• Aucun résultat trouvé

L’objectivité positionnelle

Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.1. Des préférences individuelles aux évaluations positionnelles

3.1.4. L’objectivité positionnelle

Dans les sections qui précèdent, nous avons établi que la pensée de Sen ne peut faire sienne la thèse selon laquelle l’individu est la source exclusive des évaluations que recense le choix social. A présent, il nous faut déterminer quelle est cette source, et comment elle peut être décrite. Pour ce faire, nous proposons de recourir au concept de « position » élaboré dans les écrits de Sen sur l’ « objectivité positionnelle »150. En effet, Sen distingue les évaluations subjectives des évaluations « positionnellement objectives » (et plus généralement les jugements, qu’ils soient de fait ou de valeur, peuvent être dits positionnellement objectifs selon Sen). Une évaluation subjective est une évaluation que l’on attribue à un « sujet », c’est-à-dire à un être doté d’un point de vue et de tendances mentales singulières et ne pouvant être décrits en termes de paramètres extérieurs à ce sujet. Une évaluation positionnellement objective est une évaluation que l’on rapporte dans la mesure du possible aux paramètres de la position qu’occupe ce sujetέ Sen définit ainsi les paramètres de position, qu’il distingue des paramètres de localisation:

« Les paramètres de position ne sont pas nécessairement des paramètres de localisation (liés à un emplacement dans l’espace), et peuvent inclure toute condition qui (1) peut influencer l’observation et (2) peut s’appliquer à différentes personnes sur le plan paramétrique. Divers types d’exemples de paramètres de position (dans ce sens large) incluent par exemple le fait d’être myope ou daltonien ou d’avoir une vue normale ; de connaître ou non une langue en particulier ; d’avoir ou non la connaissance de certains concepts ; d’être capable ou non de compter. »151

Ces paramètres incluant « tout ce qui peut influencer » l’observation et le jugement, ils sont susceptibles d’englober une série importante de facteursέ Sen évoque ici les aptitudes physiques et cognitives. La suite de l’article cite aussi les facteurs politiques, économiques et sociaux.

La source des jugements de valeur dits « individuels » est donc définie en relation avec son contexte ν si l’on entend par individu un être caractérisé par son unité et son unicité (le fait qu’il se différencie d’autres êtres, par des frontières ou par sa singularité), alors ce n’est pas l’individu qui est à l’origine des jugements de valeur pris en compte dans l’évaluation sociale ; en effet, la position à partir desquels ces jugements sont énoncés n’est pas unie (elle est influencée par des paramètres divers) et encore moins unique (elle peut être partagée par d’autres femmes et d’autres hommes)έ

150 SEN, Amartya, « Positional Objectivity », Philosophy & Public Affairs, Vol. 22, No. 2, 1993, pp. 126-145.

151 Ibidem.

115

Un jugement de valeur subjectif est un jugement de valeur qui manifeste les différences de morale entre les individus : en ce sens il est arbitraire. Un jugement de valeur positionnellement objectif est un jugement de valeur qui est relatif à la position de l’évaluateurέ L’objectivité positionnelle lie ainsi l’évaluation, dont l’évaluation morale, à la connaissance. Des choix apparemment peu judicieux peuvent être compris (sans être nécessairement approuvés) en ayant accès aux croyances de l’agentέ L’évaluation est qualifiée d’ « objective » parce que les caractéristiques de la position à partir de laquelle elle est énoncée sont objectivement descriptibles152.

La distinction entre objectivité positionnelle et subjectivité repose sur le fait que l’individu n’est pas nécessairement le support de la position socialeέ En parlant de « subjectivité », en qualifiant un énoncé de « subjectif », nous renvoyons cet énoncé à un individu qui en serait la source, nous faisons de cet énoncé le propre d’un sujet ou de ses opérations mentales. En parlant d’ « objectivité positionnelle » pour qualifier les évaluations à la base du choix social, nous nous référons aux caractéristiques de la position qu’occupe l’individu qui exprime le jugement de valeur, et il est logiquement possible qu’un autre individu puisse occuper exactement la même position.

Cette distinction entre la position en relation avec son contexte et l’individu qui subsiste par lui-même implique deux choses pour l’évaluation dite « individuelle » :

- En théorie, un même individu peut occuper plusieurs positions différentes et énoncer donc plusieurs jugements de valeur différents sur un même objet ; et, en théorie, différents individus peuvent occuper une même position et énoncer un même jugement de valeur.

- Il existe une relation de dépendance entre le jugement de valeur et les circonstances dans lesquelles il est produit, entre l’évaluation de la société et son contexteέ Il n’y a pas nécessairement d’évaluation sociale formulée à partir de « nulle part », à partir d’un point de vue décontextualisé153.

