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La liberté individuelle comme réalisation sociale

Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.3. La place de l’individu dans le choix social senien

3.3.2. La liberté individuelle comme réalisation sociale

Sen a tenté d’utiliser les outils conceptuels de la théorie du choix social pour penser les conditions sociales de réalisation du bien-être et des finalités individuellesέ D’une part, il s’est soucié du rôle de la société dans l’amélioration des opportunités ou capabilités individuelles (a)έ D’autre part, il a montré que le cadre conceptuel de la théorie du choix social permet de penser la liberté sans le contrôle direct de l’individu sur la réalisation de son action (b)έ

a)Responsabilité individuelle, responsabilité sociale et rareté

L’approche par les capabilités vise à mettre en place des politiques publiques d’amélioration de l’avantage individuel. En d’autres termes, les institutions et même l’organisation sociale en général sont déterminantes pour l’amélioration des capabilitésέ Comment penser alors la division du travail entre responsabilité sociale et responsabilité individuelle dans l’approche des capabilités ? Quelques pistes nous sont données ici, non par Sen, mais par l’économiste Vivian Cέ Walsh qui, avant Sen, a eu l’idée d’évaluer la privation économique en termes de privation de liberté.

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Dans son ouvrage sur la rareté188, Walsh consacre plusieurs pages à décrire comment la réflexion qui précède la décision individuelle fait apparaître la rareté. Son exemple est celui d’un étudiant de philosophie qui doit choisir entre acheter les œuvres de Descartes ou chauffer sa chambre. En outre, Walsh ajoute que ce type de réflexion parle à chacun d’entre nous, et nous rend sensibles à ce que peuvent éprouver les personnages d’un roman lorsqu’ils ont affaire à la rareté au moment de décider :

« Toute la grande littérature est remplie de vivantes descriptions de telles évaluations et décisions. »189 Voyons Maupassant :

« Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits […]. »190

L'évaluation individuelle est une comparaison qui détermine tout choix rationnel, du plus ordinaire (s’offrir un bock le soir) au plus important, en termes de conséquencesέ Mais l'évaluation individuelle s'accompagne d'un sentiment de privation μ privation d’argent, comme dans le cas de Bel-Ami (choisir le repas du soir, c’est renoncer à celui de midi), privation de temps, d’énergie…ν cette rareté est ce qu'il y a d'« économique » dans l'expérience humaine du choix.

« Ce qui est économique dans toute expérience réside dans ses effets sur la fin ou les fins qu'une personne est plus ou moins consciemment en train de poursuivre. Il n'y a rien d'économique dans la fin en tant que telle ; rien n’est économique en soi. »191

L’économiste devrait ainsi s’intéresser à l’aptitude de chacun à réaliser ses buts, étant donnée la rareté relative des ressources au sens large du terme (argent, biens, mais aussi capabilités physiques, temps, relations sociales…)έέ

La rareté contraint l’agent à faire un choix qu’il ne juge pas toujours bon, et ce sans en être responsableέ L’enjeu de cette réflexion sur la rareté est la mise en évidence des limites de la responsabilité individuelle et de la nécessité d’une responsabilité sociale pour la réalisation

188 WALSH, Vivian C., Scarcity and Evil, Prentice-Hall, 1961.

189 WALSH, Vivian C., Scarcity and Evil, Prentice-Hall, 1961, p 22. Traduction libre.

190 MAUPASSANT, Guy de, Bel-Ami.

191 WALSH, Vivian C., Scarcity and Evil, Prentice-Hall, 1961, p 23-24. Traduction libre..

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des buts raisonnables. Walsh souligne ainsi que nous attribuons parfois de la responsabilité là où il n’y a que de la rareté192έ Or, l’allocation de ressources de nature diverses (éventuellement en se servant de compensations) est l’objet privilégié du choix collectif tel que le thématisent les économistes du bien-être et les théoriciens de la justice. La rareté est un souci collectif.

