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La préférence, cause du choix ?

Chapitre 4 : Préférences, choix et évaluations

4.1. Préférence et décision : de la préférence révélée à la préférence fonctionnelle

4.1.3. La préférence, cause du choix ?

La critique de Sen ne lève cependant pas les ambiguïtés de la relation entre préférence et choix en économie normative. En effet, son approche ne nie pas la pertinence des préférences révéléesέ Elle se limite en fait à préciser qu’il existe d’autres manières de penser la relation entre préférence et choix. Mais des conceptions plus précises de cette relation peuvent être défenduesέ L’une d’elle consiste à penser la préférence comme la cause du choix.

a)La préférence comme cause du choix

Cette conception a été récemment défendue par le philosophe de l’économie Daniel Hausmanέ Dans son ouvrage consacré à la préférence, Preference, Value, Choice and welfare, paru en 2012, Hausman soutient de façon générale que les pratiques des économistes ne sont pas erronées en elles-mêmesέ Ce qui ne va pas, c’est la manière dont les économistes eux-mêmes décrivent leurs pratiques. Ainsi, ils se trompent lorsqu’ils identifient préférences et choix.

Hausman critique la thèse selon laquelle les préférences sont identiques au choix, mais il affirme que la représentation de la préférence en elle-même n’est pas problématique, dès lors qu’elle est comprise comme une activité mentale d’évaluation et de classement des options et non comme l’acte de choix lui-même. Hausman réfute la thèse des préférences révélées par le choix en montrant que les croyances interfèrent dans la détermination du choix par la préférence. Il cite le cas de Roméo et Juliette μ Juliette a simulé la mort afin de s’enfuir avec Roméo malgré l’interdiction de sa famille, mais une épidémie de peste arrête le messager chargé de mettre Roméo dans le secretέ Roméo découvre ce qu’il croit être le cadavre de Juliette et s’empoisonne. Les options réelles offertes à Roméo étaient : fuir avec Juliette ; rester à Vérone ; mourirέ Si Roméo n’avait pas été trompé par sa croyance, il aurait choisi selon sa préférence, qui aurait été de fuir avec Juliette.

On peut opposer à cet exemple l’objection selon laquelle l’ensemble d’options proposées au choix correspond à l’ensemble d’options faisables, étant donné l’état des croyances de l’agent μ l’ensemble des options faisables offertes à un Roméo qui croit Juliette morte n’inclut alors pas la fuite avec Julietteέ Hausman répond à cette objection en rappelant qu’un des objectifs principaux de la science économique est de prévoir les choix des agents, et cela ne peut se faire qu’en faisant l’hypothèse de préférences qui ne sont pas révélées par le choix.

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Les joueurs de poker savent que, s’ils croyaient que leur adversaire préfèraient ce qu’ils manifestent dans leur jeu, ils perdraient bien souvent !215

« Si les économistes se limitaient aux préférences définies par les choix, ils ne pourraient pas faire de théorie des jeux »216

Pour Hausman, la relation entre préférence et choix n’est donc pas définitionnelle, mais causale. Mais il ne suffit pas de dire que les préférences sont simplement des choix hypothétiques : la relation de causalité entre préférence et choix dépend de la croyance.

L’analyse d’Hausman permet donc d’exclure l’interprétation n°8 de la préférence parmi celles proposées par Sen, puisque cette interprétation identifiait préférence et choix217. La préférence n’est plus de l’ordre de l’action, mais de l’activité mentaleέ

215 Ou peut-être bénéficieraient-ils alors de la « chance du débutant », que l’on peut expliquer par le caractère improbable d’un comportement de choix révélant des préférences ?

216HAUSMAN, Daniel, Preference, Value, Choice and Welfare, Cambridge University Press, 2012, p 30.Traduction libre..

217 cf. ci-dessus, la citation de l’extrait de l’introduction de Choice, Welfare and Measurement

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b)La causalité comme rationalisation de l’action

La relation entre préférence et choix est donc causale et non définitionnelle. Une relation causale se caractérise par l’existence d’un lien entre cause et effet, la caractérisation de ce lien par l’assignation d’une direction, et enfin la désignation d’une cause plutôt que d’une autreέ. Mais peut-on penser la relation entre une préférence et un choix en termes causaux ? La causalité est-elle un modèle satisfaisant pour expliquer et justifier l’action humaine ? N’appartient-elle pas plutôt au champ d’investigation des processus physiques et à une conception déterministe de l’explication ?

Un détour par la philosophie de l’action permet de mettre en évidence les arguments en faveur d’une relation causale entre préférence et choixέ C’est le philosophe de l’action Donald Davidson qui affirme que la relation entre une raison et une action est causale218. La

« rationalisation », l’explication d’une action par sa raison, est selon Davidson une espèce d’explication causale, et une raison d’agir comprend deux éléments :

a) Une attitude favorable (une « pro-attitude ») à l’égard d’une sorte d’action donnée, qui peut être un désir, une incitation, une envie, un principe moral ou esthétique, une convention…

b) Une croyance que l’action en question est de la sorte d’actions auxquellesl’agent est favorable.

