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Jugements de valeur comparatifs et jugements de valeur non-comparatifs . 177

Chapitre 4 : Préférences, choix et évaluations

4.2. Préférences et évaluations : des jugements de valeur comparatifs

4.2.4. Jugements de valeur comparatifs et jugements de valeur non-comparatifs . 177

Les préférences sont des jugements de valeur, mais tous les jugements de valeur ne sont pas des préférences. La nature des jugements moraux est un champ d’investigation qui excède notre recherche. En revanche, nous pouvons apporter quelques éléments de clarification à l’aide de la distinction de structure entre jugements de valeur classificatoires et jugements de valeur comparatifs.

Grüne-Yanoff et Hansson distinguent de la manière suivante ces deux types de jugements de valeur246. Les jugements du premier type font référence à des concepts monadiques, ou classificatoires, tels que « bon » ou « mauvais ». Un jugement tel que : « le café est mauvais pour la santé », est un jugement classificatoire : le café est classé parmi les objets « mauvais pour la santé ». Les jugements du second type font référence à des concepts dyadiques, ou comparatifs. Ainsi, le jugement : « le café est plus mauvais pour la santé que le thé » compare ces deux boissons du point de vue de leur aptitude à favoriser une bonne santé. Parmi les concepts monadiques, Grüne-Yanoff et Hansson incluent aussi les concepts tels que « le meilleur » (best) et « le pire ». Cette inclusion est un peu inexacte : déterminer ce qui est le meilleur suppose un processus antérieur de comparaisonέ D’ailleurs, le meilleur ne se confond pas avec le bon μ le meilleur des mauvais coureurs n’est pas un bon coureur, même s’il a été déclaré meilleur que tous les autres membres de la classe des mauvais coureurs. Grüne-Yanoff et Hansson écrivent alors que :

« Il y a des relations structurelles proches entre les valeurs monadiques et dyadiques. Il semblerait paradoxal d’affirmer à la fois que A est meilleur que B et que B est le meilleur. Il serait à peu près aussi étrange d’affirmer à la fois que A est meilleur que B et que A est mauvais tandis que B est bon. Il est généralement admis dans l’étude formelle des préférences que le prédicat de valeur monadique

« le meilleur » (best) peut être défini en termes de prédicat de valeur dyadique. Un objet A est le meilleur d’un groupe d’objets s’il est meilleur que tous les autres objets dans ce groupe (ou alternativement si aucun autre objet de ce groupe n’est meilleur que A). A l’autre extrémité de l’échelle de valeurs, « pire » est défini de manière analogue. »

L’argumentation confond ici des concepts tels que « le meilleur » ou « le pire » avec les concepts tels que « bon » ou « mauvais »έ S’il est paradoxal de dire que A est meilleur que B, et B est le meilleur, en revanche, il n’est pas paradoxal de dire que A est meilleur que B et que

246Op. cit.

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B est bonέ Un pianiste peut être meilleur qu’un autre sans que ce dernier ne soit mauvaisέ Il faut donc distinguer le cas des concepts comme «le meilleur » et « le pire » qui peuvent être en effet définis en termes de prédicats de valeur dyadique, peut-être parce qu’en fait ils en sont déjà, du cas des concepts comme « bon » ou « mauvais » qui ne dépendent que de façon très lâche des prédicats de valeur dyadique. En effet, le jugement de valeur comparatif :

(a) « le coureur A est meilleur que le coureur B »

Ne contredit pas les jugements de valeur classificatoires suivants : (b) « le coureur A et le coureur B sont bons. »

(c) « le coureur A est bon et le coureur B est mauvais. » (d) « le coureur A et le coureur B sont mauvais ».

Il ne contredit que ce dernier jugement classificatoire : (e) « le coureur A est mauvais et le coureur B est bon. »

Il serait donc erroné d’affirmer qu’un jugement de valeur comparatif est totalement indépendant d’un jugement de valeur classificatoire. Les jugements de valeur comparatifs doivent varier dans le même sens que les jugements de valeur classificatoires, mais ils ne rendent pas nécessairement compte de la dichotomie entre ce qui est absolument « bon » (ou juste, ou beau…) et ce qui ne l’est absolument pasέ Un jugement de valeur comparatif peut donc exprimer plusieurs jugements de valeur classificatoires différents ; à ce titre, les préférences d’une personne ne nous délivrent qu’une information incomplète sur ses valeurs substantielles, notamment lorsque l’environnement de choix de cette personne – les options faisables, ou qu’elle croit faisables – est restreintέ Lorsqu’une personne dit préférer la torture à la mort, il serait bizarre d’en déduire qu’elle juge que la torture est bonne ; en revanche, on peut en déduire qu’elle juge que la torture est la meilleure des options qui lui sont offertes, dans le cas où elle est contrainte à choisir entre les deux (et rien d’autre)έ Les jugements de valeur comparatifs peuvent ne pas rendre compte des jugements de valeur classificatoires de cette personne lorsqu’ils dépendent du menu, c’est-à-dire des choix offerts à l’agent247. Mais une information incomplète n’est pas une absence d’informationέ

Afin de saisir plus précisément encore la distinction entre jugement de valeur comparatif et jugement de valeur classificatoire, ainsi que les relations entre les deux, nous pouvons également définir un jugement classificatoire en termes de jugement comparatif. Une solution

247Cf. SEN, Amartya, Rationality and Freedom, The Belknap Press of Harvard University Press, 2002;

traduction française par Marie-Pascale d’Iribane-Jaawane :Rationalité et liberté en économie, Paris, Editions Odile Jacob, 2005, chap. 4.

