• Aucun résultat trouvé

Eléments de méthode : néo-holisme et infra-individualisme

Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.1. Des préférences individuelles aux évaluations positionnelles

3.1.3. Eléments de méthode : néo-holisme et infra-individualisme

111

Dans cette section, nous verrons que l’approche de Sen peut être caractérisée de néo-holiste et d’infra-individualiste. Nous avons vu que Sen refuse de considérer l’individu comme indépendant a priori de toute influence sociale μ en ce sens, il n’est pas atomisteέ L’évaluation des situations individuelles par les capabilités met en évidence les interactions sociales et les relations de dépendances entre individus.

Le néo-holisme est un concept élaboré par le philosophe américain Philip Pettit. A l’instar de Sen, Pettit tient la psychologie ordinaire [folk psychology] pour valide143 : nous attribuons quotidiennement des pensées, des choix et des actions aux individus, notre langage et nos pratiques témoignent de ce faitέ C’est parce qu’il juge que « nous sommes tels que nous nous apparaissons à nous-mêmes », que « nous ne sommes pas des pions ou des jouets manipulés par des forces collectives », que Pettit s’oppose à une approche collectiviste :

« Nous sommes tels que nous apparaissons à nous-mêmes. Nous sommes des centres de pensée, de sentiment et d’action capables de chercher, avec quelque succès, à vivre en conformité avec ce que nous nous accordons généralement à considérer comme les exigences de la raison et de la morale. Nous ne sommes pas des pions ou des jouets manipulés par des forces collectives. […].

Le collectivisme est une doctrine exotique et extrémiste, et sous prétexte que je la rejette, on ne doit pas penser que j’accepte toutes les positions qui portent le nom d’individualiste. »144

Pettit distingue individualisme et atomisme. L’individualisme s’oppose au collectivisme, tandis que l’atomisme s’oppose à l’holismeέ Pettit réserve donc le terme « individualisme » aux doctrines qui font leur la psychologie du sens commun consistant à attribuer à des individus des pensées, des intentions, des actions. Le terme « collectivisme » est réservé aux doctrines qui stipulent que cette psychologie du sens commun est illusoire ou insuffisante pour caractériser les jugements, choix et actionsέ La psychologie du sens commun n’est que la manifestation de lois collectives cachées (à découvrir). L’opposition entre individualisme et collectivisme est qualifiée de « verticale » par Pettit, puisqu’il s’agit de déterminer quelles forces déterminent l’action collective, à savoir les forces collectives ou les forces individuelles.

Dans cette analyse de Pettit, la distinction entre atomisme et holisme concerne l’origine et les conditions des jugements, choix et actions individuels plutôt que leur attribution à un agent déterminéέ Une doctrine atomiste stipule que l’origine de ces jugements, choix et actions réside exclusivement dans l’individu, indépendamment de toute relation sociale, chaque

143 PETTIT, Philip, Penser en société. Essais de métaphysique sociale et de méthodologie., tradέ de l’anglais par A. Bouvier, B. Guillarme, P. Livet, A. Ogien, Paris : PUF, 2004.

144Idem, Introduction, p 3 et p 6.

112

individu étant un « atome », une entité distincte des autres et se suffisant à elle-même145. En revanche, une doctrine holiste conçoit, comme son étymologie le laisse deviner, la société comme un « tout » : chaque individu est donc pensé comme appartenant à une société, faisant partie d’un « tout », et ce même si cela fait sens de lui attribuer des jugements, choix et actions. L’opposition entre l’atomisme et l’holisme est qualifiée d’« horizontale » par Pettit, dans la mesure où elle porte sur l’existence, la nature et l’importance des relations des individus entre euxέ L’atomisme nie le caractère constitutif des relations entre individu pour l’analyse des faits sociauxέ L’holisme peut être défini ici comme la prise en compte de la non-séparabilité des individus et de la complexité des relations sociales dans l’analyse des faits sociauxέ Pettit défend l’idée selon laquelle cette position n’est pas incompatible avec une posture individualiste, c’est-à-dire une posture qui reconnaît les individus comme des centres de pensée et des sources réelles de jugements, de choix et d’actions146έ Afin d’éviter les confusions avec le holisme méthodologique traditionnel, qui intègre le collectivisme, nous parlons de « néo-holisme »147.

