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Jugements de fait comparatifs et jugements de valeur comparatifs

Chapitre 4 : Préférences, choix et évaluations

4.2. Préférences et évaluations : des jugements de valeur comparatifs

4.2.3. Jugements de fait comparatifs et jugements de valeur comparatifs

Mais la préférence ne se contente pas de dégager les ressemblances et les différences des états comparésέ C’est l’évaluation qui motive la comparaisonέ Préférer x à y, c’est affirmer que x est préférable à y , que x possède des caractéristiques qui le rendent supérieur à y en termes de valeur. Une autre formulation identifie le fait de préférer x à y au fait de juger que x est meilleur que y.

Une première difficulté consiste en ce que les comparaisons en termes de préférences peuvent être justifiées par des valeurs substantiellement différentes. Ainsi, une comparaison en termes de justice ne correspond pas nécessairement à une comparaison du point de vue du meilleur.

Reprenons l’histoire biblique du jugement de Salomon : deux femmes affirment être la mère d’un petit enfantέ Afin de trancher, Salomon décide de couper l’enfant en deux et d’en attribuer une moitié à chacune des femmes ; la vraie mère alors supplie le roi de donner l’enfant à l’autre plutôt que de le tuer, s’identifiant comme mère, c’est-à-dire comme seule réellement soucieuse du bien de l’enfantέ Au moment où Salomon prononce sa sentence, il affirme qu’il est plus juste de couper l’enfant en deux plutôt que de le donner à une des deux femmes sans être certain qu’il s’agit vraiment de la mèreέ Mais la valeur invoquée par cette préférence, la justice, diffère substantiellement de la valeur du jugement que la vraie mère exprime en suppliant le roi d’épargner l’enfantμ pour l’enfant – et pour celle qui aime l’enfant – il est meilleur qu’il soit épargné, y compris au prix d’une décision injusteέ Une préférence peut ainsi être justifiée par des valeurs substantiellement différentes (Salomon finit d’ailleurs par rendre l’enfant à la vraie mère, qu’il a reconnue grâce aux supplications de cette dernière). La difficulté ne s’arrête pas ici : dans le langage courant, la préférence est utilisée fréquemment dans des contextes indépendants de la morale ou des jugements de valeur : lorsque Sophie préfère la robe bleue à la robe rouge, sa préférence est dictée par des considérations esthétiques242. Peut-on assimiler le jugement de Sophie :

242Nous supposons ici que Sophie sélectionne la robe qu’elle pense être la plus jolie, sans se soucier d’une série d’autres facteurs qui interviennent fréquemment dans le choix des vêtements, comme le souci des normes sociales, le prix…

174 (a) La robe bleue est plus belle que la robe rouge.

au jugement

(b) La robe bleue est préférable à la robe rouge ?

Certainement : entre la robe bleue et la robe rouge, Sophie sélectionne la première. Mais (a) équivaut-elle à :

(c) La robe bleue est meilleure que la robe rouge ?

Le terme « meilleur » fait entrer des considérations morales dans l’évaluation de Sophie, ce qui, dans la plupart des contextes, est inapproprié. La comparaison en termes de préférences peut donc être déterminée par des valeurs indépendantes de la morale243.

Si le critère de « préférabilité » n’est pas circonscrit, même des comparaisons factuelles pourraient être confondues avec la préférence telle que la représente formellement la théorie du choix social. Intuitivement, la proposition suivante ne nous semble pas être une préférence :

« Paris est plus au Nord de la France que Nice »

Et cependant, elle pourrait être représentée par une relation d’ordre, à l’instar des préférences de la théorie du choix social. Le critère de classement serait la localisation géographique en Europe. Nous avons ici un problème μ qu’est-ce qui fait qu’un critère de classement est un critère de préférence ? Quel critère nous permet de trancher et d’identifier, parmi les jugements comparatifs, ceux qui sont à proprement parler des préférences ? Le critère du

« meilleur » est vague.

Si nous reprenons l’exemple de la comparaison entre Paris et Nice, il nous semble curieux d’affirmer que le fait que Paris soit au Nord de Nice soit constitutif de son caractère

« préférable ». Ici, quelques éléments de clarification sont nécessaires. L’exemple suivant nous permet de comprendre ce qui distingue les critères de comparaison factuelle des critères de préférence. Il arrive que nous disions que, pour une personne donnée que nous prénommerons Arlette, Paris est préférable à Nice parce que située plus au Nord : Arlette préfère Paris à Nice parce que Paris est plus au Nord. Mais cela ne fait pas de la localisation de Paris le caractère constitutif de la préférence pour Parisέ Supposons par exemple qu’Arlette

243 On pourrait cependant avancer que la distinction entre valeurs éthiques et valeurs esthétiques n’a pas toujours été aussi évidente, et date du manifeste de l’Art pour l’Artέ En ce cas, le problème des comparaisons en terme de beauté et de goût est soit réductible à celui des comparaisons en termes de « meilleur », soit similaire à celui des comparaisons faisant appel à des valeurs substantielles autres que le bien ou le bon. Néanmoins, il nous semble que l’idée selon laquelle les jugements de goût relèvent d’une catégorie différente de celle des jugements moraux nous semble assez largement répandue pour que le problème que nous traitons puisse être bel et bien considéré comme pertinent.

