• Aucun résultat trouvé

L’individuation par l’identification des privations

Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.2. La construction de l’individualité

3.2.1. L’individuation par l’identification des privations

Dans l’approche des capabilités telle que la développe Sen, le traitement des privations dites

« naturelles » (comme les handicaps) n’est pas différencié du traitement des privations dites

« sociales » (comme le revenu). Pourquoi ? En fait, il semble que l’évaluation sociale développée par Sen s’attache à mettre en évidence la singularité des privations et des attentes de chaque individu.

C’est par ailleurs ici que se situe le désaccord entre les partisans d’une définition de la privation en termes de besoins, ou « besoins de base » (Basic needs approach)157, et ceux de l’approche par les capabilités (capabilities approach), parmi lesquels figure Sen. L’analyse de ce désaccord permet de comprendre l’importance de la singularité des privations individuelles pour l’approche des capabilitésέ

L’approche en termes de « besoins de base » a inspiré l’action de la Banque Mondiale à la fin des années 70 et au début des années 80, action qui s’adressait aux pays pauvresέ L’idée était que certains besoins de base devaient être financés en priorité pour les pays pauvres158. Sen a formulé plusieurs objections contre cette démarche159έ Parmi ces objections, deux d’entre

157 Cf. STREETEN Paul, avec BURKI S. J., UL HAQ M., HICKS N., STEWART F., First Things First, Oxford:

Oxford University Press for the World Bank, 1981; STEWART, Frances, Basic Needs in Developing Countries, Baltimore, Md: John Hopkins University Press, 1985; WIGGINS, David, “Claims of Need”, p 1-57 in Needs, Values, Truth, Oxfordμ Blackwell, 1λ87ν READER, Soran, “Does a Basic Needs Approach need Capabilities”, The Journal of Political Philosophy, Vol. 14, number 3, 2006, pp 337-350.

158 Indépendamment de la question que nous traitons ici, nous pensons que la manière dont cette approche a été présentée pose problème pour une approche normative, dans la mesure où le fait de distinguer le traitement réservé aux « pays pauvres » de celui des « pays riches » entraîne l’adoption de politiques publiques insuffisamment exigeantes.

159 SEN, Amartya, Resources, Values and Development, Oxford: Basil Blackwell, 1984, pp 513-515.

119

elles nous intéressent tout particulièrement, car elles sont liées à la question de l’individuation par la description de privations singulières :

(1) Les besoins sont définis indépendamment des contingences sociales et individuelles, tandis que les capabilités prennent en compte la spécificité de la position sociale de l’individu et de ses caractéristiques propresέ

(2) Le besoin est un concept trop « passif » ; en revanche, les capabilités sont définies comme des libertés réelles et reconnaissent l’importance de l’exercice de la qualité d’agentέ

La philosophe Soran Reader a discuté les objections de Sen à l’approche en termes de besoins. Elle souligne que cette dernière, tout comme l’approche par les capabilités, ne définit pas la pauvreté comme une privation de ressources, mais de fonctionnements.

“Un être humain peut avoir besoin de [verbe] [quelque chose] : faire de la philosophie, se reposer dans le silence, perdre des tissus adipeux, conserver toutes ses dents, parler sa langue natale, entretenir une mémoire, être accueilli par une communauté, être laissé seul, partager la terre, avoir une idée, subir une punition, pouvoir pleurer un bon coup. »160

Soran Reader distingue ensuite les besoins dispositionnels et les besoins occurrents. Les besoins dispositionnels sont propres à l’être qui éprouve le besoin. Tout être vivant a des besoins dispositionnels : les êtres humains riches aussi bien que les êtres humains pauvres ont par nature le besoin de s’alimenterέ Les besoins occurrents correspondent à l’absence de satisfaction des besoins dispositionnels. Par exemple, un être humain riche ne souffre pas du besoin de nourriture, tandis qu’un être humain pauvre est susceptible d’en souffrirέ La définition des besoins dispositionnels nous fournit le critère du besoin : ce critère est fonction du fait que nous sommes des êtres humains. Reader souligne que « être humain » ne se résume pas aux aspects biologiques de la nature humaine : alimenter une personne de force, ou avec une nourriture qu’elle ne souhaite pas ingérer, ce n’est pas satisfaire un besoinέ Reader laisse la définition de ce que sont les besoins humains à la « raison pratique publique » de la communauté au sein de laquelle vit l’être qui participe à cette raison.

