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Le conflit Pareto-liberté : libertés individuelles et préférence sociale

Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.3. La place de l’individu dans le choix social senien

3.3.1. Le conflit Pareto-liberté : libertés individuelles et préférence sociale

En 1970, Sen publie l’un des plus importants résultats de la théorie du choix social, le théorème d’impossibilité du libéral parétien176 Ce théorème démontre que trois conditions de choix collectif apparemment raisonnables, la condition de non-restriction du domaine des préférences, la condition de Pareto et la condition de liberté minimale, que nous allons présenter ci-après, sont incompatibles μ il n’existe pas de règle de choix social satisfaisant ces trois conditions simultanément.

Les deux premières conditions sont les mêmes que celle du théorème d’Arrowέ La condition de domaine non-restreint (U) stipule que l’on ne peut retreindre a priori le domaine des préférences possibles de chaque individu μ logiquement, chaque individu peut avoir n’importe quelle préférence, dès lors que celle-ci est cohérente (transitive), complète (elle se prononce sur chaque alternative) et réflexive, autrement dit, dès lors qu’elle correspond à sa propre définition.

La condition dite de Pareto (P) énonce, dans sa version faible, que si tous les membres d’une société préfèrent strictement une option à une autre, alors la société préfèrera également cette option177.

176Le résultat a été présenté pour la première fois dansμ SEN, Amartya, “The Impossibility of a Paretian Liberal”

in Journal of Political Economy, 78, 1970), pp 152-157. Cf. Annexe 4.

177 Le principe de Pareto fort exige que si au moins un individu préfère strictement une option à une autre, les autres étant indifférent, alors la société préfère cette option.

Le principe de Pareto-indifférence stipule que, si tous les membres de la société sont indifférents entre deux options, alors la société est aussi indifférente.

Pour X = {x, y, z…} l’ensemble des alternatives envisageables, R la relation de préférence large (« préfère ou est indifférent à »), P la relation de préférence stricte (« préfère ») et I la relation d’indifférence (« est indifférent à »), et une société composée de n individus, un individu i pouvant exprimer des relations de préférence Ri, Pi et Ii :

PRINCIPE DE PARETO FAIBLE : x, y X, [i, xPiy] xPy

PRINCIPE DE PARETO FORT : x, y X, [i, xRiy] xRy ; et x, y X, [i, xRiy et i, xPiy] xPy PRINCIPE DE PARETO-INDIFFERENCE : x, y X, [i, xIiy] xIy.

D’après FLEURBAEY, Marc, Théories économiques de la justice, Paris : Economica, 1996.

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La condition de Liberté Minimale (LM) suppose qu’au moins deux membres de la société ont une sphère personnelle dans laquelle leurs préférences individuelles sont déterminantes178. Les conditions sont définies de la manière la plus faible possible, afin que le résultat soit le plus général possibleέ Par exemple, il est improbable qu’une société qui n’accorde qu’à deux de ses membres le droit d’être décisif pour leur sphère personnelle puisse être qualifiée de

« libérale ». Mais, si le résultat est valide pour une société où seuls deux individus jouissent de ce droit, alors il l’est a fortiori pour une société où chacun des membres jouit de ce droit.

Sen illustre ce théorème par l’exemple, bien connu des spécialistes, du prude, du libertin et de la lecture de l’Amant de Lady Chatterley179. Nous choisirons ici un exemple qui, à notre sens, montre avec plus d’acuité l’intérêt de cette démonstration pour penser les difficultés des démocraties libérales contemporaines. En effet, le conflit Pareto-liberté n’est pas un simple casse-tête pour occuper les heures perdues des mathématiciens de la décision. Il se rapporte à des problèmes d’organisation de la vie collective bien réelsέ Lorsqu’une société choisit d’interdire la réédition de Mein Kampf, la consommation et la vente de stupéfiants ou encore la prostitution, elle interfère effectivement avec les choix de certains de ses membres.

Supposons donc que la société doive choisir de rééditer ou non Mein Kampf180. Les deux membres de la société qui jouissent du pouvoir de déterminer leur sphère personnelle sont un néonazi (N) et un antifasciste (A). Le néonazi aimerait pouvoir lire ce livre, mais apprécierait encore davantage que l’antifasciste soit obligé de le lire : ainsi, pense-t-il, il sera ou

« converti », ou choqué, ces deux perspectives lui étant agréablesέ L’antifasciste ne voudrait sans doute pas lire Mein Kampf, mais serait encore plus ennuyé de savoir que l’influençable néonazi puisse avoir accès à cet ouvrage sulfureux. Leurs préférences sont donc les suivantes : Ordre de préférences du Néonazi (N) Ordre de préférences de l’Antifasciste (A)

« pour moi » (N)

178 Un version plus forte de cette condition, la condition de Liberté L, stipule que chaque membre de la société est déterminant (décisif) pour sa sphère personnelle.

