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Amartya Sen, critique des préférences révélées

Chapitre 4 : Préférences, choix et évaluations

4.1. Préférence et décision : de la préférence révélée à la préférence fonctionnelle

4.1.2. Amartya Sen, critique des préférences révélées

Dans le cours inaugural donné à la London School of Economics que nous avons cité, Amartya Sen se montre très critique à l’égard de ceux qui jugent que le concept de préférence révélée permet de faire l’économie de toute référence psychologiqueέ Au contraire, affirme Sen, le postulat des préférences révélées repose sur une hypothèse psychologique, l’hypothèse selon laquelle une personne a tendance à rechercher et à choisir ce qui correspond à ses préférencesέ Même si cette hypothèse semble raisonnable de prime abord, il ne s’agit ni d’une tautologie, ni de la description d’un fait observable ; elle ne satisfait donc pas davantage les critères de validité d’une approche positiviste que n’importe quelle autre hypothèse psychologique. Les préférences révélées sont donc méthodologiquement défectueuses.

Les tenants des préférences révélées pourraient cependant défendre le caractère

« raisonnable » de cette hypothèse ; celle-ci serait « raisonnable » parce qu’elle correspondrait à la plupart de nos observations courantes : ce serait une proposition de bon sens. Mais Sen discute également cet argument en mettant en évidence le fait que nos engagements, les normes sociales ou morales auxquelles nous obéissons, peuvent nous conduire à agir à l’encontre de nos préférencesέ

« Je voudrais dire que la philosophie de l’approche par les préférences révélées sous-estime essentiellement le fait que l’homme est un animal social et que ses choix ne sont pas seulement liés de façon rigide à ses propres préférences. Je ne trouve pas difficile de croire que les oiseaux, les abeilles, les chiens et les chats révèlent leurs préférences dans leurs choix ; c’est avec les êtres humains que la proposition n’est pas particulièrement convaincante. Un acte de choix pour cet animal social est, en un sens fondamental, toujours un acte social. Il peut seulement être vaguement conscient des immenses problèmes d’interdépendance qui caractérisent une société […]. Mais son comportement est plus qu’une simple traduction de ses préférences personnelles. »211

Dans cet article, l’argumentation de Sen conteste le caractère raisonnable de l’hypothèse de révélation des préférences par le choix. Il analysera plus tard212 la situation suivante : au cours d’un dîner, un panier de fruits circule parmi les convives ; les deux derniers dîneurs doivent se partager une mangue et deux pommesέ L’un d’eux préfère les mangues, mais est poli : il a adopté la norme de comportement qui consiste à se servir de manière à laisser au suivant le choix lorsque c’est possibleέ Il choisit donc une pomme tout en ayant une préférence pour la mangue. Un tel choix ne révèle pas les vraies préférences de l’agent, et cependant il fait partie

211SEN, Amartya, ibidem.

212SEN, Amartya, « Maximization and the Act of Choice”, Econometrica, vol. 65, No.4 (juillet 1997), pp 745-779.Repris dans Rationality and Freedom, The Belknap Press of Harvard Universiy Press, 2002.

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des expériences de choix que chacun peut comprendre et est susceptible d’avoirέ En revanche, ce choix est révélateur des interactions sociales des questions d’interdépendance évoquées ci -dessus.

On pourrait objecter à Sen qu’il ne faut pas prendre ici le terme « préférence » trop au pied de la lettre, et que celui-ci ne renvoyait pour Samuelson et ses disciples qu’à la seule relation d’ordre mathématiquesέ Les préférences ne seraient qu’une représentation du choixέ Mais les économistes font un double usage du concept de préférence μ l’économie positive s’appuie sur la préférence pour décrire et anticiper les comportements des agents ν l’économie normative – qui se limite à l’économie du bien-être dans les décennies qui suivent l’article de Samuelson– en fait la base de ses jugements de valeur et de ses prescriptions en matière de politique socialeέ Lorsqu’un économiste du bien-être dit qu’un agent, Sophie, préfère une option à une autre, il faut comprendre que cette option est meilleure pour Sophie que l’autre ; mais ce n’est pas nécessairement ce que Sophie choisit μ en effet, l’existence même de l’économie normative et de la théorie du choix social présuppose le fait que la réalisation des préférences ne dépend pas que de l’agent individuel, mais aussi des institutions sociales ou des décisions collectivesέ L’état social devrait être tel que le choix de Sophie soit conforme à ses préférences, mais il ne l’est pas nécessairementέ Le concept économique de préférence oscille donc entre l’évaluation et le choix. Ce que Sen critique ici, c’est un glissement notionnel progressif, de l’action vers le choix, du choix vers la préférence, de la préférence vers l’évaluation de l’agent, de l’évaluation de l’agent vers le jugement de valeur objectif. Soucieux de réintroduire une certaine complexité dans l’analyse économique, il liste les différentes interprétations possibles de la préférence d’une personne pour x plutôt que pour y :