L’argumentation de Reader est pertinente, mais on peut se demander si le terme « besoin » est approprié pour qualifier la description du désavantage qu’elle défendέ Dans l’usage courant, le terme « besoin » tend à désigner des manques qui dépendent de la constitution de l’être humain indépendamment de toute définition politiqueέ Pourquoi Reader s’attache-t-elle alors à conserver le concept de « besoin » ? Peut-être est-ce parce que ce concept permet de tracer

160 READER, Soran, op. cit. Traduction libre..

120

une limite entre le nécessaire et le superflu, même si, au lieu d’être définie en termes biologiques, cette limite est laissée à l’appréciation de la raison pratique publiqueέ, l’objection mérite réflexion. Soran Reader est consciente de la difficulté et soutient que cette tâche doit être laissée à la communauté dans laquelle vit l’individu, sans apporter de précisions supplémentaires (s’agit-il des institutions de l’Etat-Nation, d’autres structures sociales, de la communauté religieuse, de la famille ?), si ce n’est qu’elle laisse entendre que cette communauté est organisée démocratiquement. Les défenseurs du besoin partagent dès lors avec ceux des capabilités les problèmes de choix social. Soran Reader avance un argument supplémentaire contre l’objection de paternalisme : si la définition de l’identité d’un être humain comprend la liberté comme composante propre, alors la détermination des besoins prendra en compte cette liberté. Elle postule dès lors implicitement que toute communauté décidant des besoins de ses membres en fonction de leurs identités reconnaît la liberté comme composante de ces identitésέ En d’autres termes, l’approche en termes de besoin dans sa variante « libérale » stipule que la liberté est une propriété de l’être humainέ

L’approche par les capabilités qualifie de « libre » ou de « non-libre » la détermination des fins et le mode de réalisation de ces dernières par un être humain, ou un groupe d’êtres humains ν elle n’attribue pas la liberté aux êtres humains en tant qu’entitésέ Paradoxalement161, en dehors de la liberté, S. Reader estime que la définition du contenu des besoins doit être laissée à la raison publique pratique de la communauté, et variera sans doute selon les communautés, leur culture ou leur niveau de développement. En revanche, la distinction entre le nécessaire et le non-nécessaire, propre au besoin, demeure pour chaque liste communautaire de besoinsέ Afin de montrer que l’approche en termes de besoins n’est pas restrictive, Soran Reader rappelle que la délibération rationnelle et publique peut étendre la liste des besoins en fonction du degré de développement de la communauté : si les besoins vitaux sont satisfaits, celle-ci peut également pourvoir, par exemple, aux besoins de musique de ses membres. Mais, quelques paragraphes plus haut, elle avance que l’un des avantages du besoin par rapport à la capabilité est son réalisme : évoquant les besoins vitaux, elle montre que les théoriciens du besoin sont plus que tous ancrés dans la réalité matérielle des conditions d’existence des êtres humains.

A travers les différents exemples d’identités définies par la délibération publique, nous observons un glissement sémantique d’ « être vivant » à « être humain » puis à « musicien ».

Une société plus avancée peut satisfaire le besoin de faire de la musique, tandis qu’une société

161 Le paradoxe en question est, nous semble-t-il, dû à ce que la définition de la raison publique pratique n’a pas été clairement établie dans cet article. Il n’est donc pas insurmontableέ

121

plus pauvre pourvoira d’abord au besoin de s’alimenterέ Mais comment être certain que cette société classera la satisfaction du besoin de s’alimenter en priorité par rapport à celui de jouer d’un instrument de musique ? Si la majorité de ses membres peut s’alimenter parfaitement grâce à une économie qui ne dépend pas des décisions sociales, elle classera peut-être comme prioritaire le besoin de musique, au détriment d’une minorité qui meurt de faimέ Elle établira donc que l’identité de ses membres est une identité de musicien et non d’être subsistant par la nutrition. En revanche, les capabilités étant des ensembles de fonctionnements, une politique publique favorisant les capabilités vise à étendre cet ensemble pour chaque membre. Or, le fonctionnement « jouer de la musique » ne peut être inclus dans un ensemble capabilité qui ne comprend pas aussi le fonctionnement « manger à sa faim » (un minimum d’énergie est requis pour frapper les touches d’un piano)έ L’étendue de l’ensemble capabilité dépend plus fortement du pouvoir de s’alimenter que de celui de jouer de la musiqueέ Cet exemple souligne un autre effet fâcheux de l’approche en termes de besoin : si, dans un même monde, coexistent une société qui a su satisfaire le besoin de s’alimenter et une autre qui n’a pas pu le faire, la première société pourra être amenée à définir comme « besoin », comme nécessaire donc, le fait de jouer de la musique (au moins pour certains de ses membres), tandis que la seconde le jugera superflu, préférant définir comme nécessaire celui de s’alimenterέ Cela implique qu'un certain confort de vie paraîtra nécessaire à des communautés riches et superflu à des communautés pauvres.