Si l’on revient aux différentes interprétations de la préférence proposées par Sen dans Choice, Welfare and Measurement, il apparaît que chacune d’elles peut constituer une raison pour une action au sens de Davidson :

« 1) La personne obtient plus de satisfaction dans l’état x que dans l’état y (proposition sur la satisfaction ou le plaisir) ;

2) La personne pense qu’il ou elle est mieux loti(e) avec x qu’avec y (proposition sur le bien-être introspectif) ;

3) La personne est mieux lotie avec x qu’avec y (proposition sur le bien-être individuel, qui peut être introspectif ou pas) ;

4) La personne préfère que x plutôt que y advienne (proposition sur la condition mentale de préférence, ou désir, concernant les états) ;

5) La personne aimerait choisir que x advienne plutôt que y (proposition sur le choix désiré)

218 DAVIDSON, Donald, « Actions, Reasons and Causes” in The Journal of Philosophy, Vol. LX, No 23, nov.

1963, pp 685-700. Rééd.In Essays on Actions and Events, Oxford: Clarendon Press, 1980 ; traduction française par P. Engel, Actions et événements, Paris, P.U.F., 1994.

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6) La personne croit qu’il serait bon [right] de choisir de sorte que x advienne plutôt que y (proposition sur le jugement normatif concernant le choix) ;

7) La personne croit qu’il vaudrait mieux que x advienne plutôt que y (proposition sur le jugement normatif concernant les états de choses) ; »219

La relation causale entre préférence et choix est donc une relation entre une évaluation, la préférence, et une disposition à agir, suivie d’une action spécifique sélectionnée à partir d’un ensemble d’optionsέ L’action ainsi expliquée est décrite de telle sorte que la connexion avec sa raison soit signifiante. Une raison justifie une action, dit Davidson, dans la mesure où elle a un rôle explicatif ν elle permet de reconstruire le raisonnement qui attribue à l’action la caractéristique d’être désirableέ

Mais la justification est-elle une explication causale ? Davidson affirme que la rationalisation, c’est-à-dire l’explication d’une action par sa raison, est une espèce (species) d’explication causale. La justification est la propriété de la rationalisation qui la différencie d’autres espèces d’explicationέ Connaître la raison d’une action, c’est être pourvu d’une interprétation, d’une description nouvelle de cette action qui la rend intelligible et permet de la replacer « dans un contexte social, économique, linguistique ou évaluatif plus large ». Connaître la raison du suicide de Roméo, c’est savoir qu’il ne peut vivre sans Juliette – son attitude – et qu’il croit celle-ci morte – sa croyance - έ Le suicide de Roméo paraîtrait absurde aux yeux d’un observateur ignorant des circonstances du drame, mais sa raison permet d’en donner une description nouvelle qui fait sens pour les spectateurs de la tragédie.

L’explication causale ne renvoie donc pas ici à la description d’un processus physiqueέ Il n’y a pas de production du choix par la préférence. Son rôle est de connecter une raison et une action, ou, dans notre cas, une préférence et un choix220έ Cette connexion est de l’ordre du langage et s’effectue par la description recommencée de l’action justifiée par sa raisonέ

219 SEN, Amartya, Choice, Welfare and Measurement, Oxford: Basil Blackwell, 1982, Introduction. Traduction libre.

220Le choix n’étant pas un événement, mais une disposition, la connexion semble encore plus aiséeέ

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c)Deux objections à la thèse de la relation causale

La thèse selon laquelle la préférence est la cause du choix fait face à deux objections. La première concerne le problème de la caractérisation d’une relation entre des attitudes humaines en termes de causalité. Cette objection peut être surmontée. La seconde, mise en évidence par Davidson lui-même, met en évidence les problèmes créés par l’isolation de la relation causale entre préférence et choix. Cette objection met véritablement en difficulté la conception causale ou dispositionnelle de la relation entre préférence et choix.

Mais la mise en relation de la cause et de l’effet ne présuppose-t-elle pas l’existence d’une loi ? Peut-on définir des lois articulant certaines préférences à certains choix ? Et, si oui, quelles sont-elles ? En réponse, Davidson fait remarquer que, si chaque explication causale requérait une loi capable de prédire l’occurrence de l’effet, bien peu d’explications causales seraient possibles221. Il cite les prévisions météorologiques à cet effet : si celles-ci nous paraissent approximatives, c’est parce que les descriptions des événements qui nous intéressent (la pluie, le beau temps, le froid…) sont difficiles à mettre en relation avec les concepts utilisés pour formuler des lois capables de prévoir des changements. De même, le raisonnement pratique ne peut être mis en relation que de façon approximative avec un modèle prédisant les actions futures.