Où s’arrête la responsabilité sociale ? Cette question concerne aussi le conflit Pareto-liberté : la société est-elle responsable du fait que le sympathisant nazi lise Mein Kampf ? On peut distinguer au moins trois conceptions des limites de la responsabilité sociale :

- La responsabilité sociale peut être définie par son objet : ainsi, on distinguera les privations naturelles des privations socialesέ La société n’est responsable que des privations sociales, dans la mesure où elle les aurait causées. Cette conception de la responsabilité présuppose une dichotomie entre avantages naturels et avantages sociaux. La volonté de Sen de prendre en compte à la fois des dimensions naturelles et des dimensions sociales dans l’évaluation des capabilités nous incite à penser qu’il ne serait pas favorable à cette division du travail entre responsabilité individuelle et responsabilité sociale.

- La responsabilité sociale peut être définie par sa structure : la société est responsable de ce qui peut être formulé en termes de droits, indépendamment de considérations particulières. Ainsi, les privations dont la société serait responsable sont des privations générales. Cette conception caractérise les approches que Sen qualifie dans L’Idée de Justice de transcendantales ou d’institutionnalistes έAyant adopté une approche comparative, Sen ne peut souscrire à cette conception de la responsabilité sociale.

- La responsabilité sociale peut aussi englober ce que la société peut faire. Cette conception caractérise les approches conséquentialistes de la justice sociale. En effet, alors que les priorités définies par le contrat social limitent le champ d’intervention des institutions, tout est susceptible d’être un facteur de bien-être individuel.

192Ibidem, p 50.

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b)Contrôle direct et liberté indirecte

Lorsque nous parlons de « liberté de choix », nous identifions liberté et pouvoir de décision.

Selon Sen, la théorie du choix social propose une conception moins restrictive de la liberté : sa structure permet de parler de « liberté indirecte »έ De quoi s’agit-il ? Lorsque l’individu a le pouvoir de contrôler totalement sa sphère personnelle, cette notion n’a pas lieu d’êtreέ Mais Sen veut montrer que ce contrôle est en fait assez rare, voire tout à fait inadéquat pour invoquer la liberté de l’agent dans certaines situationsέ

Il réfute donc la restriction de la liberté individuelle au pouvoir (exercé) de décision par l’exposition d’un cas193. Par conviction, Edmond refuse de faire souffrir les animaux. Blessé dans un accident, il se trouve confronté à l’alternative suivante : soit il choisit un traitement A très efficace, mais mis au point à l’aide d’expériences qui ont fait souffrir des animaux, soit il se contente d’un traitement B qui occasionne beaucoup d’effets secondaires désagréables, mais qui n’a pas requis d’expériences sur les animauxέ Edmond choisit le traitement B : on parle ici de « liberté directe », ou liberté de choix.

A présent, Sen nous demande d’imaginer qu’Edmond est inconscient suite à son accident : il appartient donc au médecin et à l’épouse d’Edmond (qui connaît l’engagement de ce dernier en faveur des animaux) de décider du traitement. Sen soutient que ces derniers serviraient mieux le bien-être d’Edmond en choisissant le traitement A, mais qu’ils le priveraient alors de sa « liberté indirecte ». Autrement dit, même s’il est incapable de contrôler les décisions concernant sa sphère personnelle, Edmond reste libre dans la mesure où il existe des personnes capables et désireuses de réaliser ce qu’il aurait lui-même voulu.

« Pour caractériser la liberté, la théorie du choix social compare la situation obtenue avec ce que la personne aurait choisi, même si elle n’effectue pas elle-même le choix. Mais cette méthode laisse de côté un aspect qui peut être important pour la liberté : le fait de savoir si ce que la personne obtient a été effectivement choisi par elle, et n’est pas simplement ce qu’elle aurait choisi (pas nécessairement en effectuant elle-même le choix). C’est là une lacune, et bien qu’elle ne remette nullement en cause le conflit Pareto-liberté […], elle peut être importante dans un traitement plus général de la liberté (par opposition au traitement de certaines de ses conséquences). La seule manière de combler cette lacune est d’enrichir la description des états sociaux pour y incorporer l’agent du choix. Cela implique que l’on s’éloigne du format existant de la théorie du choix social, dans lequel les personnes

193SEN, Amartya, « Liberty and Social Choice », The Journal of Philosophy, LXXX, 1, janvier 1983, p 5-28.Traduit de l’anglais par MARNAT, Sophie, Ethique et Economie, “Liberté et choix social”, Parisμ PUF, 1λλ3, p 175-176.

