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Enfin, dernier exemple, les effets météorologiques de la lumière. Exemple particulièrement intéressant, parce que la théorie de l’arc en ciel est l’un des rares exemples où l’on voit Aristote résoudre mathématiquement et dans le détail un problème de philosophie naturelle. La raison en est qu’un arc en ciel est couleur et figure : c’est donc au mathématicien d’expliquer la figure semi- circulaire de l’arc en ciel. Le demi-cercle est une figure singulière, sa formation doit s’expliquer par une situation singulière entre le soleil H, l’observateur K et un nuage N. Si l’observateur est situé entre le soleil et le nuage, alors sa vue se brise dessus et retourne en arrière. Aristote pose pour des raisons physiques que le soleil doit apparaître dans le miroir naturel au lieu géométrique M tel que le rapport 𝐻𝑀𝐾𝑀 reste constant, et il trouve que ce lieu est une ligne circulaire. La figure est l’effet rare d’un ensemble rare et éphémère d’égalités.

Oresme aborde des problèmes semblables dans le De visione stellarum, dont Burton estime qu’il s’agit d’un des premiers textes d’Oresme, sans que ses arguments emportent tout à fait la conviction127. Oresme s’y demande si, généralement, un observateur terrestre voit les étoiles dans la

direction où elles se trouvent réellement. Parmi les nombreux problèmes soulevés, il en vient à s’intéresser à l’effet de la réfraction occasionnée par des différences de densité des différents milieux au travers desquels l’étoile est observée. Il est entendu que si les espèces d’un objet visible traversent deux milieux inégalement denses, comme l’air et l’eau dans le cas d’un observateur qui, sous l’eau, regarderait le soleil, alors il se fait une réfraction à la surface de contact entre les deux milieux : le déplacement des espèces – les copies ou images des choses observées qui traversent le milieu jusqu’à l’œil de l’observateur – se produit selon une ligne brisée, et l’objet est vu dans le prolongement de la partie de cette ligne qui atteint son œil.

127 Dan Burton. Nicole Oresme’s « De visione stellarum (On seeing the stars) »: a critical edition of Oresme’s

71 E

Couches moins denses

Couches plus denses

Observateur

Image visible Objet réel

Direction de l’image visible d’un objet réel dont les espèces

subissent trois réfractions successives

C D

Mais Oresme objecte à son argumentation que le milieu intermédiaire de l’air jusqu’au feu n’est pas composé de plusieurs couches superposées dont chacune serait uniformément denses : c’est un même milieu dont l’air est de moins en moins dense, de plus en plus pur à mesure qu’il est haut. La densité de l’air est donc uniformément difforme selon l’altitude. Mais alors, comment une réfraction pourrait-elle se produire ? La réfraction suppose une surface de contact entre deux milieux ou corps intermédiaires inégalement denses : elle requiert une solution de continuité que ne présente nulle part un corps unique dont la densité diminue continument. Oresme va alors proposer une argumentation extrêmement originale pour étudier l’effet d’une telle variation continue de la densité sur la direction de la ligne de vision.

Oresme concède d’abord que l’on ne peut faire l’expérience d’une telle réfraction dans un milieu uniformément difforme. Néanmoins – en quoi Oresme conteste la « tradition » – la raison démontre qu’une telle réfraction est naturellement possible. Il remarque d’abord que, dans certaines conditions à déterminer, la direction de l’image est indifférente au nombre de couches d’air d’inégales densité : deux réfractions peuvent produire la même déviation totale qu’une seule, et le nombre de réfractions, et donc de couches inégalement denses, peut être indéfiniment augmenté sans altérer la direction de l’image. Il propose alors de définir un processus d’altération de la densité du milieu, d’une durée totale d’une heure divisée continument en parties proportionnelles, de sorte qu’il ne se produise qu’une réfraction dans la première partie du temps, puis 2, puis 4, et ainsi de suite. Cela signifie que la distribution de la densité totale du milieu varie de telle sorte que le nombre de couches d’air uniformément denses mais mutuellement inégales augmente indéfiniment, sans que la direction de l’image ne varie. « Alors, à la fin de l’heure, le milieu sera difforme, sans aucune uniformité, et la ligne EC sera courbe sans aucune rectitude (Tunc in fine hore medium erit difforme, absque aliqua uniformitate et linea ec erit curva absque aliqua rectitudine). » Il ajoute également que s’il n’y a plus « fracture (fractio) » de la ligne EC, il y a en revanche une « pliure selon une courbure