Mais Davidson lui-même a mis en évidence un autre problème auquel est confrontée la thèse de l’efficacité causale de la préférenceέ

Lorsque nous affirmons que la préférence est une disposition à choisir, ou encore est cause du choix, nous nous exposons à l’objection suivante : réduire la relation entre préférence et choix à une relation de causalité occulte l’influence d’autres attitudes, non seulement des croyances, mais également des autres préférences. La description strictement causale de la relation entre préférence et choix court le risque d’être trop abstraite et de ne pas rendre compte avec suffisance de tous les facteurs qui expliquent une action. Davidson propose le cas suivant afin de clarifier cette question μ il s’agit de deux variantes du mythe d’Œdipeέ Dans la première, Oedipe a de bonnes raisons de tuer son père, et ensuite il tue son père. Mais il ne savait pas que l’homme qu’il a tué était son pèreέ Le meurtre de Laïos n’est donc pas causé par les raisons qu’a Œdipe de tuer son pèreέ Dans la seconde variante, Œdipe se précipite sur la route pour tuer son père (celui qu’il croit être son père), et tue l’homme qu’il rencontre sur la route (qui s’avère être son père) et qui l’empêchait de passerέ La cause du meurtre de Laïos est

221Ibidem.

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effectivement le désir d’Œdipe de tuer son père, et cependant nous ne pouvons pas dire qu’il a tué Laïos parce qu’il voulait tuer son père (il l’a fait parce qu’il voulait passer)έ Davidson en conclut que les croyances, désirs et causes considérés isolément du processus de raisonnement et du système de croyance de l’agent ne peuvent offrir une explication suffisante de l’actionέ222

On ne peut citer les travaux de Davidson à l’appui de notre réflexion sans rappeler sa position à l’égard des théories de la décisionέ Lorsque les hypothèses comportementales de la théorie de la décision sont testées expérimentalement, Davidson, ayant lui-même contribué à ce type d’expériences, affirme que les chercheurs peuvent toujours retrouver ces hypothèses de rationalité dans cette expérience. Pourquoi ? Lorsque le seul fondement des assertions sur les désirs et les croyances des agents est l’observation de leur comportement, plusieurs interprétations sont toujours possiblesέ Néanmoins, l’interprétation choisie dans ce contexte s’appuie sur un fond de croyances et de désirs que l’expérimentateur peut lui-même comprendreέ Le problème de l’interprétation du comportement est analogue à celui de l’interprétation du discoursέ Le point de départ de l’interprétation d’un discours n’est pas l’analyse des termes de celui-ci, pris un à un ; le point de départ est le système de croyances du locuteur et ce qu’il tient pour vraiέ Nous avons besoin de postuler que ce système de croyances est cohérent. Même si nous identifions des erreurs dans le discours de la personne, cela n’est possible que parce que nous sommes déjà en possession d’un accord minimal sur certaines croyances ou propositions (sur l’existence des objets désignés, sur la valeur de la vérité, etc). Si mon interlocuteur me dit : « la Terre est plate », je peux comprendre et interpréter ce qu’il dit même si je juge que c’est faux, et ce parce que je suppose que nous sommes d’accord sur ce que signifie le mot « Terre », sur le fait qu’une proposition décrivant la Terre doit avoir une valeur de vérité et peut faire l’objet d’une investigation scientifique…223. Lorsque nous interprétons une action, nous voyons les autres « comme nous-mêmes » μ notre interprétation s’appuie sur un fond de croyances et de désirs que nous sommes également susceptibles d’avoir et d’éprouverέ Nous décidons de voir les autres comme rationnels, ou en partie rationnels, ou susceptibles d’être rationnels, et comme sujets à une évaluation morale. Les généralisations de la psychologie dépendent donc de ce

222 Cette conclusion s’écarte de la version primitive de l’article de 1λ63, dans lequel Davidson pensait pouvoir offrir une formulation des causes suffisantes de l’actionέ Cf. DAVIDSON, Donald, Essays on Actions and Events, Oxford: Clarendon Press, 2001, Introduction.

223Néanmoins, il n’est pas impossible que mon interlocuteur pense en fait que la Terre est une assiette, ou encore qu’il s’agit d’un objet fictif, comme une licorne, auquel il est libre d’attribuer telle ou telle propriétéέ De telles hypothèses sont intéressantes pour les philosophes, amusantes pour les artistes, mais, les prendre au sérieux dans notre pratique quotidienne, c’est peut-être mettre en danger notre santé mentale.

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« biais »224. La « redescription » de l’action sous la forme d’une explication causale, qui donne la raison principale de l’action, dépend d’une suite d’idées, de raisonnements, n’appartenant pas à cette relation causale.

224DAVIDSON, Donald, “Psychology as Philosophy”, in BROWN S. C. (éd), Philosophy of Psychology, The Macmillan Press and Barnes, Noble, Inc, 1974.

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