179 L’Amant de Lady Chatterley est un roman de D. H. Lawrence, écrit en 1928. Il qui décrit des relations sexuelles entre une aristocrate et son garde-chasse et a fait scandale à l’époque de sa parutionέ

Dans l’exemple de Sen, le prude non seulement refuse de lire le livre mais veut aussi empêcher le libertin de le faire (et serait même prêt à lire le livre pour arriver à ses fins). Le libertin, quant à lui, a envie de lire ce roman, mais trouve surtout particulièrement jouissif d’obliger le prude à le faire (même si pour cela il devait lui se priver de cette lecture).

180 Mein Kampf ferait partie des meilleures ventes des libraires dans le monde arabeέ L’ouvrage est vendu sans préface ni avertissement, et la lecture se fait hors contexte historique μ l’ouvrage est « réinterprété » à l’aune du conflit israélo-palestinien. Ce fait montre que le conflit Pareto-liberté n’est pas qu’un paradoxe amusant, mais, comme bien des résultats de la théorie du choix social, manifeste une difficulté réelle de la vie collective.

131 condition de Pareto sont marqués en rouge. Les ordres de préférence qui devraient être pris en compte dans le choix social selon la condition de Liberté Minimale sont marqués en vert.

D’après la condition de Pareto, la situation où N ne lit pas Mein Kampf et A le lit domine celle où A ne lit pas ce livre tandis que N le lit (en rouge dans le tableau ci-dessus). Mais la condition de liberté minimale commande que chacun des protagonistes soit décisif pour ses lectures (qui font partie de leurs sphères personnelles respectives), et son respect implique que SN lira Mein Kampf tandis que A s’en abstiendra (en vert dans le tableau). Les deux conditions sont donc incompatibles.

Ce résultat peut être interprété comme une remise en cause du parétianisme, la mise en évidence des limites du libéralisme lui-même ou encore la preuve de la nécessité de filtrer en amont les préférences afin d’en exclure les plus antisocialesέ Sen ne tranche pas en faveur de l’une ou l’autre des interprétations de ce résultatέ C’est la diversité des champs d’application et des possibilités de réflexion du résultat d’impossibilité qui intéresse Sen, plus qu’une solution elle-même.

La notion de « préférence collective » constitue donc l’un des enjeux des critiques du conflit Pareto-liberté ; ces critiques ne portent certes pas sur les aspects formels du problème, mais sur sa portée en philosophie politiqueέ L’intérêt de ces critiques est de montrer la divergence de vue entre certaines acceptions en philosophie politique et les conceptions de Sen qu’anticipe le cadre conceptuel de la théorie du choix social.

a)La critique libertarienne de la liberté comme préférence décisive

Ainsi, Robert Nozick met à profit le résultat d’impossibilité pour critiquer la conception des droits et de la liberté individuelle sous-tendue par le « conflit Pareto-liberté ». Nozick a été un

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des principaux représentants du courant libertarien de droite. Le libertarisme (libertarianism) soutient que chaque personne est pleinement propriétaire d’elle-même (dans la lignée de Locke). Le libertarisme de droite dérive de ce postulat de la propriété de soi le droit de s’approprier les ressources naturelles sans le consentement des autres personnes181, tandis que le libertarisme de gauche exige soit ce consentement, soit un partage égalitaire de tout ou partie de ces ressources182.

De cette très brève présentation des thèses libertariennes, on comprend aisément l’importance que ce courant accorde aux droits individuels et à une définition appropriée de ces derniers.

Nozick n’a donc pas ignoré le résultat de Sen et y consacre une section de son livre Anarchie, Etat et Utopie. Pour Nozick, le conflit Pareto-liberté repose sur une définition erronée des droits :

« Les problèmes commencent lorsqu’on assimile le droit d’un individu à choisir entre des solutions différentes au droit à décider de la hiérarchie relative de ces choix à l’intérieur d’une hiérarchie existant dans la société.