L’approche par les capabilités voit donc la liberté dans la réalisation d’une fin, que ce soit le bien-être de l’agent, ou ce qu’il détermine librement par une démarche rationnelle de réflexion, et non dans la définition d’une identitéέ Elle accorde ainsi toute son attention à la singularité des privations et des attentes, afin de déterminer ce qui manque à l’agent pour réaliser les fins qu’il a choisies, va choisir ou choisirait si sa position était meilleureέ Parmi ce qui manque figure parfois une conscience claire de ce manque et de cette fin μ l’accroissement des capabilités correspond donc à un moment donné à cette prise de conscience, moment où l’évaluation des privations peut commencer à se faire à la première personneέ

Les travaux de Sen en économie de la famille mettent également en évidence son intérêt pour la singularité des privations. Sen refuse de considérer la famille comme un seul agent (les

« ménages ») ou comme un ensemble d’individus dont les attentes sont identiquesέ Ce choix méthodologique s’appuie sur l’observation de différences de répartition des ressources entre les membres d’une même famille, différences qui ne se justifient pas par une différence de

122

besoins. Ces ressources peuvent être aussi bien des aliments que des ressources éducatives, du temps de loisir (dont sont privés les membres de la famille qui doivent assurer la majorité ou la totalité des tâches ménagères), du pouvoir de décision.

De façon significative, Sen commence par identifier les privations en termes de santé et d’espérance de vie pour mener sa critique des autres approches de l’économie familialeέ Il rapporte ainsi une étude comparative de la malnutrition des enfants selon leur sexe dans deux villages indiens voisins ν les petites filles du village bénéficiant d’une distribution publique de nourriture ne souffrent pas d’inégalité de répartition et donc des pathologies liées à la malnutrition162έ Ce sont donc les privations liées à la survie de l’organisme humain qui incitent dans un premier temps le théoricien à s’intéresser aux attentes individuelles, y compris à l’intérieur d’une collectivité telle que la familleέ On ne peut mettre de côté la singularité de ces attentes :

« La spécification des soi-disant « besoins » en calories et autres nutriments n’est guère fondée scientifiquement, en raison de facteurs tels que les variations interpersonnelles de métabolisme, le rôle des maladies parasitaires qui affectent l’absorption des aliments, et l’existence de multiples équilibres pour la même personne. En outre, les représentations des besoins communément utilisées semblent avoir intégré des partis pris systématiques. Dans les diagrammes des besoins spécifiés par le très distingué Comité d’Expert de la FAO et de l’OMS, diagramme largement utilisé, l’énergie consommée dans les tâches ménagères est supposée très faible, puisque les tâches ménagères sont considérées comme une activité sédentaire. On se demande où de si agréables tâches ménagères ont été observées. Peut-être dans un appartement de Manhattan plein de gadgets, bien préparé au vingt-et-unième siècle. »163

L’analyse des privations suscite l’intérêt du chercheur pour l’histoire individuelleέ Chaque organisme humain a des attentes singulières mises en évidence par les comparaisons interpersonnelles et l’évaluation socialeέ Mais chaque organisme humain se singularise également par son histoire personnelle, et il appartient au théoricien de mesurer l’adéquation de cet organisme individuel en évolution avec son environnement.

« Une fonction de bien-être (welfare) familial beaucoup plus claire serait donc requise pour rapporter la collection des niveaux de bien-être (well-being) non-assimilés des membres de la famille à une mesure agrégée pour la famille dans son ensemble. Bien sûr, cela impliquera un « mini-problème de choix social ». Bien que cela puisse soulever des difficultés propres, le problème ne peut pas être évité en l’absence de l’une ou l’autre des hypothèses précédemment examinées. »

162SEN, Amartya, “Economics and the Family”, Resources, Values and Development, Harvard University Press, 1984, ch. 16, p 380-381. Traduction libre.

163Ibidem, p 382.

123

Les inégalités de bien-être au sein de la famille suffisent à invalider les approches de la famille comme un tout : le problème du choix social, qui confronte les données individuelles à la nécessité d’une décision collective, peut et doit apparaître déjà au niveau de la familleέ Dans certains cas, il en va de l’existence même de certains de ses membres.

Cette perspective identifie l’individu humain à son organisme. Cette « individuation du sens commun » nous paraît naturelle, mais il est important de noter que l’identification de l’individu à un organisme n’est pas valable pour l’ensemble du vivant.