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Dana B. Durand annonçait en 1941 l’édition prochaine du DC. En réalité, il faudra attendre 1958 pour que Vassili Zoubov en propose une première traduction intégrale, en russe, et surtout 1968 pour que Marshall Clagett n’en publie une édition critique complète accompagnée d’une traduction anglaise, d’une longue introduction historique et d’un riche ensemble de notes. Auparavant, Anneliese Maier aura publié un premier article en 1948 prenant pour objet le traité en son intégralité. Pourtant,

254What is perhapsmore remarkable is the fact that it has apparently not been used in its entirety even by

those scholars who have consulted it in manuscript form.Duhem, Wieleitner and Borchert have confined their attention to those sections which contain material of clearly defined scientific character - about half of the total work. Professor Thorndike cites only from the section dealing with magic and theoccult - about one quarter of the treatise. We are left then with as much as afifth or a quarter of the De configuratione qualitaturn which no serious student hasfound useful. We see that this work which Oresme, himself, clearly regarded asone of his major achievements, has apparently never been studied as a whole.” p.173.

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l’unité du traité fut loin d’être réalisée. Anneliese Maier et Marshall Clagett eurent à la fois une attitude semblable et contradictoire : si l’un comme l’autre reconnaît nominalement l’importance du traité, cette reconnaissance paraissait plus charitable que réelle tant ils s’en faisaient une idée assez pauvre. Mais alors qu’Anneliese Maier niait l’intérêt mathématique et privilégiait les explications physiques dans lesquelles elle voyait un pressentiment vague et maladroit du mécanisme atomiste du XVIIe, au contraire Clagett peinait à voir l’intérêt de sa physique pour au contraire louer la partie mathématique. Cet éloge était lui-même paradoxal : si les notes rendaient bien compte de la radicalité des intuitions d’Oresme, l’introduction historique limitait complètement l’apport d’Oresme à sa contribution à l’invention des diagrammes de représentation.

Anneliese Maier est plusieurs fois revenue sur le DC255, et a en particulier proposée une réflexion

synthétique sur l’ensemble de l’ouvrage dans un article de 1948, La doctrine de Nicolas Oresme sur

les « configurationes intensionum ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que son jugement est

radicalement négatif. Sa première publication faisant mention d’Oresme est Das Problem des

intensiven Grösse in der Skolastik, publié un an après son arrivée (définitive) à Rome, en 1939. Si elle

place Oresme au terme de la réflexion scolastique concernant l’intensio et la remissio des formes, dont elle offre un panorama érudit, c’est maintenant pour signaler qu’Oresme incarne l’abandon de la question ontologique au profit de la seule métrique. Elle y prend essentiellement le contrepied des thèses de Duhem. Alors que Duhem rattachait historiquement la doctrine de la « latitude des formes », selon la dénomination commune à l’époque, à la question ontologique concernant la nature des variations intensives telle que débattue par les théologiens, Maier rejetait cette filiation au motif qu’Oresme ne se souciait pas, selon elle, des questions ontologiques.

Elle rejetait également deux autres idées défendues par Duhem : qu’Oresme ait cherché à mesurer les grandeurs intensives, et par conséquent aurait anticipé une étude physique du problème ; qu’Oresme aurait eu l’intuition de la géométrie analytique. Elle n’argumente guère ici ces points mais son jugement sur le traité est sans appel. L’unique but d’Oresme aurait été de clarifier les définitions et les calculs déjà pratiqués par d’autres concernant l’uniformité et la difformité au moyen d’un symbolisme graphique256. En 1948, elle précisera qu’il ne s’agit pas du tout de prémisses de

255 Trois articles lui sont tout ou partie consacrés : “Das Problem des intensiven Grösse in der Skolastik“

(première edition 1939) réédité dans Maier, Anneliese. Zwei Grundprobleme der scholastischen

Naturphilosophie, Das Problem der intensiven Grösse, Die Impetustheorie. Edizioni di storia e letteratura, Roma,

1968 ; „Die Mathematik der Formlatituden“ (première edition 1943) in Maier, Anneliese. An der Grenze von

Scholastic Und Naturwissenschaft, Edizioni di storia e letteratura, Roma, 1952 ; Maier, Anneliese. „La doctrine

de Nicolas d’Oresme sur les „configurationes intensionum“, in Revue des sciences philosophiques et théologiques, XXXII, (1948) pp.52-67, réédité in Ausgehendes Mittelalter. Gesammelte Aufsätze zur

Geistesgeschichte des XIV. Jahrhunderts, Edizioni di storia e letteratura, 1964, pp.335-352.

