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Arrow, défenseur de la primauté del’évaluation individuelle

Chapitre 1 μ De l’attribution des utilités et des ophélimités aux individus

2.1. L’individu, support des préfé rences

2.1.1. Arrow, défenseur de la primauté del’évaluation individuelle

La primauté de l’évaluation individuelle apparaît dans la conception de la démocratie exposée par Arrow (a), dans le caractère mécanique de l’agrégation des préférences individuelles (b) et dans la définition même des jugements de valeur de base comme individuels (c).

a)L’électeur souverain

La théorie du choix collectif repose sur une conception de la démocratie selon laquelle la souveraineté de l’électeur n’est respectée que si le mécanisme d’agrégation des votes (ou des préférences) n’est pas arbitraire. Dès le début de sa monographie, Arrow propose une classification des méthodes de prise de décision en collectivité, dans laquelle il oppose la démocratie à la dictature, mais aussi à la « convention ».

« Dans une dictature idéale il n’y a qu’une volonté qui exerce les choix ; dans une société idéale régie par la convention, il n’y a que la volonté divine ou peut-être une volonté générale exercée par tous les individus, relative aux décisions sociales, si bien que, dans l’un et l’autre cas, aucun conflit de volontés particulières ne peut apparaître. »71

71ARROW, Kenneth, Social Choice and Individual Values, New Haven, Yale University Press, 1951 (2ème édition révisée, 1961).Traduction française par l’Association de Traduction Economique de l’Université de Montpellier, Paris : Calmann-Levy, 1974, Introduction, p 20.

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Ainsi, la décision sociale ne peut être un choix collectif que si les volontés particulières ont pu s’exprimerέ Une « démocratie » dans laquelle les décisions seraient déterminées par une

« volonté générale » indépendante des volontés particulières n’est pas un régime politique fondé sur le choix collectif. Pour qu’il soit possible de parler de « démocratie » et non pas de

« dictature » ou de « société régie par la convention », il faut que le « conflit de volontés particulières » puisse apparaître. Il faut souligner que cette classification est effectuée a priori μ en qualifiant d’ « idéales » la dictature comme la société régie par la convention, Arrow entend bien souligner qu’il ne s’appuie ni sur l’usage historique de ces termes, ni sur des théories empiriques. Le critère permettant de distinguer « dictature » et « démocratie » est en fait purement formel et peut être décrit en termes mathématiques, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de la règle de décision mobilisée pour la collectivité.

Dans la mesure où le vote est le paradigme du choix collectif, la recension des « voix » individuelles peut être mise en rapport avec le choix collectif de deux manières au moins :

- Soit, comme semble le dire Arrow, les préférences individuelles constituent la matière même du choix collectif. Celui-ci est ainsi construit au moyen de l’agrégation de celles-là. Lorsque ces matériaux individuels ne sont pas « compatibles » entre eux, il y a impossibilité du choix collectif. Le collectif se confond ici avec l’agrégatifέ Il n’y a pas de collectif sans l’agrégation, l’agglomération même, de données individuelles, et le collectif n’est rien de plus que cette agrégationέ Agréger un élément, c’est l’ajouter à un corps déjà constitué (par exemple, en Suisse, l’agrégation bourgeoisiale est une procédure au moyen de laquelle des personnes souhaitant être naturalisées peuvent devenirs « bourgeoises » d’une commune). Le processus d’agrégation n’est pas fondateur, c’est une construction continue. Les « éléments » agrégés sont distincts et susceptibles de mener une existence indépendante de la collectivité à laquelle ils s’agrègentέ

- Soit le choix collectif est un procédé visant à révéler plutôt qu’à construire la volonté collective. Cette perspective est celle de Rousseau dans le Contrat Social, lorsqu’il décrit le vote démocratique.

“Hors [le] contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres; c’est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ?

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Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’Etat est la volonté générale : c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre. »72

Selon Rousseau, le vote n’est pas l’expression d’une préférence subjective, mais un jugement de la conformité d’une option à la volonté générale. Le résultat du vote révèle donc la volonté générale – dans la mesure où le pacte social originaire est respecté - ; autrement dit, celle-ci subsiste indépendamment de l’expression des volontés individuelles. Le choix collectif déterminé par la volonté générale doit être retrouvé et non pas généré par les « voix » des membres de la société. La liberté de l’individu ne réside pas dans le consentement personnel au choix de la société, mais dans la conformité de ce choix à une volonté générale authentique. Mais un écart trop grand entre la voix individuelle et la volonté générale est le symptôme d’un dysfonctionnement du corps politique.

Dans cette perspective rousseauiste, le collectif ne se confond pas avec l’agrégatifέ L’agrégation des voix ne vise pas à produire le choix collectif ν elle n’est qu’un moyen de le reconnaître. Le collectif est « déjà là » lorsque l’agrégation a lieuέ La volonté générale s’exprime par les voix individuelles, mais ne se résume pas à ces dernièresέ

72 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du Contrat social, Livre IV, Chapitre III. Nous soulignons.

