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Un cadre conceptuel et de multiples possibilités

Ce travail discute le cadre conceptuel de la théorie du choix social et de l’économie normative. Ce « cadre conceptuel » correspond à l’agrégation de préférences attribuées à des individus. Il est généralement caractérisé comme « welfariste ». Le terme « welfarisme » vient de l’anglais welfare, que l’on traduit par « bien-être ». « Welfarisme » est un néologisme créé par Senέ Selon l’économiste indien, le welfarisme consiste dans la thèse selon laquelle la valeur d’un état de choses ne doit dépendre que des utilités ou des préférences des individus situés dans cet état de chose. La difficulté est que cette thèse peut recevoir deux interprétations indépendantes l’une de l’autre, même si elles sont fréquemment – et souvent implicitement – associées.

La première interprétation associe le welfarisme à ses origines utilitaristes : elle correspond à ce que Marc Fleurbaey appelle le « welfarisme réel »38 et Antoinette Baujard le « welfarisme philosophique ou moral »39έ Le welfarisme philosophique associe aux concepts d’utilité ou de préférence un contenu descriptif existant indépendamment de la représentation formelle ; il s’agit généralement d’une expérience de satisfactionέ Le chapitre 5 de ce travail s’attachera à développer les significations multiples de cette notion d’ « expérience de satisfaction ».

La seconde interprétation s’en tient au contraire strictement au cadre formelέ Le welfarisme formel désigne simplement une représentation selon laquelle la fonction de bien-être social dépend exclusivement des utilités individuelles. C’est cette relation logique de dépendance qui intéresse le welfarisme formel, plus que le contenu descriptif qu’on peut lui associerέ Notons que, techniquement, le welfarisme est décrit par un lemme réunissant trois conditions arroviennes, la condition de domaine non restreint, la condition d’indépendance des alternatives non pertinentes et la condition de Pareto-faible40.

38 FLEURBAEY, Marc, « On the informational basis of social choice », Social Choice and Welfare, 21, 2003, p 375.

39 BAUJARD, Antoinette, “A return to Bentham’s felicific calculusμ from moral welfarism to technical non-welfarism”, European Journal of the History of Economic Thought, vol 16, no 3, 2009, pp 431-453.

40 Lemme welfariste :

Soit f une fonction de préférences sociales définie sur un ensemble E de préférences individuelles. Cette fonction détermine une préférence sociale pour un profil donné de préférences individuelles.

Soit U la condition de domaine non-restreint, stipulant que tous les profils de préférences individuelles sont admis dans le calcul ;

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Cette séparation du welfarisme philosophique ou réel et du welfarisme formel rend possible l’association de ce dernier à d’autres interprétationsέ C’est cette piste que nous avons explorée dans ce travail de recherche, en gardant à l’esprit le questionnement exposé au paragraphe précédent μ l’individu est-il nécessairement la source de l’évaluation dans le choix collectif comme agrégation des préférences ? Quel « bien » décrit la préférence ?

L’interprétation du cadre conceptuel de la théorie du choix social inspirée par une vue générale et souvent grossière de l’utilitarisme philosophique s’est avérée n’être en fait qu’une possibilité interprétative particulière, et pas nécessairement celle se trouvant le plus en phase avec les ambitions originelles des « pères fondateurs » que sont Arrow et Senέ Ainsi, il s’est avéré que le cadre conceptuel de la théorie du choix social n’est pas nécessairement individualiste, et que le préférentialisme requis pour une conception du choix collectif basée sur l’agrégation des préférences n’implique pas que lesdites « préférences » en question soient des jugements arbitraires, des caprices, ni même un désir de maximiser son propre bien-être.

Cet élargissement des possibilités interprétatives de l’agrégation des préférences permettrait de réconcilier deux pans des travaux d’Amartya Sen, à savoir la théorie du choix social et l’approche par les capabilitésέ Ces deux champs d’investigation sont encore peu étudiés conjointementέ Les travaux d’Amartya Sen en théorie du choix social restent assez peu connus des philosophes, alors que les capabilités ont trouvé depuis plusieurs années déjà leur place dans les débats de philosophie politique et sociale. En élargissant le champ des interprétations possibles de la théorie du choix social, nous souhaitons montrer que ce cadre conceptuel est « philosophiquement compatible » avec les capabilités, et qu’il est dès lors possible de jeter les bases d’une théorie démocratique de la justice ayant pour métrique les capabilités et les fonctionnementsέ Ici, nous passons d’une perspective interprétative à une perspective constructive. Cela implique un renouvellement du rapport entre philosophie et économie, qui sera de deux ordres μ d’une part, le philosophe fournit la réflexion conceptuelle

Soit I la condition d’indépendance des alternatives non pertinentes, selon laquelle la préférence sociale sur une alternative ne doit dépendre que des préférences individuelles sur cette même alternative (et non pas d’information sur les préférences pour d’autres options, ni d’informations sur le degré de préférence en général) ; Soit P la condition de Pareto μ pour chaque paire d’options x, y, appartenant à l’environnement de choix, si tous les individus préfèrent strictement x à y, alors la société préfère aussi x à y.

Si f satisfait les conditions U, I et P, alors il existe une préférence sociale telle que, quelle que soit l’alternative évaluée, quelles que soient les préférences individuelles, la préférence sociale est fonction de ces préférences individuelles.

Cfέ ASPREMONT, Claude, “Economie du bien-être et utilitarisme », in L.A. Gérard-Varet et J.C. Passeron, Le modèle et l’enquête. Les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1λλ5 ; FLEURBAEY, Marc, Théories économiques de la justice, Paris, Economica, 1996, p 63 ; FLEURBAEY, Marc, « On the informational basis of social choice », Social Choice and Welfare, 21, 2003, p 347-384.

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et éthique, qui prendra corps ensuite dans les axiomes de la théorie du choix social41, et en ce sens la philosophie « nourrit » l’économie ; d’autre part, nos recherches nous ont permis de percevoir ce que John Broome exprime ici clairement :

« Je pense qu’il est déjà largement reconnu que les méthodes formelles dérivées de l’économie peuvent contribuer à l’éthique. »42

Il n’est certes pas question ici d’incorporer une vision réductrice de l’homo oeconomicus dans une philosophie morale appauvrie. Il est question de se servir du pouvoir clarificateur des concepts formels utilisés en économie, tels que les relations d’ordre ou l’agrégation, sans jamais perdre de vue les possibilités et les impossibilités d’association de ce cadre avec une interprétation donnée. Par exemple, la démarche de Broome dans l’ouvrage cité consiste à se servir de la relation d’ordre, utilisée en économie pour représenter les préférences, afin de clarifier le concept de « bien ». C’est en ce sens que certaines des méthodes économiques

« nourrissent » la philosophie.

41 Cf. FLEURBAEY, Marc, “Social Choice and Just Institutions”, Economics and Philosophy, 23, 2007, p. 15-43.

42BROOME, John, Weighing Goods, Oxford : Blackwell, 1991, p ix. Traduction libre.

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