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consiste à établir qu’un objet « bon » est meilleur que sa négation248. Par exemple, un bon coureur est meilleur qu’un coureur qui n’est pas bon, c’est-à-dire que la négation du bon coureur.

La définition d’un jugement de valeur classificatoire en termes de jugement de valeur comparatif pose également le problème de la pertinence de la comparaison pour des jugements de valeur de type déontologique249. Lorsqu’on juge qu’il est mal de tuer des êtres humains, il est difficile d’établir ensuite des gradationsέ Le jugement :

(f) Il est mal de tuer des êtres humains

peut sans difficulté être redéfini ainsi en termes comparatifs :

(g) Tuer des êtres humains est plus mauvais que de ne pas en tuer.

En revanche, peut-on accepter de le redéfinir ainsi ?

(h) Tuer un être humain est meilleur que d’en tuer deux.

La proposition (h) est étrange. Faut-il affirmer que, sous contrainte, nous devrions être disposés à choisir de tuer une personne plutôt que deux ? C’est une conclusion gênante. Nous dirions que nous tuons un être humain plutôt que deux « parce que nous n’avons pas le choix », et non parce que c’est « mieux »έ Si, d’un point de vue logique, les jugements de valeur classificatoires peuvent être transcrits sous la forme de jugements de valeur comparatifs, en revanche, certaines valeurs monadiques ne se laisse pas utiliser dans des comparaisons, du moins dans l’usage ordinaire que nous en faisons.

En conclusion, même si, en redéfinissant les préférences comme des jugements de valeur comparatifs, nous les avons rendues aptes à intégrer bien plus de considérations évaluatives que le seul bien-être ou la seule satisfaction des désirs, il ne faudrait pas en déduire que les préférences peuvent représenter n’importe quel jugement de valeur, et que n’importe quel type de jugement de valeur peut être exprimé en termes de préférence.

248BROGAN, Albert, « The fondamental value universal », Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Method, 16, pp 96-104.

249 Cf. également la sous-section 2.1.2.b de notre travail.

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Conclusion du Chapitre 4 : nature de la préférence et approche des capabilités

Cette analyse exploratoire de la préférence nous a permis de clarifier ce que Mongin et Dietrich appellent le « point de vue évaluatif de la préférabilité »250, et de définir un concept de préférence qui puisse être utilisé dans l’approche des capabilitésέ

La conception de la préférence que nous avons développée dans le chapitre 4 s’accorde en effet avec certaines des caractéristiques de l’approche des capabilités :

1) Nous avons défendu le concept de préférence fonctionnelle, qui stipule que la relation entre la préférence et le choix peut être comprise de la manière suivante : la préférence peut remplir la fonction de disposition à choisir, mais conjointement à d’autres attitudesέ Le choix n’est donc pas exclusivement déterminé par la préférenceέ Cette approche de la relation entre préférence met en évidence la pluralité des facteurs et des motivations qui influencent le choix, et l’importance du contexte pour les comprendreέ Or, cet intérêt pour une telle pluralité est caractéristique de l’approche des capabilitésέ 2) La conception de la préférence que nous défendons définit celle-ci comme une

opération cognitive, et plus précisément un jugement. La préférence ne peut donc pas être réduite à un comportement observé. Cela permet de penser une préférence insatisfaiteέ Or, le fait que les privations puissent empêcher la satisfaction d’une préférence est un des problèmes que traite l’approche des capabilitésέ

3) Nous avons également insisté sur le fait que la préférence est l’aboutissement d’un processus de comparaison d’états sociaux reflétant l’appréciation de ces derniersέ Il est apparu que la manière dont ces états sont décrits peut influencer de façon déterminante leur évaluationέ L’importance de la description des états sociaux pour une comparaison informée fait écho à l’une des motivations majeures de l’approche des capabilités, à savoir le souci de fournir une description du désavantage qui soit la plus riche et la plus pertinente possible.

4) Une théorie reposant sur les préférences, comme la théorie du choix social, est une théorie conséquentialisteέ Ce conséquentialisme se retrouve dans l’approche des capabilitésέ A l’origine des jugements de valeur, nous trouvons une comparaison de

250MONGIN, Philippe et DIETRICH, Franz, « Un bilan interprétatif de la théorie de l’agrégation logique », Revue d’économie politique, 120 (6), pp 929-972.

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conséquences, qui peut être vue comme l’un des points d’ancrage de la « tradition comparative » mise en évidence par Sen dans l’Idée de Justice.

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Chapitre 5 : Que décrit la préférence ? Position de