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Mais c’est encore par la section sur l’atomisme antique que Caroti, dans l’article déjà mentionné de 2004, suggère de rouvrir le problème de la signification profonde du DC, dans lequel Oresme proposerait « un nouveau type d’analyse physique, basée sur des données géométriques et quantitatives plutôt que qualitatives. » Il rattache maintenant le terme même de configuratio à l’atomisme lui-même – de manière à mon avis peu convaincante308. En revanche, Caroti montre que

le motif des vertus merveilleuses des mixta inanimata, comme les pierres précieuses, expliqué par les configurations qualitatives dans le DC, est rattaché dans le commentaire au Traité Du Ciel au thème de la « figure » des corps, thème lié à l’atomisme mais qu’Oresme réinterprète puisque la

figura dont il parle alors n’est ni une figure géométrique, ni la limite du corps : c’est une qualité

essentielle du corps que Caroti semble identifier aux configurationes. Autrement dit, le motif des effets merveilleux, des vertus des corps complexes serait une transposition des figures corporelles aux configurations qualitatives qui s’originerait dans la discussion proposée par Aristote contre l’atomisme de Démocrite dans le livre III du traité Du Ciel. Le but d’Oresme dans le traité serait finalement « d’augmenter le nombre, et donc l’importance, des scientiae mediae, en y incluant la

scientia de configurationibus », c’est-à-dire une science du même ordre que la perspective ou

l’astronomie. Les mathématiques y seraient employées comme ymaginatio capable de parvenir à

305 Troyes BM 62, f.22v. J’ai également consulté le manuscrit de Pierre Ceffons et comparé de près les deux

études. Mes conclusions ne figurent pas dans cette thèse.

306 Coolidge, J. L. « The unsatisfactory story of curvature ». The American Mathematical Monthly, 59(6), (1952)

375-379.

307 Serrano, I. M., & Suceava, B. D. « A Medieval Mystery: Nicole Oresme’s Concept of Curvitas ». Notices of the

AMS, 62(9) (2015).

308 Caroti dit curieusement qu’ « Oresme emploie le mot configuratio à propos de la figure des atomes » dans le

chapitre I.22, ce qui n’est pas le cas, ni dans ce chapitre, ni ailleurs dans le traité. Dans son étude du terme

figuratio/configuratio, il ne s’intéresse en fait qu’à l’expression indivisibilia figurata qui sert à caractériser les

atomes de Démocrite. Dans les passages cités, c’est pourtant toujours figura qui est utilité, jamais figuratio (à une exception près) ni configuratio. Caroti semble identifier ces figurae telles qu’elles apparaissent dans le commentaire au De Celo aux configurationes du DC. Le rapprochement est pertinent, dans la mesure où Oresme attribue à cette figura les vertus des pierres, qu’il attribue dans le DC aux configurationes.

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une connaissance du réel en évitant tout engagement ontologique – il est entendu qu’Oresme n’est pas ontologiquement atomiste. L’atomisme et les indivisibles (comme le point, la ligne, la surface, l’instant) peuvent être employés comme des fictions utiles à la connaissance du réel : Caroti renoue avec la tradition historiographique de Dana B. Durand et fait de l’atomisme, voire du matérialisme, la clé du traité.

Comme on l’a vu, il a fallu attendre Lynn Thorndike pour que l’on commence à s’intéresser à la

potentia des configurations. Pierre Duhem aborde certes cette question, mais uniquement dans les

volumes 7 et 8 de son Système du monde, qui ne paraissent qu’en 1958309. La vision de Duhem

deviendra du reste assez dominante : il juge que, dans le DC, « il avait consacré bon nombre de chapitres de ce traité à mettre à nu les fraudes des nigromants et, bien souvent, ces chapitres pourraient être repris, avec de bien légères modifications, contre nos modernes spirites »310. Duhem

ne parle donc en fait que de la section sur la magie. Son jugement est ambivalent, puisque il introduit la critique des qualités occultes, dans le volume 7, par le modèle atomiste des chapitres théoriques I.22 et 23 dont il loue la qualité, mais ne voit plus que du « bon sens » dans la critique des arts magiques exposée dans le volume 8. Par la suite, personne ne s’est vraiment soucié de la valeur scientifique, et non simplement historique, de ces sections naturelles : il était entendu que les explications d’Oresme étaient somme toute naïves et invérifiables.

Progressivement, Oresme a été perçu comme un théologien usant de la raison pour la confondre. Ce point-de-vue, déjà défendu sous une forme subtile par Zoubov, a pu s’alimenter des réserves régulièrement formulées par Oresme quant à la possibilité de parvenir à une connaissance exacte touchant le monde et sa causalité naturelle. Dans deux articles consacrés à la connaissance de la nature, l’un de 1978, l’autre de 1993, Edward Grant approfondissait ce thème dit du « scepticisme » d’Oresme, concluant finalement sur l’existence d’un « double agenda » : d’un côté, détruire la superstition en lui substituant autant que possible des causalités naturelles, de l’autre montrer que la philosophie naturelle n’est pas plus certaine qu’un article de foi. Mais de façon très remarquable, dans aucun de ses deux articles, Grant n’évoque le DC, comme si le traité sur les configurations n’avait rien à nous enseigner de particulier sur ce qu’Oresme pense de la connaissance de la nature, alors même qu’il s’agit du seul traité d’Oresme de philosophie naturelle stricto sensu. Il est vrai qu’Oresme n’y formule que des hypothèses causales sans se montrer bien soucieux de leur vérité. Mais tout n’y est pas hypothèse : il affirme résolument la réalité des configurations, ainsi que celle de leur pouvoir.

