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Philosophie et théorie du choix social

Dans une notice présentant le choix social et l’économie normative, Marc Fleurbaey et Philippe Mongin mettent en évidence trois aspects philosophiques de cette discipline, aspects jusqu’alors négligés :

« Ni les distinctions internes à l’économie normative contemporaine, ni les arguments qui la rassemblent polémiquement contre les théories précédentes du choix social ou du bien-être collectif, ne doivent faire oublier que toutes [ces conceptions] participent de certaines postulations philosophiques communes, d’autant plus massives qu’elles sont rarement explicitées. En premier lieu, toutes s’accordent à voir dans l’individu sinon la source unique des jugements de valeurs portés au nom de la collectivité, du moins leur source primordiale et le seul objet dont ils traitent en réalité. Dans le calcul parétien du bien-être, en théorie du choix social, aussi bien que dans les théories de la négociation ou de la position originaire, les individus sont à l’origine des jugements de valeurs substantiels, qu’il s’agit alors seulement d’« agréger », en s’aidant d’autres jugements de valeur, subordonnés parce que purement formels (par exemple, le principe de Pareto, l’axiome arrovien d’indépendance). S’il est vrai que le schéma se brouille dans les travaux les plus récents d’économie normative, il demeure que les jugements de valeur substantiels ne concernent finalement que l’existence individuelle, dans telle ou telle de ses modalités -- consommation des ressources, « réalisations », etc. En second lieu, [ces constructions] entretiennent une relation étroite, mais mal définie et insuffisamment problématisée, avec la philosophie morale traditionnelle. Les normes explicitées par la théorie arrovienne du choix social concernent aussi bien les fondements de la vie politique, que l’appréciation morale de la répartition des biens. Lorsque le projet d’une théorie économique de l’« équité » s’autonomise, l’interprétation éthique devient sans doute prédominante;

mais on peut avoir alors l’impression que la moralité, aux yeux de certains auteurs qui ne sont pas des moindres, se réduirait aux seuls aspects de justice distributive. Ainsi, [ces conceptions] tantôt excèdent, tantôt limitent, le champ d’investigation ordinaire de l’éthique. Enfin, parce qu’ils emploient les méthodes de l’économiste théoricien, et héritent de concepts techniques qu’ils n’analysent pas toujours complètement, les auteurs contemporains en répercutent certaines ambiguïtés caractéristiques. En particulier, même si la critique du « welfarisme » a permis d’en mieux délimiter le rôle, la notion de préférence apparaît à la fois omniprésente et mystérieuse: elle intervient tantôt dans la prise de décision et le choix, tantôt dans ces actes purement idéels que sont l’évaluation et le classement; elle décrit tantôt le bien de l’individu de façon quasi objective, tantôt son bien-être ou son bonheur, tantôt, seulement, ses goûts. Les économistes du 20ème siècle ont sans doute affermi le

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fondement de leurs théories en subordonnant l’utilité à la préférence; mais ce remaniement n’a pas dissipé entièrement l’obscurité de leurs concepts premiers. »35

Cette citation un peu longue constitue un véritable programme de recherche. Le premier axe de questionnements est celui de l’individualisme présumé de la théorie du choix social et de l’économie normativeμ l’agrégation des préférences est-elle nécessairement l’agrégation de préférences individuelles ? Et, si oui, en quel sens l’individu est-il l’auteur ou la cause de ces préférences ? Le deuxième axe, déjà mis en évidence par Sen, concerne l’objet de ces théories : se réduit-il aux normes de répartition des ressources ? Le rappel historique met en évidence la filiation utilitariste, et un rapprochement de cette branche de l’économie avec les débats contemporains en philosophie morale ne peut qu’être fécond. Le troisième axe porte sur la préférence. Que décrit-elle ? Quel est son rapport avec les critères d’évaluation traditionnellement utilisés en éthique ? L’investigation menée sur les préférences ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’objectivité des jugements moraux dans le contexte du choix collectif.