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n’aime pas la chaleur l’étéέ Paris étant plus au Nord, elle peut y éviter la canicule l’étéέ Ce n’est donc pas le fait que Paris soit plus au Nord qui rend Paris préférable à Niceέ C’est le fait que cette localisation de Paris rende Paris plus fraîche et donc plus apte à réaliser le but d’Arlette, qui est d’éviter la chaleur et de veiller à son confort. Si la localisation de Paris au Nord de Nice rend Paris préférable à Nice aux yeux de cette personne, c’est parce que cette localisation rend Paris plus apte à réaliser une fin bonne pour Arlette, ou jugée comme telle.

Autrement dit, ce qui rend un objet préférable à un autre, c’est son aptitude à réaliser une finέ Afin de qualifier plus précisément cette caractéristique de la préférence, nous mobiliserons ici l’idée de structure téléologique des comparaisons que le philosophe et économiste John Broome a développée. Les préférences, en tant que jugements de valeur comparatifs, sont téléologiques. Broome propose de définir le bien tel qu’il apparaît dans les jugements comme :

« x est meilleur que y »,

non par son contenu, mais par sa structure.

« Une théorie téléologique implique qu’entre les actes, il y a une relation « est meilleur que » (betterness relation) : _ est au moins aussi bon que _ (où les espaces sont à compléter par des actes), et que cette relation détermine la rectitude (rightness) de l’acte. Une relation « est meilleur que » a nécessairement une structure particulière. »244

La structure de la relation « est meilleur que » est celle d’un ordre, ajoute Broome : c’est aussi celle de la « préférence » dans la théorie du choix social.

Du point de vue des propriétés formelles, il s’agit d’un quasi-ordre, dans la mesure où cette relation devrait être réflexive et transitive, mais pas nécessairement complète, puisqu’il existe des biens incommensurablesέ Rappelons qu’une relation d’ordre réflexive est une relation telle qu’un des relata ne peut être strictement préféré à lui-même, mais peut lui être indifférent, tandis qu’une relation d’ordre transitive est une relation d’ordre telle que, pour tout A, B et C, si A est classé dessus de B et B dessus de C, alors A sera classé au-dessus de C. Broome considère que ce sont des vérités logiques, pouvant être établies a priori.

« Une éthique téléologique, donc, dit qu’il y a un ordre d’actes qui détermine la rectitude de cet acte. Et c’est en fait suffisant pour définir une éthique téléologique. Toute théorie éthique avec cette implication est téléologique. Je définis donc la téléologie par sa structure. La téléologie standard a une structure

244BROOME, John, Weighing Goods, Oxford : Blackwell, 1991, p 11. Traduction libre.

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maximisante : elle dit qu’il y a un ordre d’actes tel que, si un acte parmi ceux qui sont disponibles est classé devant les autres dans l’ordre, alors cet acte devrait être fait. »245

Broome défend donc la thèse selon laquelle, au sein de chaque théorie éthique téléologique, c’est l’ordre qui définit une conception du bienέ L’ordre, le fait de hiérarchiser les actes – ou les états de choses, en l’occurrence – constitue la structure même de la relation « est meilleur que ». Cette conception de la téléologie est structurelle et non substantielle.

Juger une option préférable à une autre du point de vue d’un critère – justice, bien, bien-être, beauté -, c’est juger que cette option est davantage susceptible de réaliser un monde correspondant à ce critèreέ Juger qu’il est plus juste de couper en deux l’enfant, c’est juger que l’action de couper l’enfant afin d’en attribuer une moitié à chaque femme contribuerait, davantage que les actions de donner l’enfant à l’une, l’autre ou aucune des deux femmes, à la réalisation d’un monde satisfaisant le critère de justice. Lorsque Sophie juge que la robe bleue est plus belle que la robe rouge, elle juge que l’action de mettre cette robe contribuerait à la réalisation d’un monde « plus beau », toutes choses égales par ailleurs, que celle de mettre la robe rouge. Mais encore faut-il que Salomon ait le désir d’un monde plus juste, ou que Sophie ait le désir d’un monde plus beauέ En ce sens, lorsque plusieurs valeurs sont en jeu, l’agent peut adopter une attitude détachée à l’égard de certaines préférences μ c’est le cas de Salomon lorsqu’il revient sur sa décision face aux supplications de la vraie mèreέ

Nous reviendrons sur la question du choix et de la hiérarchisation des normes et des préférences elles-mêmes. Nous avons ici simplement mis en évidence le critère téléologique afin de distinguer les préférences des comparaisons purement factuelles, qui, quant à elles, ne dépendent pas de l’hypothèse de la réalisation d’une finέ

245Ibidem,p 12-13.

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4.2.4. Jugements de valeur comparatifs et jugements