Une vision plus adéquate des droits individuels se présente comme suit : les droits individuels sont

« co-possibles » ; chaque personne peut exercer son droit comme elle l’entend. L’exercice de ces droits fixe certaines caractéristiques du monde. A l’intérieur des contraintes de ces caractéristiques fixes, un choix peut être opéré par un mécanisme de choix social basé sur une préférence sociale ; s’il reste encore des choix à faire ! »183

Les droits individuels fixent la frontière entre ce qui peut faire l’objet d’une préférence collective et ce qui ne le peut pas. La marge de manœuvre de la collectivité peut s’en trouver considérablement réduite et l’on comprend l’exclamation : « s’il reste encore des choix à faire ! ». La théorie libertarienne postule le statut moral d’individus dotés a priori de droits d’appropriation et de propriété, droits qui définissent la sphère personnelle de cet individu.

Pour que cela soit possible, l’individu des libertariens doit faire preuve d’intégrité, d’autonomie, de séparation et de singularité, ces qualités étant comprises dans le concept d’individuέ Le caractère volontaire assumé des actes d’appropriation et de transfert manifesterait l’intégrité et l’autonomie de l’individuν la distinction entre les droits d’un individu et ceux d’un autre, distinction exprimée par l’expérience de pensée de l’état de nature par laquelle commence Anarchy, State and Utopia, correspond à la qualité de séparation : les

181Nozick, par exemple, exige seulement le respect d’une « clause lockéenne » qu’il reformule, et selon laquelle l’appropriation des ressources par une personne est légitime si elle ne porte pas préjudice à une autre personneέ

182 Les principaux représentants du courant libertarien de gauche sont M. Otsuka, H. Steiner, P. Vallentyne.

183 NOZICK, Robert, Anarchy, State and Utopia, Oxfordμ Blackwell, 1λ74 [Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eέ d’Auzac de Lamartine, Anarchie, Etat et Utopie, Paris : PUF, 2003, p 206-207].

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droits tracent des frontières entre les individus d’une part, et entre le domaine des décisions individuelles et celui des décisions collectives d’autre partέ

En conclusion, la formulation même du conflit Pareto-liberté est incompatible avec les principes de départ du libertarisme. Le libertarisme conçoit les droits individuels comme des co-possibilités définies indépendamment des préférences collectives184. Le conflit Pareto-liberté définit les droits comme des « préférences décisives », c’est-à-dire des préférences qui, du fait qu’elles ont pour objet l’état de la sphère privée individuelle, peuvent déterminer l’ordre de préférence collective dans les cas où il y a incompatibilité avec cette dernièreέ Autrement dit, la conception libertarienne établit en amont les limites de la sphère privée. En revanche, la conception des droits avancée par Sen dans ce théorème laisse la possibilité d’une préférence collective qui prendrait pour objet la sphère privéeέ Si cette préférence est compatible avec les préférences de l’individu concerné, c’est bienvenuέ Si ce n’est pas le cas, il y a conflit. Mais il ne peut y avoir conflit que parce que, précisément, l’exercice des droits individuels n’a pas de priorité sur le principe de Pareto. Dans la perspective libertarienne, n tel conflit ne peut survenir, parce que la légitimité même d’une préférence collective violant les contraintes fixées à l’avance par les droits individuels est exclueέ

184Cela dit, il n’est pas nécessaire d’être libertarien pour concevoirles droits de cette manièreέ C’est même en fait la conception la plus proche de l’usage de ce terme dans le langage courantέ

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b)La critique libérale de la liberté comme préférence décisive

Le philosophe et théoricien de la justice Brian Barry énonce une critique similaire à celle de Nozick, bien que ne s’adossant pas à la doctrine libertarienne (Barry n’étant pas un libertarien). Pour Brian Barry, l’incompatibilité des conditions de liberté et de Pareto viendrait d’une compréhension erronée de la philosophie politique de la libertéέ Il faut selon lui distinguer deux niveaux, celui de l’allocation des droits et celui de l’exercice des droits. Le niveau de l’allocation des droits suppose une doctrine sur qui devrait avoir le droit de décider qui lit quoi (si nous reprenons notre exemple), tandis que le niveau de l’exercice des droits définit qui lit effectivement quoi dans tel ou tel état social.

« En résumé, si une fonction de bien-être (welfare) social nous dit ce qui constitue le meilleur état du monde, il ne peut y avoir aucun conflit entre une fonction de bien-être social, quel que soit son contenu, et le principe selon lequel il devrait y avoir une sphère protégée dans laquelle les personnes devraient être légalement libres de faire ce qu’elles choisissent de faire. Car tous deux ont en effet un contenu très différent : la fonction de bien-être social porte sur ce qui est « socialement meilleur », le principe libéral sur ce que les personnes devraient être capables de faire sans coercition légale. »185 Barry comprend ainsi le principe de liberté comme un principe régissant des institutions, et la limite entre ce qui peut faire l’objet d’un classement définissant ce qui est bien pour la société et la sphère personnelle où s’exerce exclusivement la liberté individuelle est une limite légaleέ L’Etat pourrait ainsi garantir la liberté de N de lire Mein Kampf186, et celle de A de ne pas lire ce livreέ La sphère individuelle jouit d’une reconnaissance institutionnelle et n’est pas concernée par le problème du choix social.