La première implication ouvre des perspectives pour les raisonnements moraux, outre le fait qu’elle permet au spécialiste des sciences sociales de comprendre les comportements qu’il observe.

152 Cf. aussi SEN, Amartya, “Rights and Agency”, in Philosophy and Public Affairs, 11, 1, 1982, p 3-39 [Trad.Française S. Marnat, Ethique et Economie, Parisμ PUF, 1λλ3, “Les droits et la question de l’agent», p 150]έ

153Cf. SEN, Amartya, Ibidem.

116

La seconde implication met en difficulté la liberté de l’agent. En effet, de la nature de la relation entre position et jugement dépend le caractère plus ou moins déterministe de la philosophie sociale de Sen. La position influence-t-elle ou détermine-t-elle l’action individuelle ? Si elle la détermine, alors il n’y a plus à proprement parler de subjectivité, ni de liberté de l’agent, si l’on entend par liberté d’agent le pouvoir de déterminer par soi ses choix et ses actions. Sen aborde » la question du déterminisme au conditionnel :

« Selon une vision déterministe, on peut montrer que les observations et croyances de toute personne peuvent être entièrement expliquées par une caractérisation adéquate des paramètres positionnels qui influencent son observation et sa compréhension. Si ces paramètres étaient tous spécifiés en tant que partie de l’identification positionnelle, ces observations et croyances seraient positionnellement objectives dans cette situation. Il semblerait donc que chaque vision ou opinion pourrait devenir

« positionnellement objective » à l’aide d’une caractérisation très soigneuse des paramètres de position. »154

« Formellement », nous dit Sen, il est possible d’inclure des caractéristiques subjectives dans les paramètres de position : ainsi, des « tendances mentales » ou l’ « inexpérience » peuvent être qualifiées de positionnellement objectives. Mais Sen peut contourner cette difficulté en mettant en avant la variété infinie des positions possiblesέ S’il existe des positions similaires, en revanche il est empiriquement peu probable d’avoir affaire à deux positions identiquesέ Or, la question du déterminisme peut se formuler ainsi : si deux individus occupaient exactement la même position, leurs choix et leurs actions seraient-ils toujours les mêmes ? Dans la mesure où deux personnes n’occuperont jamais deux positions strictement identiques dans les faits, la question du déterminisme devient oiseuse ; autrement dit, les variations interindividuelles impliquent un résidu d’opacité de l’évaluation individuelleέ La singularité des destins individuels semble devoir plus à la singularité des situations qu’à la volonté subjective. Le cas de deux individus occupant exactement la même position est logiquement possible. Mais cette possibilité logique ne modifie pas le caractère hautement improbable du partage de la même position par deux individus différents. Ainsi, Sen évite de produire une définition complète de chaque position individuelle, se contentant de descriptions partielles mais suffisantes pour l’évaluation sociale.

Cependant, Sen souligne que la subjectivité est une « idée sociale importante »155. Il déplace en fait le problème : ce qui doit nous intéresser, c’est le contexte d’analyse :

154SEN, Amartya, Rationality and Freedom, Belknap Press of Harvard University Press, 2002 [Trad.Française M.-Pέ d’Iribane-Jaawane, Odile Jacob, 2005, p 373]

155 SEN, Amartya, Ibidem.

117

« Dans le contexte de l’analyse de préjudices sociaux systématiques, partagée par beaucoup de gens occupant une place similaire dans la communauté, il serait sans doute utile de considérer un phénomène qui possède d’évidentes caractéristiques subjectives comme étant également positionnellement objectif, vu d’une position élaborée de manière appropriée, car cela nous aiderait à nous concentrer sur des liens de causalité qui ont des rôles explicatifs importants. »156

La qualification de « subjectif » ou d’ « objectif » dépend du contexte et des buts que l’on se donneέ C’est la fécondité heuristique de l’objectivité positionnelle qui justifie son utilisationέ Mais Sen ne nie pas qu’un phénomène puisse avoir d’« évidentes » caractéristiques subjectives : le subjectivisme est une « idée sociale importante » ; « le diagnostic d’arbitraire subjectif demeurerait pertinent ». Le concept de subjectivité est opératoire dans d’autres contextes que dans celui de l’« analyse des préjudices sociaux », peut-être lorsque la responsabilité juridique ou morale est en jeu.

Les capabilités et les fonctionnements peuvent être pensés comme caractérisés en fonction des positions occupées par des individus. Les capabilités représenteraient ainsi les potentialités d’activité à partir d’une position décrite comme un ensemble de relations avec le contexte naturel, physiologique, social, économique, culturel.

156 SEN, Amartya, op. cit., p 374.

118