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Un accord basé sur les évaluations positionnelles ? A propos des jugements

Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.3. La place de l’individu dans le choix social senien

3.3.3. Un accord basé sur les évaluations positionnelles ? A propos des jugements

transpositionnels

Nous avons vu dans la première partie qu’il est possible de mettre en relation les évaluations que comptabilise la théorie du choix social avec la description des positions qu’occupent les individusέ Cette hypothèse de lecture permet de mieux comprendre la place de l’individu dans la contribution de Senέ Mais, puisqu’il est question de choix collectif, il reste à déterminer comment l’on peut passer de ces évaluations positionnelles à un jugement de valeur valable pour la collectivitéέ Dans cette dernière section, nous proposons d’étudier le concept de jugement transpositionnel à cette fin.

Il est possible de parler d’évaluation transpositionnelle lorsqu’il apparaît que des jugements de valeur énoncés à partir de positions différentes se recoupent200. Souvenons-nous μ l’illusion objective est causée par « l’absence d’accès à un autre examen positionnel »201. De même, des jugements de valeur qui heurtent le sens commun pourraient ne pas résister à un examen critique effectué à partir d’une autre positionέ

Un jugement de valeur transpositionnel est donc le fruit de comparaisons successives entre des jugements de valeur positionnelsέ Ce processus d’élaboration distingue les valeurs transpositionnelles de valeurs universelles posées a priori. Ainsi, des propositions telles que les Droits de l’Homme peuvent être acceptées si elles passent avec succès l’examen transpositionnel, et non parce qu’elles seraient déduites de la connaissance de la nature de la raison humaine, par exemple.

Nous avons vu que Sen estime que les débats méthodologiques fondés sur la dichotomie individu-société, à l’instar du débat entre l’individualisme méthodologique et le holisme classique, sont de faux débats. Sen privilégie la logique de la relation qui fait défaut dans ce débat : ce qui devrait intéresser la philosophie morale et politique, ce sont les relations qu’entretiennent entre elles ces entités que sont les individus et les sociétés : la relation d’appartenance d’un individu à un groupe, à une société ou à l’ « humanité » ne va pas de soi, mais elle est première dans la compréhension des valeurs de cet individu.

200 Ceci évoque le “consensus par recoupement” rawlsien ; mais ce dernier est un consensus entre personnes raisonnables et ayant chacune une conception du bien, tandis que l’évaluation transpositionnelle est un accord entre des individus en tant qu’ils occupent des positions sociales et économiques différentes : cet accord ne fait pas nécessairement appel à la volonté de vivre ensemble, mais plutôt à l’existence parfois avérée de coïncidences de valeurs en dépit de l’hétérogénéité socialeέ

201SEN, Amartya, Rationality and Freedom, Belknap Press of Harvard University Press, 2002 [Trad. Française M.-Pέ d’Iribane-Jaawane, Odile Jacob, 2005, p 370]

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C’est sur cette base que Sen critique l’approche « nationale » de l’évaluation sociale (par exemple, par la mesure du PIB)έ Les statistiques élaborées à l’échelle d’une Nation occultent l’hétérogénéité économique et sociale : parler de « pays riche » ou de « pays pauvre » est une absurdité.

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Conclusion de la Ière Partie.

Cette investigation historique de la théorie du choix social a eu pour but de déterminer s’il est nécessaire de postuler une individualité substantielle qui serait à la source des préférences, intérêts et jugements qui constituent la base d’information ou la matière du choix social tel que le comprennent Arrow et Sen. Le Chapitre 1 a montré qu’en substituant les préférences aux utilités, la Nouvelle Economie du Bien-Etre a, en un sens, dépsychologisé l’individuέ Dans le Chapitre 2, l’analyse des justifications qu’apporte Arrow à sa propre contribution formelle met en évidence une tension entre les possibilités du formalisme et son désir de sauver l’intégrité de l’individu. Enfin, le Chapitre 3 a fait le pari de la cohérence d’ensemble des travaux de Sen202, afin d’éclairer le statut de l’individu dans sa propre approche du choix social par ses contributions sur les capabilités et l’objectivité positionnelleέ L’individualité y est apparue comme construite, dépendante des relations sociales, mais susceptible de se voir attribuer en propre des préférences. Conceptuellement, la théorie du choix social n’a pas besoin de considérer l’individu comme une donnée naturelle et nécessaire, source de toute évaluation, de tout désir et de tout choix réel, mais peut, à l’instar de Sen, y voir l’aboutissement d’un processus social d’individuation.