185 BARRY, Brian, “Lady Chatterley’s Lover and Doctor Fischer’s Bomb Party”, in ELSTER, Jon et HYLLAND, Aanund (éds), The Foundations of Social Choice Theory, Cambridge University Press, 1986.

Traduction libre..

186A condition que cette lecture n’entrave pas à long terme la liberté d’autrui (on peut raisonnablement douter du libéralisme de SN). Cf. MILL, John Stuart, On Liberty, traduit de l’anglais par Dupont White, De la liberté, Paris : Gallimard, 1990.

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c)Répondre aux critiques : liberté en exercice, droits-buts et préférence décisive

Sen se serait-il trompé en faisant du principe de liberté une simple condition de choix social, en refusant de lui accorder une prééminence ou un statut d’exception ? Pourtant, Nozick et Barry estiment qu’il faut restreindre le domaine du choix collectif, au lieu d’essayer d’intégrer les préférences individuelles au choix collectif (ces préférences constituent le matériau même du choix collectif). La perspective du choix social est toute autre μ elle ne s’intéresse pas aux garanties institutionnelles ou aux droits individuels pour eux-mêmes (des « non-sens sur pilotis », disait Bentham), mais aux états sociaux effectifs. C’est une perspective conséquentialiste, qui mesure la liberté à ses effets. Les états sociaux parmi lesquels doivent se prononcer des individus comme N ou A sont des états sociaux dont la description inclut non seulement la satisfaction ou l’insatisfaction de chacun, mais également ce que serait effectivement une sphère personnelle protégée. La liberté comme objet de choix collectif est une liberté en exercice ; est dite « libre » une action volontaire effectuée dans un état social décrit aussi précisément que possibleέ La liberté n’est pas conçue indépendamment de son contexte d’application ; elle est garantie par le choix collectif lui-même et non par une procédure définie indépendamment des attentes réelles des membres de la société.

A la liberté en exercice impliquée par la condition de liberté LM correspond le concept de

« droit-but » que développe Sen, étroitement lié à celui de capabilité dynamique (capability).

« On appellera « système de droits-buts » un système moral dans lequel le respect et la violation des droits sont compris parmi les buts, intégrés à l’évaluation des situations puis appliqués au choix des actions par des liens de conséquence. »187

Le système des droits-buts inclut dans la description des états sociaux disponibles deux types d’information supplémentaires :

- l’existence, ou non, de droits institutionnellement reconnus : la garantie de la liberté d’expression, par exemple ;

- la manière dont ces droits modifient l’état du mondeμ ainsi, la liberté d’expression implique la publication de journaux dénonçant l’absence d’action du gouvernement lorsqu’éclate une famine, par exemple. Cet aspect de la description peut inclure des informations telles que les moyens financiers dont disposent les journalistes, la manière dont ils accèdent aux régions

187SEN, Amartya, “Rights and Agency”, in Philosophy and Public Affairs, 11, 1, 1982, p 3-39 [Trad.Française S.

Marnat, Ethique et Economie, Parisμ PUF, 1λλ3, “Les droits et la question de l’agent», p 130]έ

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touchées par la famine, leur dépendance matérielle à l’égard du pouvoir politique…La description n’est pas close dès l’instant que le droit est énoncéέ

Sen défend ainsi une conception positive du droit, au sens où le droit est une capacité réelle de modifier un état du monde en vue d’une finέ Le droit individuel tel que le conçoit Nozick correspond à une exigence pour autrui de ne pas modifier ce qui appartient à la « sphère personnelle ».

Néanmoins, et c’est une des leçons du conflit Pareto-liberté, s’en tenir au cadre conceptuel originel de la théorie du choix social, c’est admettre que les attentes en matière de liberté individuelle ne coïncideront qu’accidentellement avec celles en matière de bien-être collectif.

On ne peut être sûr que le « compatriote » d’A partage ses idées.

Le formalisme de la théorie du choix social mettrait ainsi en évidence une difficulté propre à l’existence collective, dont la solution ne pourrait être déterminée qu’empiriquement : l’éducation citoyenne, l’entretien de la sociabilité, la diminution des inégalités sociales, l’homogénéisation des comportements pourraient figurer dans la liste des solutions à cette difficulté.

3.3.2. La liberté individuelle comme réalisation