« […] Il existe plusieurs propositions sur les intérêts, actions, etc, d’une personne, liées entre elles mais différentes l’une de l’autre, et qui ont besoin d’être distinguées, même si elles sont souvent confondues dans la littérature :

(1) La personne obtient plus de satisfaction dans l’état x que dans l’état y (proposition sur la satisfaction ou le plaisir) ;

(2) La personne pense qu’il ou elle est mieux loti(e) avec x qu’avec y (proposition sur le bien-être introspectif) ;

(3) La personne est mieux lotie avec x qu’avec y (proposition sur le bien-être individuel, qui peut être introspectif ou pas) ;

(4) La personne préfère que x plutôt que y advienne (proposition sur la condition mentale de préférence, ou désir, concernant les états) ;

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(5) La personne aimerait choisir que x advienne plutôt que y (proposition sur le choix désiré)

(6) La personne croit qu’il serait bon [right] de choisir de sorte que x advienne plutôt que y (proposition sur le jugement normatif concernant le choix) ;

(7) La personne croit qu’il vaudrait mieux que x advienne plutôt que y (proposition sur le jugement normatif concernant les états de choses) ;

(8) La personne choisit de sorte que x plutôt que y advienne (proposition sur le choix effectif).213 Sen ajoute que les relations entre ces propositions ne peuvent être déterminées a priori. Selon l’usage, explicatif ou normatif, que l’on réserve à la préférence, elles seront mises en relation de manière différente. Autrement dit, la préférence ne se suffit pas à elle-même : elle doit s’adosser à une analyse empirique ou normative plus largeέ Prenons quelques exemplesέ

Si nous affirmons que (4) implique (3), cela signifie que nous définissons le bien-être en termes de satisfaction des désirs, quels qu’ils soientέ Si nous soutenons que (3) implique (5), nous adossons la préférence à une conception de la rationalité selon laquelle les êtres humains désirent toujours choisir ce qui améliore leur bien-être. Si notre analyse fait dépendre (8) de (2), nous attribuons aux croyances individuelles sur le bien-être une efficacité causale. Si nous supposons que (1) dépend de (2), nous jugeons que le bien-être ressenti est suffisant pour que la personne soit satisfaite. Si notre théorie stipule que (6) implique (4), cela signifie que le désir peut être déterminé par des jugements de valeur sur ce qu’il est correct (right) de choisir, quelle que soit la suite. Lorsque (2) implique (7), nous avons affaire à une conception égoïste de la préférenceέ L’idée qu’il faut retenir ici est la pluralité des théories susceptibles d’être accueillies par la « préférence ».

La critique de Sen a mis en évidence les risques d’un réductionnisme grossier. Et, plutôt que d’amalgamer les différentes significations de la préférence, Sen préconise de s’accommoder et même de profiter de la pluralité sémantique de la préférence.

« Cette pluralité est une source de puissance de la vaste catégorie des approches fondées sur les préférences. Dans différents types d’argumentations portant sur l’évaluation de décisions collectives appropriées, divers aspects de la volonté et de l’action d’un individu sont considérés – explicitement ou implicitement – et la richesse de la variété d’interprétations permet à la théorie d’invoquer différentes caractéristiques de l’individu, selon le contexte. »214

Sen lui-même est susceptible d’utiliser le terme « préférence » dans des sens différents et incompatibles entre eux.

213 SEN, Amartya, Choice, Welfare and Measurement, Oxford: Basil Blackwell, 1982, Introduction. Traduction libre..

214 SEN, Amartya, Rationality and Freedom, op. cit.,p 242 de la traduction française.

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