256 “Er will durch graphische Symbole die verschiedenartigen uniformitates und difformitates, die bei Qualitaten

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géométrie analytique, au motif qu’Oresme ne s’intéresserait pas aux courbes, mais seulement aux figures géométriques. Cet argument est a prosteriori surprenant, dans la mesure où Oresme propose au contraire une classification originale des lignes courbes, et deux chapitres particulièrement saisissants sur la mesure des courbures. En revanche, cet argument attire l’attention sur le fait que les lignes étudiées dans la partie métrique du traité, la partie III.5 à 13, ne sont effectivement pas courbes, mais en escalier (à l’exception de l’emboitement de boules du dernier chapitre). En distinguant géométrie analytique (= système de coordonnées) et symbolisme graphique, Maier obligeait en fait à réfléchir sur la valeur exacte de la géométrie et des figures géométriques employées dans le traité. C’est une question que Marshall Clagett refermera aussitôt en identifiant purement et simplement ces figures à des systèmes de coordonnées vidés par ailleurs de leur contenu mathématique, puisque totalement séparés des méthodes mathématiques que présuppose l’utilisation d’un tel système.

Plus généralement, Maier ne voyait dans le traité qu’un exercice de pure spéculation sans aucun contact avec la réalité : « Il s’agit un calcul et une construction a priori, sans aucun contact avec l’expérience, ni même sans aucune intention de nouer un tel contact. »257 Quand en 1943, l’année de

sa conversion au catholicisme, elle publie pour la première fois Die Mathematik der Formlatituden, réédité et modifié en 1952, son jugement semble avoir encore empiré : non seulement le seul apport d’Oresme est l’invention d’un système de représentation graphique, mais il n’innove ni dans ses méthodes de calcul, dans la détermination des « lois » ou règles naturelles, et certainement pas dans les « sophismes » qu’il expose dans la troisième partie. Elle estime son influence à peu près nulle aussi bien à Paris qu’à Oxford.

Si, dans son article de 1948258, elle conclut que « Nicolas d’Oresme a donc été, non seulement pour la

physique, mais aussi pour l’interprétation philosophique de la nature, un précurseur de Galilée et de son temps », c’est en réalité pour des motifs relativement insignifiants. Tous les apports que Pierre Duhem pensait avoir identifié, elle les nie. Elle ne lui reconnaît rien d’autre que le « pressentiment » des idées mécanistes de l’atomisme du XVIIe siècle, dans l’effort pour expliquer des effets qualitatifs au moyen de la structure matérielle des corps : elle suggère qu’en substituant aux configurations d’intensité les figures de petites particules corporelles, les explications d’Oresme anticipent les explications mécaniques du XVIIe. Cette conclusion n’est d’ailleurs que la traduction française de la

anschaulichen Bewusstsein bringen, als es mit Definitionen und Calculationen möglich ist.” Anneliese Maier,

Das Problem des intensiven Grösse in der Skolastik, in Maier, Zwei Grundprobleme, p.82-83.

257 « Es ist ein Rechnen und Konstruieren a priori, ohne irgendwelchen Kontakt mit der Erfahrung und auch

ohne jegliche Absicht, einen solchen Kontakt herzustellen. » Ibid, p.85.

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conclusion qu’elle formulait en allemand déjà en 1939259. Sa perspective est d’autant plus

surprenante qu’elle pense dévoiler le sens véritable de la doctrine, tout en faisant abstraction dans sa présentation de tout ce qui concerne la musique ou la beauté des configurations, et en réduisant les chapitres sur la potentia à la répétition routinière et arbitraire d’un même principe. Elle ne mentionne pas la troisième partie, moins encore les séries infinies. En somme, la partie « graphique » du traité devient son essence même, les applications physiques et les méthodes mathématiques sont minimisées, voire simplement niées. Dans l’édition de 1968, elle semble ajouter néanmoins l’idée que le but de la méthode des configurations n’est pas d’étudier une courbe obtenue au moyen d’un système de coordonnées, mais de visualiser la tendance, l’évolution de la variation d’un phénomène naturel. De là, elle réfute l’idée qu’Oresme serait précurseur Galilée, au moins au sens de Duhem. Oresme ne dirait rien de l’égalité de surface avec distance parcourue.

Carl B.Boyer et les mathématiques du DC au tournant de

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