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L’expérience et la raison le démontrent : les configurations intensives, la manière dont est distribuée l’intensité d’une qualité ou la manière dont varie la rapidité d’un mouvement, sont des causes

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naturelles, restées jusqu’à ce jour inconnues, mais dont les effets, parfois rares, sont pourtant spectaculaires.

La raison d’abord, qui nous enseigne qu’un corps tire sa force aussi de sa figure géométrique. C’est là un principe élémentaire de mécanique : un clou s’enfonce dans le bois en vertu de sa figure pyramidale. Si le matériau importe en lui-même, ce n’est pas en lui que réside la puissance de perforation. Si la géométrie crée des forces, des vertus, alors, ce qui est de la figure des corps doit l’être de la configuration des qualités et des mouvements. D’une manière générale, ce sont les qualités elles-mêmes qui sont de toute façon actives ou passives : c’est la chaleur d’un corps qui en réchauffe un autre qui le touche. N’est-il donc pas raisonnable de supposer par analogie que l’action d’une qualité est une fonction des qualités géométriques de son profil dynamique ? C’est l’intuition centrale d’Oresme, et le second rôle fondamental qu’il donne à sa géométrie : non plus modèle qui rend visibles des variations invisibles et difficiles à saisir, mais cause dynamique de certains effets spectaculaires de la nature.

Mais le modèle dont Oresme s’inspire n’est pas simplement mécanique : il est atomiste, les configurations actives qu’il a d’abord présentes à l’esprit sont inaccessibles aux sens : ce sont des

particules de qualités, des particules de mouvements, certes pas indivisibles, mais suffisamment

petites pour qu’on puisse les nommer occultes. Le poivre brûle et pique la langue ? Cela tient peut- être à la configuration de sa chaleur complexionnelle, matérielle, qu’un microscope imaginaire pourrait nous révéler : des séries de particules de chaleur en forme de cones qui piqueraient la peau et renforceraient l’action de la chaleur naturelle du poivre. Micro-figurations des qualités, micro- vibrations des mouvements, selon les difformités potentiellement infinies en espèce que la mathématique nous a révélé, voilà donc les principes de la physique d’Oresme : cause cachée qui va lui servir à expliquer les effets merveilleux, les vertus occultes qu’on observe dans la nature ou dont les auteurs font état.

Oresme n’est-il donc pas en train d’expliquer l’occulte par l’occulte ? Lui-même relève le paradoxe apparent : « Toutefois, la cause spéciale et déterminée [de ces vertus occultes] n’en est pas moins très souvent cachée, du fait que ce genre de figuration des qualités est imperceptible et occulte »201.

Nous allons le voir, Oresme espère plutôt expliquer les vertus occultes par ces particules configurées. Une vertu est occulte quand elle est cachée. Certes, en un sens toutes les causes sont cachées à l’observateur qui n’éprouve que son effet. Mais les quatre qualités de la philosophie naturelle, le chaud, le froid, le sec et l’humide, ont précisément cette qualité d’être immédiatement sensibles : si un corps en fait fondre un autre, nous le comprenons immédiatement dans notre chaire, parce que

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nous éprouvons sur nous-mêmes ce pouvoir sous forme de chaleur ressentie. C’est pourquoi les qualités fondamentales et complexionnelles, celles qui composent toute matière déterminée par leurs mélanges, sont des qualités par ailleurs sensibles : la chaleur naturelle du lion est en elle-même insensible, mais pas occulte, parce que nous savons tous par expérience directe ce qu’est la chaleur. Un successeur d’Oresme l’a bien formulé quelques années plus tard, dans un ouvrage qui par ailleurs doit beaucoup au DC. Henri de Langenstein commence son De reductione effectuum particularium in

causas universales en distinguant deux « philosophies » ou physique : l’une est née de l’étude a posteriori des effets sensibles et fréquents, qu’on appelle « philosophie commune et générale

(philosophia communis et generalis) », et qui expose les causes de ces effets naturels bien connus202.

Mais une autre s’est développée parallèlement, longuement, non dans des milieux universitaires mais chez des hommes de métiers prompts à expérimenter des mélanges hors du commun : les médecins, les chirurgiens, les alchimistes, les astrologues. De l’observation minutieuse de ces effets rares et spéciaux, qui n’apparaissent pas ordinairement au vulgaire mais seulement à ces experts, est née une « philosophie singulière et occulte (philosophia singularis et occulta) ». Que projette donc Henri de Langenstein ? Constituer cette philosophie occulte en science, disposer en principes les expérimentations premières et fondatrices, déduire tout ce qu’il y a à en déduire. En sommes, ramener ces philosophies occultes dans le giron de la philosophie commune, non pour la nier, mais pour la cultiver. Et c’est à cet effet qu’évitant le recours aux qualtés occultes, Henri, plus d’une fois, invoque les configurations de qualités.