Ce « programme de recherche » a inspiré ce travail de thèse, même si le deuxième axe a été mis de côté, dans la mesure où l’étude de tous les champs d’application possibles de l’agrégation des préférences serait un objectif bien trop ambitieux. En revanche, nous avons tenté de rétablir la connexion entre les débats contemporains en philosophie morale et les différents avatars de l’utilitarisme, d’une part, et le cadre conceptuel commun à l’économie normative et à la théorie du choix social, d’autre partέ

Si nous avons choisi d’étudier le choix collectif comme agrégation des préférences du point de vue de l’analyse des présuppositions philosophiques du cadre conceptuel commun à la théorie du choix social et à l’économie normative, il ne s’agit sans doute pas de la seule manière d’entreprendre une réflexion de philosophie à partir de celles-ci. Nous avons exclu trois pistes, que nous ne mentionnerons qu’en introduction, où lorsqu’un de leurs résultats sert notre propre argumentation.

Une première piste fait actuellement l’objet de travaux de recherche très actifs μ il s’agit de la théorie de l’agrégation des jugements36. Cette théorie propose un traitement logique du problème de l’agrégation des jugements, qui constitue une généralisation de l’agrégation des

35FLEURBAEY, Marc, et MONGIN, Philippe, "Théorie du choix social et économie normative", in Dictionnaire de philosophie morale, sous la dir. de M. Canto-Sperber, Paris, P. U.F., 1996, p. 243-251.

36Pour une vue d’ensemble, cfέ MONGIN, Philippe et DIETRICH, Franz, « Un bilan interprétatif de la théorie de l’agrégation logique », Revue d’économie politique, 120 (6), pp 929-972.

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préférences. Le traitement logique permet à la fois de généraliser le cadre conceptuel et de clarifier les problèmes relatifs à la production de jugements collectifs.

Une deuxième manière de lier philosophie et choix collectif a été proposée par Jon Elster lors de ses cours du Collège de France en 2008 et 2009. Tandis que les théoriciens du choix social partent d’un concept abstrait d’agrégation des préférences pour ensuite vérifier dans quelle mesure les choix collectifs concrets correspondent bel et bien à la définition de ce concept, Elster adopte le cheminement inverse : il commence par décrire des formes de décisions collectives, en s’appuyant sur une définition de travail relativement intuitiveέ La description se focalise sur les mécanismes conduisant aux décisions en question, et vise à dégager des catégories telles que l’argumentation ou la négociationέ Le parti pris étant descriptif et inductif, Elster peut inclure la négociation dans le domaine des décisions collectives, tandis que les approches déductives et normatives basées sur l’agrégation des préférences sont trop exigeantes pour cela (la négociation est laissée aux soins de la théorie des jeux).

La dernière piste consiste en une approche socio-historique de la théorie du choix social et de l’économie normativeέ Il s’agirait ici d’interpréter l’évolution de cette discipline afin de diagnostiquer certaines tendances, que l’on pourrait retrouver dans d’autres champs du savoir, et qui permettraient de dessiner une évolution sociale plus générale. A propos de la théorie du choix social et plus généralement de la structure économique dite néoclassique, Philippe Mirowski, économiste et philosophe, a entrepris de mettre en parallèle l’évolution de la pensée économique après la Seconde Guerre Mondiale avec l’Histoire des recherches menées par l’armée américaine pendant la guerre froideέ La thèse de Mirowski est que la science économique a été profondément modifiée par l’incursion des technologies destinées dans un premier temps à la guerre (notamment l’informatique)έ Son analyse s’inscrit dans la suite des travaux menés par Donna Haraway sur la « science cyborg »37 μ l’économie orthodoxe est, selon Mirowski, une « science cyborg ». Dans cette perspective, Mirowski interprète le théorème d’Arrow comme une illustration de la conception de la rationalité caractéristique de la politique de la Guerre Froide, une rationalité de type computationnel (le théorème est rebaptisé par Mirowski « l’impossibilité de l’ordinateur démocratique »)έ Notre objet n’est pas de discuter la forme historique et sociale de rationalité caractérisant le théorème d’Arrow, d’autant que cette rationalité s’avère, de l’aveu même de Mirowski, particulièrement

37HARAWAY, Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences - Fictions - Féminismes, Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan. Éditions Exils, 2007.

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indéterminée. En revanche, le travail d’analyse des présuppositions philosophiques du théorème d’Arrow que nous entendons mener pourrait par la suite nourrir une telle démarche.