63 b)Une approche mécaniste

Arrow conçoit l’agrégation, ou le regroupement des préférences individuelles sur un modèle mécanique. Cette « mécanique » permet de concevoir en amont les individus comme des entités distinctes, séparables et autosuffisantes, que l’on regroupe par la suiteέ La manière dont il décrit la mécanique du choix social dans le passage suivant fait apparaître cette conception clairement :

« Chaque individu est libre de choisir son propre ordre [de préférence], de sorte que la société doive avoir une règle pour construire un classement social basé sur les valeurs individuelles. Une telle règle sera basée sur les classements individuels. […] Nous pouvons imaginer une machine dans laquelle chaque personne introduirait son classement de préférences pour tous les candidats possibles ; un tour de manivelle, et la machine sort un classement de préférences pour tous les candidats possibles.

Les urnes et les machines à voter sont en fait une variété particulière de fonctions de choix social. »73 La préférence sociale dépend exclusivement des préférences individuelles : dans le classement social devraient pouvoir se retrouver tous les classements individuels ; le classement social conserve l’intégrité des préférences individuellesέ L’expérience de pensée de la « machine » montre le caractère mécanique de l’agrégation ; aucune composante autre que les ordres individuels n’entre dans l’élaboration du choix collectif ; cette expérience montre également que la société n’est pas considérée comme un « sujet » émettant des jugements de valeur au même titre que les individus. La mécanique arrovienne repose sur une description atomiste de la collectivité.

73ARROW, Kenneth, „Le principe de rationalité dans les décisions collectives“, Economie Appliquée, 5 (1952) : 469-484.

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c)Les jugements de valeur seraient individuels

Les préférences individuelles sont des jugements de valeur; la préférence sociale peut-elle également être considérée comme un jugement de valeur ? La réponse d’Arrow est d’abord négative :

« Je suis entièrement d’accord avec le fait que seuls les individus peuvent avoir des jugements de valeur – et que, par conséquent, l’ordre de préférence construit en utilisant la fonction de choix social (basée sur les préférences individuelles) n’est qu’un moyen de produire des décisions sociales et en aucun cas l’expression d’une quelconque éthique interpersonnelle. »74

Un jugement de valeur semble ne pouvoir être attribué qu’à un individu. Afin de comprendre pourquoi, selon Arrow, les jugements de valeur ne peuvent être qu’individuels, nous nous référons à un article de 1967, où il propose une définition du « système de valeur individuel » définition qui se présente comme une « description complète ». Cette description est en fait une expérience de pensée qui met en scène un individu complètement isolé75. Ce Robinson n’est limité dans le choix de ses actions que par son environnement physique et ses propres qualités et compétences. Il peut ainsi choisir entre différentes actions mutuellement exclusives. Une action est définie comme la « description complète de toutes les activités qu’un individu entreprend, et deux actions alternatives sont deux descriptions quelconques qui se distinguent de manière pertinente ». Une répartition déterminée du temps de travail et de loisir constitue ainsi une « action ».76

La conception du jugement de valeur à laquelle songe Arrow lorsqu’il affirme que les seuls vrais jugements de valeur doivent être individuels est donc la suivante : un jugement de valeur est la règle qui permet à l’individu de déterminer, parmi un choix d’options, celle qui correspond à ce qu’il valorise le plusέ Néanmoins, ce qui fait que l’individu détermine cette action plutôt qu’une autre n’est pas explicité par Arrowέ Pas plus que ce qui fait que ce n’est que l’individu qui est capable d’une telle activité de juger et de choisirέ

Mais les quatre « conditions raisonnables » du choix collectif sont aussi des jugements de valeur. Peut-on dire que les jugements de valeur individuels sont subordonnés à ces jugements de valeur-là ? Ce serait remettre en cause la primauté de l’individuέ Arrow répond à cela en montrant que les « conditions raisonnables » du choix collectif peuvent elles-mêmes être

74Ibidem.

75ARROW. Kenneth, « Values and Collective Decision Making », P. Laslett and W.G. Runciman, eds, Philosophy, Politics and Society, Third Series, Oxford: Basil Blackwell, 1967, pp215-232.

76 Ibidem

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conçues comme des jugements de valeur individuelsέ Il donne l’exemple d’un individu, Primus :

« Supposons que le jugement de valeur fondamental de Primus est que la liberté de choix de chaque individu doit être respectée. »77

Primus crée alors un ordre social qui reflète les points de vue des différents membres ; cette combinaison est conforme aux conditions raisonnables du choix collectif, qui constituent l’éthique de Primus en matière de distributionέ Ainsi, les jugements de valeur qui permettent de distinguer un choix collectif sont susceptibles de faire partie d’une éthique individuelle.

77ARROW, Kenneth, „Le principe de rationalité dans les décisions collectives“, Economie Appliquée, 5 (1952) : 469-484

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2.1.2. La justification épistémique de la primauté de