L’une des caractéristiques distinctives de la théorie du choix social, caractéristique qu’elle partage avec l’utilitarisme et qui la distingue des théories du contrat social ou des théories de la démocratie délibérative, est l’agrégation. Il n’y a pas de théorie du choix social sans agrégation d’évaluations distinctes, que ces évaluations aient la forme d’utilités, de préférences ou de capabilitésέ L’individu, entité distincte et séparable d’autres individus, semble dès lors une excellente base pour une telle approche. Mais cela ne signifie pas qu’il soit la seule. Ce qui rend nécessaire l’agrégation, c’est l’hétérogénéité des composantes, la pluralité des évaluations, mais ces composantes et ces évaluations ne sont pas nécessairement individuelles μ il peut s’agir de corporations, de lobbies, de classes sociales, de tribus, de familles, d’Etats-Nations, de régions…203

202 Lui-même la présente comme cohérente dans son ouvrage L’Idée de Justice, et Arrow a également signalé cette cohérence lors du discours de remise du Prix Nobel d’économie à Senέ

203Nous reviendrons sur le cas des “individus collectifs” ; cf. Ph. Pettit, Penser en société, PUF, 2004, trad. A.

Bouvier, B. Guillarme, A. Ogien, P. Livet.

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IIe partie : Nature et valeur des préférences

Les préférences constituent la base d’information du choix collectif dans la plupart des travaux de la théorie du choix social, généralement décrite comme l’étude de l’agrégation des préférences204. Ces préférences sont vues comme subjectives, et sont assimilées aux choix dans les approches qui s’appuient sur le concept de « préférence révélée » que nous présenterons dans le prochain chapitre. En ce sens, elles semblent à des lieues de l’évaluation de l’avantage en termes de capabilitésέ Afin de déterminer dans quelle mesure le concept de préférence peut être associé à l’approche par les capabilités (ce qui fera l’objet de la IIIe partie), il nous faut opérer un travail de clarification du concept de préférence utilisé en économie normative en général et en théorie du choix social en particulier.

Or, l’interprétation du concept de « préférence » y reste ambiguë, comme le rappellent Marc Fleurbaey et Philippe Mongin :

« Enfin, parce qu’ils emploient les méthodes de l’économiste théoricien, et héritent de concepts techniques qu’ils n’analysent pas toujours complètement, les auteurs contemporains [de la théorie du choix social] en répercutent certaines ambiguïtés caractéristiques. En particulier, même si la critique du « welfarisme » a permis d’en mieux délimiter le rôle, la notion de préférence apparaît à la fois omniprésente et mystérieuse: elle intervient tantôt dans la prise de décision et le choix, tantôt dans ces actes purement idéels que sont l’évaluation et le classement; elle décrit tantôt le bien de l’individu de façon quasi objective, tantôt son bien-être ou son bonheur, tantôt, seulement, ses goûts. »205

Les critiques adressées aux approches de l’évaluation sociale ou de la philosophie morale basées sur les préférences visent généralement le caractère « capricieux » de ces dernières.

Les préférences seraient déterminées par les goûts de l’individu. Ces goûts ne se discutent pas, ne se critiquent pas. Les préférences seraient donc potentiellement arbitraires, tant sur le plan cognitif que sur le plan normatif. Elles seraient arbitraires sur le plan cognitif dans la mesure où elles pourraient être déterminées par des croyances erronées ou des perceptions biaisées de ce qui est faisable et de ce qui ne l’est pas, comme dans le cas des préférences adaptatives. Et elles seraient aussi arbitraires sur le plan normatif dans la mesure où rien

204 Pour un exemple de formalisation des préférences en théorie du choix social, on se reportera à l’Annexe 2έ

205 FLEURBAEY, Marc et MONGIN, Philippe, « Théorie du choix social et économie normative », in CANTO-SPERBER Monique (éd.), Dictionnaire de philosophie morale, Paris, P.U.F., 1996.

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n’interdit les préférences antisociales ou perverses de compter dans le calcul du bien-être collectif comme dans le choix social.