309 Duhem, P., Système du monde, 10 Volumes, Paris, Hermann, (1913-1959), Vol.7 pp.576-600 et Vol.8 pp.462-

483.

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Ne pas prendre la « physique » d’Oresme au sérieux, n’y voir qu’une hypothèse ad hoc pour sauver la causalité naturelle est sans doute une erreur, mais la pertinence théorique de la causalité structurale ou géométrique qu’il propose n’a pas retenue l’attention. A l’exception récente, du moins, de Gérard Maugin qui voyait dans la physique d’Oresme un précurseur de sa propre théorie d’ingénierie, celle des forces matérielles ou configurationnelles311. Brièvement, cette science des matériaux étudie les

effets dynamiques de la distribution des défauts dans le matériau : en représentant ces « material inhomogeneity », et – ajouterai-je – en faisant de cette non-homogénéité la cause de forces non- ponctuelles, « non newtoniennes » comme le suggère parfois Maugin, Oresme anticiperait ce genre de travaux. Alors, Oresme n’est certes pas le précurseur de la science moderne : il la dépassait déjà avant sa naissance !

C’est pourtant un autre axe qui a généralement été retenu, celui de la contribution d’Oresme à l’élaboration du nouvel esprit scientifique de notre temps. Pour l’essentiel, Duhem avait compris la spécificité d’Oresme sur le thème des « qualités occultes » : d’un côté, il est inutile de faire appel à des qualités occultes distinctes des qualités primaires et complexionelles qui composent tout matériau, de l’autre il n’est pas suffisant d’expliquer les effets visibles et merveilleux des pierres ou des plantes par les différents rapports de ces qualités comme on le faisait souvent : ce genre de réduction doit être complétée par un autre, le pouvoir des configurations de ces qualités primaires ou secondaires. Ce tableau général n’a pas été modifié, mais approfondi par une meilleure connaissance générale du contexte théorique dans lequel ces thèses prenaient place. Néanmoins, les synthèses touchant la pensée d’Oresme concernaient rarement le DC lui-même : l’étude de Stefano Caroti prend pour point de départ le CDH qu’il édite, Bert Hansen le DCM qu’il édite aussi.

Le cas particulier de la virtus verborum, la troisième racine de la magie, a en particulier fait l’objet de plusieurs études de Béatrice Delaurenti312. D’un côté, la contextualisation montre que l’effort pour

séparer l’efficacité des formules incantatoires d’une opération démonique en les expliquant selon la nature n’est pas tant un mouvement multiséculaire qu’une « parenthèse naturaliste » qui commence avec Guillaume d’Auvergne vers 1230, et s’achève avec les Quodlibeta d’Oresme, vers 1370. De l’autre, elle note bien qu’Oresme se singularise dans cette naturalisation en niant que la formule tienne sa force de son sens : ce ne sont pas les mots qui agissent, mais la voix de l’enchanteur, le son lui-même, et la formule incantatoire n’est qu’un cas particulier de la magie de la musique313. Ce

311 Maugin, G. A. Configurational forces: thermomechanics, physics, mathematics, and numerics. Chapman and

Hall/CRC, 2016, p.10.

312 Béatrice Delaurenti, La puissance des mots « virtus verborum »: débats doctrinaux sur le pouvoir des

incantations au Moyen Âge (Paris, France: les Éditions du Cerf, 2007); Béatrice Delaurenti, « Oresme, Lucain et

la «voix de sorcière» », Cahiers de recherches médiévales et humanistes. Journal of medieval and humanistic

studies, no 13 (2006): 169–179.

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faisant, Béatrice Delaurenti met indirectement en évidence l’autre adversaire des explications naturalistes d’Oresme : non pas seulement le démon, mais aussi la signification. J’y insisterai : même quand Oresme explique une merveille par le pouvoir de l’imagination, ce n’est pas le contenu de la pensée imaginative qui l’exerce, mais sa force et sa manière. Si l’homme agit inconsciemment sur le monde, par sa voix, par son imagination, c’est parce qu’il a de plus matériel, et non, comme le pensait Avicenne, parce qu’il a de plus noble et de plus spirituel : il n’y a presque pas de psychologie dans l’âme qui intéresse Oresme.