Amartya Sen refuse également de faire sienne la position collectiviste ν il estime que l’analyse des capabilités des groupes, des collectivités ou des communautés n’est que faiblement pertinente pour l’évaluation sociale148. Sans se faire l’avocat d’une abstraction qui porterait le nom d’Individu, il n’adhère pas davantage à l’idée d’une Société abstraite pensée indépendamment de ses membres :

« La question essentielle fut posée avec une portée et une clarté admirables par Karl Marx il y a plus d’un siècle et demi : ‘Ce que nous devons éviter par-dessus tout est le rétablissement de la ‘Société’

comme une abstraction vis-à-vis de l’individu’. La présence d’individus qui pensent, choisissent et agissent – une réalité manifeste dans le monde – ne rend pas une approche méthodologiquement individualiste. C’est l’invocation illégitime de toute présomption d’indépendance des pensées et des

145 Et, a fortiori, ces jugements, choix et actions seront attribués à l’individuέ On ne peut pas concevoir de doctrine à la fois atomiste et collectiviste (mais on peut concevoir, comme le défend Pettit, une doctrine holiste et individualiste).

146 Pettit caractérise également son approche d’”anti-singulariste”μ selon lui, les individus auxquels nous attribuons pensées et actions ne sont pas nécessairement des individus “singuliers”, il peut s’agir d’”individus collectifs”έ Ainsi, certains groupes, tels que les Etats, les associations, peuvent et doivent être considérés comme des individus lorsqu’il est impossible d’obtenir une décision collective cohérente à partir des jugements des membresέ Il n’est pas du tout certain que Sen suivrait Pettit ici : dans le chapitre qu’il consacre à la préférence collective146, il refuse d’attribuer à la société des préférences et une rationalité propre sans passer par le jugement d’un individu singulier qui se prononcerait au nom de la société en questionέ

147 Nous faisons ainsi nôtre la terminologie de Razmig KEUCHEYAN, op. cit..

148 SEN, Amartya, The Idea of Justice, London: Penguin Books, 2009, 11, p 245.

113

actions des personnes à l’égard de la société autour d’elles qui introduirait la bête redoutée dans le salon. » 149

A la logique substantialiste qui caractérise aussi bien l’individualisme méthodologique que le collectivisme holiste, Sen privilégie une logique de la relation qui s’intéresse de prime abord aux liens entre les individus.

Pour Amartya Sen, la perspective du groupe non seulement cesse de refléter les attentes individuelles que l’expert s’efforce d’identifier, mais surtout nie le fait qu’un même individu puisse appartenir simultanément à des groupes distincts. Cela prive l’individu de la possibilité de cultiver plusieurs appartenances identitaires à la fois, ce qui est un facteur de singularisation individuelle et d’autonomie, ici comprise comme distance critique.

La perspective de Sen peut également être qualifiée d’infra-individualiste, dans la mesure où l’avantage individuel est en partie évalué en termes de fonctionnementsέ Or, chaque fonctionnement est un état ou une activité qui ne peut à lui seul constituer un individu. Par ailleurs, certains fonctionnements sont communs à plusieurs individus. Ainsi, une même personne pourra, ou non, appartenir au groupe des handicapés, des femmes, etc. La perspective des fonctionnements ne se superpose ni à celle des individus, ni à celle d’un groupe déterminé : ainsi, la classe sociale n’est une catégorie d’analyse pertinente que dans la mesure où elle correspond à la privation d’un fonctionnement donné. Le fonctionnement existe en deçà de l’individualité. La perspective des fonctionnements permet donc de qualifier l’approche de Sen d’infra-individualiste.

149Idem, p 244.

114