’Université de Montpellier, Paris : Calmann-Levy, 1974, p 193.

93On remarquera d’ailleurs que dans la conclusion du même article sur le théorème d’Arrow, Aέ Bergson nous invite à prendre nos distances avec le positivisme μ il est vrai que, si l’on veut « sauver l’individu » qui constituait, de prime abord, la base de l’évaluation sociale d’inspiration utilitariste, on ne peut s’en tenir aux seuls faits.

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