Oresme ne nie le pouvoir des mages qu’en affirmant celui de la nature : « la matière aussi a sa magie »314. C’est aussi ce que remarque Michelle Karnes concernant spécifiquement le pouvoir de

l’imagination315 : même s’il le limite et le tient pour indirect et médiatisé par une transmission

matérielle dans le milieu, Oresme affirme le pouvoir de l’imagination sur la réalité extérieure. C’est elle, l’imagination, qui devient centrale dans la formation des erreurs et visions316. Nicolas Weill-

Parot, en plaçant l’étude du DC dans la perspective historique plus vaste de l’abandon de l’occulte comme catégorie pertinente de la philosophie naturelle, remarque très justement mais sans y insister qu’Oresme y exprime une « conception harmonique du monde »317, notamment une théorie

mathématique de la convenientia proportionis et la convenientia configurationis pour expliquer différents effets occultes ou merveilleux, en plus d’une plus ancienne explication par la forme substantielle ou « spécifique » des corps d’origine avicénienne. Ainsi commence à apparaître qu’Oresme ne se contente pas de nier l’occulte : il affirme résolument quelque chose de la nature, son pouvoir, sa musique.

La maladie mentale, l’un des thèmes de prédilection du traité, en est un symptôme. Les connaissances médicales d’Oresme sont évidentes, il s’inspire régulièrement des medici. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Oresme occupe également une place dans les histoires médicales, en particulier au chapitre des maladies mentales. Le De causis mirabilis, qui s’intéresse directement aux hallucinations des sens, est une référence plus immédiate, mais Vesa Hirvonen a bien vu l’intérêt des remarques du DC318. C’est alors l’Oresme-psychiatre qui est mis en évidence, celui qui préfère

particulier du pouvoir des sons. Pour lui, la formule n’est pas nécessairement significative. » Ibid.p.103.

314 Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Œuvres, T.1, Gallimard, Paris,

2000, p.152.

315 Michelle Karnes, « Marvels in the Medieval Imagination », Speculum 90, no 2 (1 avril 2015): 327-65.

316 Voir Christophe Grellard, « La théorie de la croyance de Nicole Oresme », in Jean Celeyrette et Christophe

Grellard, éd., Nicole Oresme philosophe: philosophie de la nature et philosophie de la connaissance à Paris au

XIVe siècle.Turnhout, Belgique: Brepols, 2014.

317 Nicolas Weill-Parot, Points aveugles de la nature: la rationalité scientifique médiévale face à l’occulte,

l’attraction magnétique et l’horreur du vide, XIIIe-milieu du XVe siècle (Paris, France: les Belles lettres, 2013,

2013), p.107.

318 Hirvonen, V. « Mental disorders in late medieval philosophy and theology ». Brills Studies In Intellectual

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expliquer naturellement les manies, délires et mélancolies, plutôt que par l’intervention surnaturelle d’un démon. Mais c’est en particulier la nature organique, physiologique plutôt que psychologique qui cause ces délires de l’âme. Mais en ce concentrant sur les dénominateurs communs aux médecins et à Oresme, les éléments les plus singuliers du traité sont négligés ; âme-miroir et théorie de la réclusion sont ainsi à peine mentionnées. En outre, dans le DC, Oresme s’intéresse moins aux maladies mentales en elles-mêmes qu’à la possibilité pour un mage de reproduire artificiellement par des manipulations sonores ou visuelles ce que le médecin observe à l’œuvre dans la nature. Contrepoint de l’âme folle, l’âme savante a aussi sa psychologie, marquée par le sentiment interne de l’évidence de la vérité. Mais la dimension probabiliste de la méthode oresmienne, thème commun depuis sa mise en évidence par Henri Hugonnart-Roche319, la suspicion de scepticisme voire de

fidéisme qui frappe régulièrement Oresme, rendent confuse cette frontière entre la croyance maladive et celle sûre d’elle-même de l’universitaire : « Il y a ainsi chez Nicole Oresme, comme chez Nicolas d’Autrécourt quelques années auparavant une extension du domaine de la croyance, et un brouillage de la frontière entre croyance et science », comme l’écrit Christophe Grellard320. La raison

n’est pas démunie face à la folie, mais ne peut prétendre atteindre une inébranlable garantie d’elle- même : l’imagination, pourtant fondamentale à l’exercice de la science sous sa forme schématique, menace sans cesse de la plonger dans l’erreur par son pouvoir d’illusion. Les sections sur le pouvoir de l’imagination s’expliquent aussi par la crise de normativité que rencontre la philosophie naturelle. La question de la magie, du pouvoir de l’imagination, a néanmoins obscurci le fait qu’Oresme ne réserve manifestement pas le pouvoir des configurations à l’explication des mirabilia et vertus occultes. Quand on remarque qu’Oresme se fait une idée singulière de l’amour, qu’il accorde une place importante à la passion amoureuse dans le mariage, on cite son commentaire sur l’éthique d’Aristote, mais pas la section du DC pourtant consacrée à l’explication naturelle des passions involontaires d’amour et de haine321. La section musicale n’a pas été été comprise comme

l’application la plus spectaculaire et la moins hypothétique de sa doctrine. Elle a néanmoins été étudiée, quoique tardivement.

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