Par conséquent, l’intérêt d’étudier les préférences à partir du cadre conceptuel formel de la théorie du choix social est de montrer que ce cadre est compatible avec d’autres interprétations. On pourrait alors déterminer les plus appropriées au contexte d’application de la théorie du choix social. Autrement dit, il faudrait, comme l’affirme Elizabeth Anderson, concevoir la préférence comme un outil au lieu d’en faire un usage dogmatiqueέ

« La critique d’un concept n’est pas un rejet de celui-ci, mais une exploration de ses diverses significations et limitations. Une manière d’exposer les limitations d’un concept consiste à introduire de nouveaux concepts qui ont des significations différentes mais peuvent de façon plausible concurrencer les concepts critiqués pour certains des usages auxquels ces derniers servent. L’introduction de tels nouveaux concepts nous donne des choix de façons de penser que nous n’envisagions pas clairement auparavant. Avant d’envisager en effet ces alternatives, notre usage du concept en question est dogmatique. Nous le déployons automatiquement, sans poser de question, parce qu’il semble être comme le cadre conceptuel inévitable au sein duquel l’investigation doit être menée. En envisageant des alternatives, nous convertissons les dogmes en outils, c’est-à-dire des idées que nous pouvons choisir d’utiliser ou non, selon que l’usage de ces idées convient bien ou non à notre objet de recherche. »206

L’usage dogmatique du concept de « préférence » utilisé en théorie du choix social et en économie du bien-être consiste à l’appliquer au problème traité sans considérer des solutions alternatives. La proposition d’Anderson peut être spécifiée et adaptée aux différents usages du concept de préférence, à savoir l’usage explicatif et l’usage normatifέ Notre travail est concerné en premier lieu par l’usage normatifέ La question est alors la suivante : le concept formel de préférence présuppose-t-il nécessairement une interprétation aussi réductrice et une compréhension aussi pauvre de l’évaluation et des choix ?

L’usage dogmatique de la préférence ne se limite pas à l’utiliser pour décrire des phénomènes qui gagneraient à être décrits à l’aide d’autres concepts ; il consiste également à assigner à la notion de préférence une interprétation unique qui reflète une conception appauvrie de la complexité des motivations humaines et du bien-être. Nous pouvons « préférer » une chose à une autre pour des motifs bien plus variés que le plaisir ou la recherche de la satisfaction égoïste. L’usage normatif de la préférence doit être évalué à l’aune de la capacité de cette dernière à décrire ce qui est bon pour l’agent à qui cette préférence est attribuée. La difficulté

206ANDERSON, Elizabeth, “Unstrapping the straitjacket of ‘preference’μ a comment on Amartya Sen’s contributions to philosophy and economicsέ”Economics and Philosophy, 17, 2001, pp 21-38.

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est que la préférence de la théorie du choix social et de l’économie du bien-être est d’abord un concept formel défini par des propriétés mathématiques. En revanche, ce qui est « bon pour l’agent » relève d’une compréhension substantielle, constituée soit sur des faits empiriques, soit sur une anthropologie plus compréhensive. Il y a ici des choix philosophiques à faire en matière d’interprétation de cette structure formelle, la structure étant elle-même partiellement contraignante.

Lors de cette analyse, il apparaîtra que le cadre formel autorise des interprétations très diverses de la préférence. Le risque est de se perdre. Nous serons donc amenés à faire des choix interprétatifs. Ces choix interprétatifs seront déterminés par les deux objectifs poursuivis dans cette IIe partie :

1) Le premier objectif étant la clarification du cadre conceptuel de la théorie du choix social et de l’économie normative, nous nous attacherons à examiner une classe d’interprétations du concept de préférence qui soit aussi étendue que possible. Néanmoins, nous tenterons de déterminer, parmi ces interprétations, celle qui est à la fois véritablement en adéquation avec le cadre formel lui-même, d’une part, et celle qui est la plus générale, d’autre partέ Nous souhaitons éviter ainsi d’introduire des biais interprétatifs.

2) Le second objectif est la conciliation du préférentialisme de la théorie du choix social avec les présupposés conceptuels de l’approche par les capabilitésέ Il motivera en particulier les choix interprétatifs mis en évidence dans le Chapitre 5, mais nous y reviendrons surtout dans la IIIe partie.

Dans cette IIe partie, nous utiliserons ces critères de choix interprétatifs pour défendre la conception suivante de la préférence μ d’une part, la préférence devrait être comprise comme un acte d’évaluationέ Cette évaluation est comparative (Chapitre 4)έ D’autre part, la conception de la préférence la plus à même de surmonter les problèmes relatifs à la position de l’évaluateur et à l’objectivité de la norme du bien-être est la suivante : les préférences devraient être évaluées en adoptant les perspectives positionnelles mises en évidences dans le Chapitre 3 ; par ailleurs, la conception de la préférence la plus à même de surmonter les difficultés que rencontrent les conceptions objectives comme les approches subjectives du bien-être est une conception consistant à filtrer les préférences en lui imposant des conditions de rationalité (Chapitre 5).

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