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(plicatio secundum curvitatem) » : la vision n’est pas ré-fractée, mais pliée, courbée par la densité du milieu. Oresme ne précise pas que cette courbe est une parabole, mais il pense clairement qu’à « la fin de l’heure », la ligne ED est tangente à la courbe désormais dépourvue de toute rectilinéarité. Oresme a conscience que son raisonnement pose problème. Il ne le justifie pas ici en en examinant de plus près les principes : ceci n’est fait, comme je le pense, que dans les deux premières questions des QSGE que nous examinerons bientôt. Mais il propose une analogie géométrique pour le moins révélatrice :

« Quod patet exemplo, si in prima parte proportionali hore de una linea

fiat triangulus equilaterus, in secunda fieret ex eadem quadratus, in 3a pentagonus. Et sic ultra, patet quod in fine non erit angulus nec etiam rectitudo, sed erit linea circularis ut posset faciliter demonstrari. Et ita in proposito erit ec linea curva.

Ce qui appert par un exemple : si dans la première partie proportionnelle d’une heure, on fait d’une même ligne un triangle équilatéral, puis dans la seconde qu’il soit fait de la même ligne un carré, dans la troisième un pentagone, et ainsi de suite. Il appert qu’à la fin, il n’y aura plus d’angle ni de rectitude, mais la ligne sera circulaire comme on pourrait facilement le démontrer. Et ainsi, concernant notre sujet, la ligne EC sera courbe. »

Le problème géométrique auquel Oresme fait ici référence est sans doute celui des lignes isopérimétriques, c’est-à-dire des lignes égales qui enferment des surfaces inégales. Par exemple, comme Aristote démontre la sphéricité du monde par la supériorité de la sphère sur toutes les figures en ordre de dignité, il était fréquent que les savants expliquent cette plus grande noblesse par le fait qu’une même surface enferme un plus grand volume quand elle est sphérique. Oresme fait brièvement référence au problème réciproque plan, plus simple mais insoluble sans méthodes analogues au calcul différentiel, dans la question 6 des QSGE : « (…) Etant donnée une surface, la plus petite ligne par laquelle elle peut être enclose, en la variant de figure en figure128, est la ligne

circulaire, et ceci appert dans le Livre II du Ciel ((…) Assumpta aliqua superficie minima linea, a qua

potest ambiri, variando eam de figura in figuram est linea circularis et hoc patet 2° Celi) »129. Il va sans

dire qu’Aristote ne suppose nullement la variation d’une seule et même ligne de figure en figure.

128 C’est moi qui souligne. 129 DVS, p.117, ll.29-31.

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L’analogie qu’il propose revient donc apparemment à assimiler le cercle à un polygone d’un nombre infini de côtés. Néanmoins, il faut prendre garde à deux parties du raisonnement : le rôle du temps, et l’usage du futur dans la formulation de la conclusion. Oresme est en fait en train de définir un

processus d’altération géométrique, en l’occurrence même la transformation d’une figure en une

autre. Il ne précise pas plus son raisonnement ici, mais de très nombreux raisonnements analogues, dont nous verrons des exemples plus loin, nous permettent de reconstruire l’argument.130 En posant

que cette altération dure une heure, Oresme peut distinguer l’infinité des parties du processus, et la

finitude de la durée du processus : le processus étant défini selon des parties proportionnelles de

