• Aucun résultat trouvé

Evaluations individuelles et attitudes sociales

Chapitre 1 μ De l’attribution des utilités et des ophélimités aux individus

2.2. Une primauté de l’évaluation individuelle à nuancer

2.2.2. Evaluations individuelles et attitudes sociales

Arrow a souligné avec force que la distinction entre préférences particulières (tastes) et préférences fondamentales (values) n’était pas pertinente dans le cadre conceptuel de la théorie du choix social. Mais si le choix collectif vérifie les hypothèses individualistes, le cadre conceptuel de la théorie du choix social change de sens. Si donc seules les préférences particulières comptent – hypothèse selon laquelle chaque membre de la société poursuit exclusivement son propre intérêt, c’est-à-dire la maximisation de sa consommation de biens – les conditions « raisonnables » du choix collectif requièrent une interprétation quelque peu différente. Ces conditions « raisonnables » sont les axiomes que doit respecter la règle de choix social permettant de dériver une préférence collective de l’agrégation des préférences individuelles dans le théorème d’impossibilité d’Arrow94έ L’expression formelle ne doit pas faire oublier que ces conditions sont ce qui fait qu’une préférence « collective » ainsi dérivée est bien un choix collectif.

« Nous devons bien entendu reconnaître que la signification des conditions 2-5 [les conditions raisonnables du choix collectif] a changé. Les raisonnements antérieurs relatifs à leur validité supposaient que les ordres individuels représentent les préférences fondamentales plutôt que les préférences particulières. »95

Examinons donc à présent les cinq conditions ou axiome du théorème d’impossibilité du choix collectif arrovien et leur interprétation lorsque les classements de préférences représentent des valeurs fondamentales plutôt que des préférences particulières.

La condition 1, de non-restriction du domaine des préférences, n’est pas respectée dans l’hypothèse où seules les préférences particulières comptentέ

La condition 2, selon laquelle les préférences collectives varient dans le même sens que les préférences individuelles, sera couplée avec la condition 4 dans l’édition de 1λ63έ La condition 4 énonce la souveraineté du citoyen. Toutes deux se fondent dans la condition dite de Pareto. Dans le cas où seules les préférences fondamentales sont prises en compte pour le choix collectif, cette condition garantit la souveraineté des citoyens. Elle manifeste l’importance de la détermination des valeurs sociales par les membres de la société seule. Dans le cas où ce sont les préférences particulières qui sont comptabilisées, on parlera plutôt de « souveraineté du consommateur ».

94 Cf. Annexe 3.

95 ARROW, Kenneth, Social Choice and Individual Values, New Haven: Yale University Press, 2ème édition révisée, 1963. Traduction française par l’Association de Traduction Economique de l’Université de Montpellier, Paris : Calmann-Levy, 1974, p 138.

81

La condition 3 stipule l’indépendance des alternatives non pertinentesέ Les préférences individuelles pour des états sociaux impossibles (par exemple, le vote pour un candidat mort ou imaginaire) ne sont pas comptabilisées. De même, la règle de Borda ne fonctionne pas ici96.

« La condition d’indépendance du choix à l’égard des situations extérieures implique, dans une acception plus large, que toutes les procédures de choix collectif soient des votes. »97

Dans le cas de préférences particulières, Arrow remarque que l’attachement à cette condition perd de son importanceέ Il donne l’exemple d’une distribution de pain et de vin ; on attribue plus de pain à ceux qui préfèrent les pains, plus de vin à ceux qui préfèrent le vin. Si par la suite le stock de vin est détruit, ceux qui avaient choisi le vin sont-ils fondés à demander davantage de pain par compensation ? Lorsque nous comparons des biens de consommation, la position relative des uns par rapport aux autres peut importer.

« Supposons qu’il n’existe que deux biens, du pain et du vin ; une répartition que tous jugent équitable est arrêtée. Ceux qui aiment le vin obtiennent plus de vin et moins de pain que les individus qui ne l’aiment pas. Si l’on fait maintenant l’hypothèse que le stock de vin est détruit, les amateurs de vin sont-ils fondés, de ce fait, à demander plus que la part équitable de pain qui doit leur revenir ? »98 Si la condition d’indépendance est respectée, il faut recalculer la répartition sans tenir compte de la disparition des stocks de vin. Mais on peut opposer à cela que les amateurs de vin se sentent lésés et exigeront donc une compensation sous la forme d’un supplément de painέ Une telle considération fait entrer une alternative non pertinente, le vin (qui ne fait plus partie des choix possibles) dans le calcul de la répartition choisie collectivement. Néanmoins, comme il s’agit de biens de consommation et de goûts, la notion d’intensité des plaisirs bannie de l’ordinalisme d’Arrow retrouve de sa pertinenceέ Mais les alternatives non pertinentes sont exclues seulement parce qu’elles sont en conflit avec la réalitéέ Dans le cas où le choix collectif est dérivé de préférences fondamentales, elles sont exclues parce qu’elles rendent arbitraire le résultat du scrutin, posant ainsi un problème de légitimité.

La condition 5, condition de non-dictature, exclut des choix collectifs les choix déterminés par les préférences d’un seul membre de la sociétéέ S’il s’agit de préférences fondamentales, cela signifie que le dictateur impose l’état social qu’il juge le meilleurέ S’il s’agit de préférences particulières, cela implique que le dictateur impose à la collectivité la satisfaction de ses goûts, et la dictature s’apparente ici davantage à la tyrannieέ Dans le premier cas, la

96 Cf. Introduction, « Un peu d’Histoire », p 17 de ce travail.

97Ibidem, p 64.

98Ibidem, p 138.

82

condition de non-dictature est justifiée par le choix d’une conception démocratique de la vie politique et des décisions sociales ν dans le second cas, l’argument de la préservation de soi devrait suffire à asseoir cette condition.

Ainsi, si les conditions du choix collectifs semblent aussi raisonnables pour les préférences particulières que pour les préférences fondamentales, c’est pour des raisons différentesέ Au moment où il écrit sa monographie, Arrow semble penser que la solution du problème du choix collectif se trouve dans les « attitudes sociales » des individus. Les attitudes peuvent être définies comme des comportements de choix déterminés par des valeurs similaires, voire identiquesέ Arrow essaie ainsi de retrouver des valeurs susceptibles d’être partagées par des individus tout à fait différents.

« Quelques valeurs peuvent donner naissance à une telle similitude d’attitudes collectives : les aspirations à la liberté, à la puissance de la nation et à l’égalité. […] puisque les moyens d’accroître la durée de vie sont, dans une large mesure, collectifs, il existe une forte pression à la conformité des attitudes, dans ce domaine particulier. »99

Le fait qu’Arrow éprouve le besoin de mettre en avant la notion d’ « attitude » montre le caractère quelque peu insatisfaisant du mot « préférence » pour désigner les préférences fondamentales ou valeurs.

99Ibidem, p 140.

83

2.2.3. Le caractère artificiel de la factorisation de