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La préférence est un jugement

Chapitre 4 : Préférences, choix et évaluations

4.2. Préférences et évaluations : des jugements de valeur comparatifs

4.2.1. La préférence est un jugement

Dans l’article « Social Choice Theory : a Reexamination »229, Sen défend la possibilité d’interpréter les préférences dans la théorie du choix social soit comme des jugements, soit comme des intérêts. Une étude plus approfondie des préférences de la théorie du choix social montre qu’elles sont une espèce de jugementέ Nous dégagerons la conception du jugement que nous utilisons ici μ il s’agit de la conception frégéenne du jugement comme assertionέ

229 SEN, Amartya, « Social Choice Theory : A Reexamination”, Econometrica, 45, Janvier 1977, pp 53-89.

Rééd.In Choice, Welfare and Measurement, Oxford: Basic Blackwell Publishers, 1982

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Dans le formalisme de la théorie du choix social, la préférence est une relation entre deux éléments ν ces deux éléments appartiennent à un ensemble d’états sociaux concevablesέ La relation de préférence ordonne ces éléments : soit un élément est classé au-dessus de l’autre (il est dit alors « être préféré » à l’autre), soit il est jugé équivalent (on parle alors d’ « indifférence »). La préférence correspond ainsi à une opération cognitive consister à apprécier les propriétés respectives de chaque élément et à les comparer en fonction de critères variés230. Du point de vue de la description formelle, les préférences sont des relations exprimées sur un ensemble d’états sociauxέ

Cette opération cognitive peut être qualifiée de jugement, dans la mesure où le jugement est l’affirmation ou la négation d’un contenuέ Plus précisément, la conception du jugement que nous retiendrons ici est la conception frégéenne de l’assertionέ En effet, l’assertion est indifférente à la forme logique du jugement : la proposition assertée peut être positive, négative, conditionnelle, possible, nécessaire, l’assertion fonctionne toujoursέ Une telle souplesse nous autorise ainsi à transcrire les préférences en termes de jugements.

La conception du jugement comme assertion a été développée par Gottlob Frege231. Dans son idéographie, langage formalisé qu’il a inventé et qui n’est plus utilisé aujourd’hui, Frege introduit la barre du jugement ( | ), qui représente le fait que le contenu de la proposition est asserté pour vrai232έ Comme le montre l’analyse d’Ali Benmakhlouf, la force d’assertion ne peut résider ni dans l’ajout d’ « il est vrai que » à une proposition donnée, ni dans la copule, ni dans le prédicat. Ajouter une barre de jugement à la proposition n’est donc pas superflu233. L’acte d’assertion, poursuit Ali Benmakhlouf, correspond à celui de la « clôture » du jugement, « c’est un signe qui ne laisse plus ouverte la proposition à des débats futurs ou à des révisions »234έ Cela ne signifie pas que l’acte d’assertion équivaut à un simple acte d’assentiment, d’ordre psychologiqueέ L’assertion n’est pas arbitraire ; elle ne traduit pas un

« point de vue » ou un « ressenti », mais plutôt la conclusion des investigations.

Les étapes de cette investigation sont distinguées sur le plan conceptuel par Frege dans ce passage, que nous citons :

« On distinguera donc :

230 La question de la définition de ce critère fait l’objet de la section 5έ2έέ

231 Sur l’intérêt de la conception frégéenne du jugement pour la théorie de l’agrégation logique, cfέ MONGIN, Philippe et DIETRICH, Franz, « Un bilan interprétatif de la théorie de l’agrégation logique », Revue d’économie politique, 120 (6), pp 929-972.

232 FREGE, Gottlob, Begriffsschrift, 1879. Trad. Fr. BESSON, Corine, Idéographie, Paris : Vrin, 1999.

233 BENMAKHLOUF, Ali, Frege. Le nécessaire et le superflu, Paris : Vrin, 2002, pp 194-196.

234 Ibidem, p 196.

169 1. La saisie de la pensée – l’acte de penser

2. La reconnaissance de la vérité d’une pensée – le jugement.

3. La manifestation de ce jugement – l’affirmation »235

Selon Frege, la saisie de la pensée correspond à la première étape d’une démarche scientifique et peut-être exprimée sous forme de proposition interrogative. Dans le cas des préférences – que Frege ne traite pas – la saisie de la pensée correspondrait à la comparaison entre deux états sociaux ou deux options. En reprenant notre exemple, elle pourrait être exprimée ainsi :

- « le chocolat est-il préféré à la pomme ? ».