temps en nombre infini, le nombre de côtés du polygone en cours d’altération augmente au point que pour tout nombre donné si grand soit-il, il existe une partie de la durée où le polygone est formé d’un plus grand nombre de côtés. Dans cette partie du raisonnement, Oresme respecte la différence spécifique entre polygone et cercle : en aucune partie du processus, si grand soit le nombre de côtés du polygone, ce polygone n’est ni ne sera un cercle. La proposition X.1 qu’Oresme mobilise implicitement conserve sa signification euclidienne. Mais tout change à la fin du l’heure, qui n’est pas une partie du processus, mais son terme final : au terme, le polygone sera, c’est-à-dire sera devenu un cercle. De ce nouveau point-de-vue, le raisonnement s’apparente à l’argument sophistique d’Antiphon, mais sans être sujet aux objections communes faites contre lui : (1) le « in fine » ne fait pas référence à la dernière partie du processus, puisqu’il n’en a pas et est infini, mais au terme de la durée finie qui mesure le processus d’altération ; (2) il n’identifie pas le droit au courbe, puisque à tout moment antérieur au terme du processus, la ligne est un polygone d’un nombre aussi grand qu’on veut de côtés, et à la fin de la durée du processus, cette ligne sera un cercle. A aucun moment, elle n’est à la fois un polygone et un cercle : la ligne, de polygonal, devient circulaire.

Il y a sans contredit quelque chose, sinon de sophistique, du moins de magique dans ce devenir courbe du droit. Un homme ne peut pas artificiellement effectuer une infinité d’opérations, pas plus qu’il ne peut additionner une infinité de parties les unes aux autres. Pour Oresme, cela signifie simplement qu’un artifice n’est pas naturel : ce que l’homme est incapable de faire, la nature le fait à chaque instant sous nos yeux. C’est sans doute le sens de la phrase quelque peu obscure qu’ajoute Oresme après avoir défini le processus infini de redistribution de la densité d’un milieu intermédiaire : « Et dans la première moitié du résidu [de l’heure], le milieu se trouve de telle sorte qu’un observateur voit la chose à travers deux réfractions, puis 4, puis ensuite 8, et ainsi de suite à l’infini (et sic in infinitum) selon les parties continument proportionnelles de l’heure en raison de l’altération du milieu. Mais il n’est pas nécessaire que cette altération soit infinie : sans doute, le tout

130 Il va sans dire que cette reconstruction est purement anticipative. Elle s’appuie sur les arguments

qu’Oresme propose en particulier dans ses Questions sur la Physique, où ses idées étaient peut-être plus claires qu’au moment de ce traité.

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est possible naturellement (Quam non oportet propter hoc esse infinitam, sed forte totum est

possibile naturaliter) ». Autrement dit, l’altération n’est pas infinie, ni en acte ni en puissance, mais

elle est quelque chose de fini, une totalité qui peut se produire naturellement, même si elle ne peut l’être artificiellement.131

Que les mathématiques jouent un rôle radicalement différent d’Aristote à Oresme saute aux yeux : Aristote se désintéresse du processus, il ne suit pas à la trace le parcours de la lumière à travers le milieu. La figure circulaire n’est pas le résultat d’une variation, mais l’image dessinée par le ciel quand un équilibre singulier et éphémère s’y réalise. Au contraire, les mathématiques d’Oresme sont ici faites pour déterminer la limite d’un processus de variation. Le parcours de la lumière à travers l’atmosphère est observé pas à pas, couche par couche, le devenir de la densité du milieu suffisamment contrôlé pour que son effet final sur la lumière soit parfaitement connu. Ce ne sont plus les figures qui l’intéressent, mais des altérations de figures, des déformations continues. Si Oresme ne mobilise pas explicitement la théorie des configurations dans le De visione stellarum, on ne peut s’empêcher d’y reconnaître l’esprit joint déjà à une grande maîtrise mathématique.

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