Expliquer un effet par des configurations occultes n’est donc pas recourir à l’occulte : c’est que le pouvoir des configurations est certes connu de raison, mais aussi démontré par l’expérience sensible :

« En effet, il est d’expérience (expertum est) qu’une qualité uniformément étendue dans un sujet, comme par exemple la chaleur, agit autrement et affecte autrement le toucher qu’une qualité égale dont une particule est intense, l’autre faible, l’autre intense, et ainsi alternativement selon les particules du sujet, de sorte que cette qualité serait difforme, et selon la représentation proposée, figurée au moyen de petites pyramides. »203

Tout homme expérimente donc au toucher qu’un récipient inégalement chaud « agit autrement » qu’un autre récipient identique au premier, aussi chaud même que lui, mais dont la chaleur serait

202 Henri de Langenstein. De reductione effectuum particularoium in causas universales. Londres, Brit. Mus.

Sloane 2156, ff116v-130v.

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autrement distribuée à la surface. Il importe de la bien comprendre. Remarquer que le manque d’homogénéité dans la distribution de la chaleur altère son action n’est guère original. Les potiers ont toujours su qu’une chaleur non uniforme nuisait à la cuisson et fragilisait le résultat. Dans un tel cas les actions locales de la chaleur étant inégales, la cuisson n’est pas homogène et crée des défauts dans la densité du matériau. Aristote le remarque : « Il est difficile de chauffer uniformément (ὁμαλως) l’intérieur et l’extérieur [d’un récipient] : les parties les plus proches du feu se dessèchent toujours ».204 Ce n’est pas du tout ce que dit Oresme : il ne dit pas qu’une action inégalement

distribuée agit inégalement, mais que la forme de cette inégalité engendre une nouvelle action. Il s’agit d’une action globale, structurelle, qui s’ajoute aux actions locales, ponctuelles : c’est une action de « second degré », causée par la distribution et la variation elle-même. L’intuition s’étend donc à tout ce qui est configuré, en particulier aux variations de vitesse. Elle s’étend également aussi bien aux actions des qualités qu’à leur réception d’une action. C’est par exemple la configuration de la qualité d’un matériau qui peut expliquer que le bois, pourtant matériellement moins dense, transmette moins bien la chaleur que le métal, plus dense. Les défauts d’une qualité ne nuisent donc pas nécessairement à son action globale : s’ils sont bien distribués sur le corps matériel, ils peuvent au contraire améliorer l’effet, ou engendrer une nouvelle force.

Ainsi, si la plupart des configurations naturelles qu’Oresme invoquent dans le traité sont inaccessibles au sens et particulaires, et donc occultes, l’effet général d’une configuration n’est pas occulte mais tout à fait sensible : que les configurations aient un pouvoir n’est pas pour Oresme, une hypothèse audacieuse, mais un fait démontré par l’expérience. La principale conséquence, souvent répétée par Oresme, en est que l’effet d’une qualité n’est pas proportionnel à sa quantité totale, ni à

son intensité. Une qualité peut plus être plus petite, moins intense, mais plus efficace si la ligne de

crête de sa distribution est mieux profilée. Il ne faut donc pas toujours chercher à intensifier son action ou son travail, mais aussi, et peut-être surtout, bien soigner son profil dynamique. Voilà qui est paradoxal : alors qu’Oresme est principalement connu pour ses calculs géométriques de

moyennes et de degrés moyens, sa principale thèse physique est au contraire que ces moyennes ne

sont pas les paramètres les plus significatifs du point-de-vue de la potentia : une qualité n’est pas simplement d’autant plus active qu’elle est plus intense, mais d’abord et avant tout qu’elle est mieux distribuée. Il doit y a voir des distributions qui optimisent une force si faible soit-elle. Oresme passe d’un point-de-vue quantitatif à un point-de-vue qualitatif : il quantifie pour mieux mettre en évidence les différences de qualité irréductibles à la quantité.

La polémique qu’Oresme semble entretenir avec les nigromants, l’évidente volonté d’utiliser l’hypothèse des configurations pour étendre le domaine du naturellement explicable, l’analogie

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mécanique, ont généralement masqué le caractère résolument non moderne de cette compréhension structurelle de l’action. La tendance moderne, issue de la dynamique de Newton, fut plutôt de considérer des forces ponctuelles, non pas des forces engendrées par des structures matérielles ou des déplacements de telles structures. La tendance d’Oresme n’est pas d’atomiser la matière, mais au contraire de l’étudier comme un tout non homogène. C’est pourquoi certains auteurs voient dans Oresme un lointain « précurseur » non pas de la mécanique moderne, mais des travaux d’Eshelby sur les continus élastiques non homogènes. Dans un système mécanique en équilibre, aux effets des forces mécaniques classiques s’ajoutent ceux engendrés par la configuration des défauts du corps matériel, les « forces d’Eshelby », plus généralement les « forces matérielles »205.

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