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choisissent entre différents états sociaux sans que la description du choix soit incorporée dans ces états eux-mêmes […]. »194

La description de la liberté peut inclure trois facteurs μ la préférence de l’agent, l’activité de choisir et le résultat, conforme à la préférence195. La théorie du choix social ne retient dans sa description des états sociaux que le premier et le troisième facteur : elle ne se demande pas comment ni par qui ont été réalisés les buts de l’agentέ Ainsi, l’action sociale peut contribuer à la réalisation des fins individuelles en lieu et place de l’action individuelleμ l’expérience de la rareté traduit ainsi la nécessité de compléter l’activité individuelle par des ressources socialesέ Néanmoins, l’éthique qui sous-tend l’approche par les capabilités intègre également des considérations propres à la tradition libérale : ainsi, le fait que la personne réalise elle-même ses buts peut être une information qui la détermine à préférer l’état social où c’est possibleέ Nous pourrions donc développer l’exemple de Sen : Edmond est certes inconscient, mais il est possible de le réanimer et de lui administrer ensuite le traitement choisi, sans diminuer ses chances de guérison. Dans ce cas, il est probable que son épouse et son médecin choisiraient de le réanimer avant de lui demander quel traitement il préfère, et ce même si tous deux sont certains qu’il choisira le traitement B. Et peut-être Edmond se sentirait-il lésé s’ils avaient procédé autrement, même si le résultat ne change pas.

En incluant l’agent du choix dans la description des états sociaux, Sen signifie qu’il appartient à la société de garantir les libertés individuelles, à la fois au sens conséquentialiste du terme (la liberté comme réalisation des fins désirées, ou liberté-opportunité) et au sens de la tradition libérale (la liberté comme processus de choix dans lequel la personne concernée est également l’agent du choix)έ Mais, contrairement aux théories du contrat social, cette garantie ne prend pas la forme d’une structure institutionnelle spécifique, mais se vérifie par la modification de la situation sociale existante en faveur d’une augmentation des activités individuelles libres.

Philip Pettit rapproche la conception de la liberté de l’approche par les capabilités et la tradition républicaniste, qu’il présente ainsi :

« La conception républicaine de la liberté est socialement plus radicale que l’approche dominante dans la mesure où elle nie que la non-interférence soit suffisante pour la liberté (Pettit 1997, Ch. 2). Cet aspect signifie que nous devons considérer ceux qui dépendent de la bonne volonté des autres pour jouir d’une vie normale sans entrave comme non libres, même s’ils ont assez de chance pour s’attirer

194 SEN, Amartya, op. cit., p 177.

195Cfέ PETTIT, Philip, “Capability and Freedomμ a Defence of Sen”, Economics and Philosophy, 17, 2001, pour une formulation de cet ordre.

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cette bonne volonté. Selon ma lecture, Sen soutient ce radicalisme social dans la mesure où il accorde de l’importance aux capabilités de fonctionner et pas seulement des perspectives de fonctionnement, lorsqu’il s’agit de déterminer la qualité de vie d’une personne. Il ne suffit pas qu’il soit probable que la femme sera bien traitée par son puissant mari, l’employé par son puissant employeur, le pauvre du village par le puissant propriétaire terrien. Il faudra également que ceux qui se trouvent dans de telles positions bénéficient de ce traitement pour des raisons qui soient indépendantes de la bonne volonté des puissants.»196

Le républicanisme, au sens où Pettit entend ce terme, promeut la liberté comme non-dominationέ Jouir de ce type de liberté, c’est vivre au sein d’institutions qui garantissent que personne n’a la capacité d’interférer avec nos choix sur une base arbitraire, et ce même si les préférences des dominants concordent accidentellement avec le contenu des préférences des dominés. La liberté comme non-domination, comme la capabilité, concerne les possibilités des personnes qui jouissent de l’une ou de l’autre, et pas seulement ce qu’elles réalisent effectivement. De même que Pettit préfère décrire la privation de liberté en termes de domination (possible) plutôt que d’interférence (actuelle), de même Sen préfère décrire l’avantage en terme de capabilités (un avantage réellement possible) qu’en termes de fonctionnements (un avantage réalisé).