La deuxième étape consiste à reconnaître la vérité de la proposition penséeέ Ainsi, l’agent pourrait reconnaître que le chocolat est préféré à la pomme. La préférence correspond donc à la reconnaissance de la vérité d’une comparaison en termes de préférencesέ La troisième étape, la manifestation du jugement – ici, de la préférence – est son expression.

La préférence peut alors être définie comme l’assertion d’un classement236. « Face à » toutes les propositions énonçant des relations d’ordre entre tous les états sociaux concevables, l’agent « approuve » certaines d’entre elles : ce sont ses préférences. La préférence est donc un jugement en tant qu’acte d’assertion de certaines relations d’ordreέ L’acte d’assertion peut être décrit comme l’appartenance à un ensemble :

Soit X, ensemble de tous les états sociaux concevables ;

 Soit Ξ, l’ensemble de toutes les préférences logiquement possibles sur X,

Soit Ai le sous-ensemble des préférences que l’agent i reconnaît comme siennes (ou asserte) ; Ai est un sous-ensemble de Ξ.

Sachant que X = {x, y, z}, si l’agent i préfère faiblement x à y et y à z, alors Ai = {xRiy, yRiz}.

L’appartenance des relations de préférence xRiy, et yRiz à l’ensemble Aisignifie que l’individu i asserte ces relations de préférences.

Cette conception distingue le jugement de la propositionέ Toute proposition n’est pas nécessairement transcrite dans un jugement. Si la préférence est la reconnaissance de la vérité d’une comparaison en termes de préférences, alors il est faut distinguer les préférences

235 FREGE, Gottlob, Recherches logiques, trad. Claude Imbert, in FREGE, Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971.

236L’axiomatique définit ensuite les propriétés de ce classement : complétude, transitivité, réflexivité, etc.

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assertées des préférences non assertées. Cela nous amène à distinguer les préférences exprimables des préférences exprimées. Les préférences exprimables sont des préférences logiquement possibles, mais qui n’ont pas encore été assertéesέ Les préférences exprimées sont des préférences qui ont été assertées. Afin de mettre en évidence le sens de cette distinction, examinons les deux propositions suivantes, dans lesquelles la négation est située soit au niveau de la préférence (a), soit au niveau de l’assertion (b) :

(a) Sophie juge qu’elle ne préfère pas les pommes au chocolat ; (b) Sophie ne juge pas qu’elle préfère les pommes au chocolatέ

La proposition (a) est l’assertion de la négation d’une préférence. Cette « non-préférence » est exprimée. La proposition (a) fait partie des préférences que Sophie reconnaît comme siennes.

Elle peut être impliquée par l’une des deux propositions suivantes237 : (c) Sophie juge qu’elle préfère le chocolat aux pommes ;

ou

(d) Sophie juge qu’elle est indifférente entre le chocolat et les pommes

En revanche, la proposition (b) dénote la négation de l’assertion d’une préférenceέ (b) signifie que la comparaison en termes de préférences n’a pas, ou pas encore été faiteέ Il n’y a pas encore lieu de statuer sur la vérité des préférences ou de l’indifférence de Sophie à l’égard du chocolat ou des pommesέ En d’autres termes, le débat est encore ouvertέ

Cette conception permet également de distinguer clairement le contenu descriptif de la préférence avec la préférence proprement diteέ Préférer, c’est adopter une certaine attitude à l’égard de deux contenus mis en relation par une comparaison, et cette comparaison ne détermine pas en tant que telle la préférence.

237 Nous supposons ici que la relation de préférence est complète, c’est-à-dire que Sophie statue sur toutes les paires d’optionsέ

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