Mais le parallèle s’arrête ici : en effet, Sen justifie la perspective des capabilités par l’importance qu’il accorde au choix de l’agent de réaliser telle ou telle capabilités. Tandis que Pettit valorise davantage la non-domination parce qu’elle offre une sécurité plus grande contre la privation de liberté que l’absence d’interférenceέ Sen refuse donc de souscrire à la lecture que fait Pettit de l’approche par les capabilités. On peut donner de quatre raisons à ce refus de prise de position en faveur du républicanisme :

- La première raison est d’ordre méthodologiqueέ Sen souligne que la distinction entre interférence potentielle et interférence actuelle est significative197έ L’approche républicaniste se concentre sur les interférences potentielles. Mais la théorie du choix social (dont Sen fait la promotion) évalue des états sociaux effectifs, dont la description inclut d’abord interférences actuelles. On peut certes enrichir cette description en notant tous les faits susceptibles de signaler des interférences potentielles. Mais cela ne va pas sans difficulté : ainsi, il faut recenser des faits qui nous permettent d’affirmer qu’un mari pourrait entraver les actions de son épouse ; nous ne pouvons pas affirmer a priori, indépendamment d’une bonne connaissance de

196Ibidem.

197 SEN, Amartya, The Idea of Justice, London: Allen Lane (Penguin Books), 2009, p 308.

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l’environnement social, du droit en vigueur ou encore du passé de ce ménage, que le mari « domine » son épouse. En choisissant une méthode d’évaluation sociale empirique et comparative, Sen refuse de cristalliser son approche autour de la seule question de la domination.

- La seconde raison tient au fait que Sen devrait refuser de faire sienne la dichotomie du naturel et du social. Consacrer la non-domination comme priorité sociale et politique, c’est faire abstraction de l’importance des entraves «naturelles» pour l’activité humaineέ L’exemple que donne Sen est tout à fait significatif de ce point de vue : afin de mettre en évidence des situations de domination, il expose le cas d’une personne handicapée qui ne peut se déplacer elle-même198. Soit elle ne reçoit aucune aide (cas 1), soit elle est toujours aidée par des volontaires ou par des personnes envoyées par les services sociaux du lieu où elle vit (cas 2), soit elle est aidée par des employés qu’elle paie elle-même (cas 3). Le cas 1 est indiscutablement une privation de capabilitéέ Le cas 2 rend cette handicapée dépendante de la bonne volonté d’autres personnes (qui choisissent de l’aider directement ou de continuer à financer par leurs impôts des services sociaux) : on peut parler de domination, puisque ces autres personnes pourraient interférer avec la liberté de mouvement de cette handicapée.

Mais elles ne le font jamais μ il n’y a donc pas de différence, en termes de capabilités, entre le cas 2 et le cas 3, où cette personne handicapée ne subit ni domination potentielle, ni domination actuelleέ Et il n’y a pas de différence, en termes de non -domination, entre le cas 1 et le cas 2. Néanmoins, le cas 2 semble infiniment préférable au cas 1 : autrement dit, la privation de capabilité requiert ici une action prioritaire à celle qui consiste à éliminer la domination potentielleέ C’est la comparaison entre les états sociaux, et non pas l’existence ou non de domination, qui permet de déterminer l’action socialeέ

- La troisième raison est que Sen ne fait pas de philosophie politique au sens strict du terme. Il ne souhaite pas mener une réflexion sur la nature des institutions ; celles-ci ne l’intéressent que dans la mesure où elles produisent des effets sur l’existence des personnes. Or, affirmer la priorité de la non-domination, cela revient à définir au moins partiellement ce que devraient être les institutions politiques.

- La quatrième raison est que Sen souhaite laisser aux membres des sociétés le soin de hiérarchiser eux-mêmes les valeurs qui détermineront le choix collectif. On ne peut

198Ibidem, p 306.

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être à la fois un théoricien du choix social et défendre « sa » vision du monde valable pour toute société donnée. Une fois le travail de clarification des valeurs effectué, l’expert, économiste ou philosophe, se retire et laisse se prononcer la collectivité199. S’il appartient à l’action collective de garantir la liberté individuelle, il lui appartient aussi de choisir le type de liberté qu’elle mettra en œuvreέ

199 Ce positionnement de Sen est particulièrement clair concernant la question de la liste des capabilités, sur laquelle nous revenons dans le Chapitre 6 de ce travail.

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3.3.3. Un accord basé sur les évaluations