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Ces principes aristotéliciens vont perdre en évidence au XIVe siècle : la qualité va progressivement être assimilée à une quantité, et les degrés d’intensité à des parties qui s’empilent ou se divisent. Oresme participe de ce mouvement, comme le milieu parisien de la cours de Charles V. Considérons deux exemples de la mutation qui est opérée dans la dernière partie du XIVe siècle.

Quand Aristote est amené à raisonner sur la divisibilité d’une forme accidentelle, il sous-entend toujours implicitement que cette divisibilité est en extension. Par exemple, lorsqu’il veut démontrer qu’il n’y a pas d’éléments naturels indivisibles ou atomes, il souligne que toute chose pesante est nécessairement plus ou moins pesante : sa lourdeur ne peut être nulle, car alors la lourdeur du corps composé des éléments le serait aussi. Mais une lourdeur non nulle est nécessairement divisible, c’est-à-dire par accident : un degré moindre de lourdeur affecte nécessairement une partie moindre de la substance. De manière significative, Oresme commente ainsi ce passage du Livre du Ciel et du

Monde :

« Se un point de terre est plus pesant qu’un point d’eaue, donques la pesanteur contient en vertu tant et plus que la pesanteur du point de eaue. Et donques elle est divisible. Et ce est impossible que accident divisible soit en subject indivisible. Mais l’en pourroit dire que ceste pesanteur est divisible selon intencion et selon degrés, mais non pas selon extension et quantité. Et pour ce, par aventure, les raisons que Aristote fait a ce propos ne sont pas toutes demonstratives, combien que la conclusion soit neccessaire. »69

Oresme admet la double divisibilité des qualités, en « extension et quantité », mais aussi en « intencion et selon degrés ». Si les points existaient réellement, un point de terre pourrait effectivement être plus lourd qu’un point d’eau, de sorte que sa pesanteur « contiendrait » plus de vertu ou de force. Nous verrons qu’il ne l’admet pas tout à fait au sens propre : il est légitime de parler de la divisibilité intensive d’une qualité, mais cette formule doit être glosée. En réalité, une qualité est si peu divisible qu’elle n’est même pas un « quelque chose », en particulier une forme

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accidentelle qui inhère un sujet, mais un mode ou une manière d’être du sujet. Par cette glose ontologique radicale, que nous verrons plus loin en détail, Oresme peut donner l’apparence d’un aristotélisme rigoureux sur le plan de l’indivisibilité des qualités, qui compense sans doute à ses yeux un anti-aristotélisme de fait.

Cette double divisibilité signifie une mutation profonde dans l’interprétation des altérations qualitatives. Quittons Oresme, voyons Evrart de Conty70. Dans son encyclopédie à l’usage du

dauphin, il peut désormais définir l’altération ainsi :

« Alteracion a son lieu es qualités, et est ceste alteracion une mutatcion par laquelle la chose qui se altere acquiert ou pert aucune qualité successivement, une partie après l’autre, sy come nous veons, quant l’yaue froide est apliquie au feu, que elle se rechaufe petit a petit et acquiert la chaleur successivement, l’un degré après l’autre ; et aussi veons nous, quant elle eschauffee et loings mise du feu, que elle pert sa chaleur aussi successivement, l’une partie après l’autre, tant que elle s’en revient finablement a sa naturele froidure. »71

Cette interprétation est radicalement différente de l’analyse aristotélicienne. Premièrement, le degré final de la chaleur est compris comme une totalité, la somme des parties graduelles qui le composent. Une conséquence en est que le petit degré d’une qualité est une partie du plus grand degré, et une partie qui le compose. Idée étrange, puisqu’elle semble impliquer que le froid est une partie du chaud, l’amer une partie du doux, le grave une partie de l’aigu, et plus généralement le moins intense une partie du plus intense. Selon cette interprétation nouvelle, le degré n’est plus indivisible : chaque degré est composé des degrés plus faibles comme un tout est composé de parties. On devine le sens de cette interprétation : dès lors que les degrés sont mutuellement les uns aux autres comme les parties sont au tout, la théorie mathématique des rapports peut y trouver un nouveau terrain d’application. Mais le gain mathématique éventuel semble se payer d’un éloignement de l’expérience courante. La théorie mathématique d’Oresme repose sur cette interprétation nouvelle, bien que, comme nous le verrons, Oresme éprouve des réserves sérieuses à son égard : l’ymagination mathématique n’est pas nécessairement le reflet du réel.

Deuxièmement, ces degrés vont et viennent d’une substance à une autre : ils sont tantôt acquis, tantôt perdus. Cela ne signifie pas nécessairement que le réchauffement requiert un déplacement de matière : Evrart de Conty ne dit rien ici de la nature physique des degrés. Mais cette interprétation

70 Evrart de Conty, Le livre des eschez amoureux moralisés. 71 Evrart de Conty, p.217.

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suggère que les parties qualitatives peuvent être abstraites ou séparées de la substance active qu’elles qualifiaient jusque là, d’une manière ou d’une autre, pour être introduites dans le patient. « L’acquisition (acquisitio) » et la « perte (deperditio) » ne sont pas des formules propres à Evrart, mais au contraire la manière devenue commune de décrire un processus d’altération. Les chapitres qu’Oresme consacre directement à ces acquisitiones et deperditiones sont d’ailleurs parmi les plus étranges de son traité pour un lecteur contemporain.72 L’une des conséquences implicites de ces

mouvements de qualité est que les parties graduelles de l’eau, en un instant donné, se divisent entre des parties naturelles et des parties acquises. Les parties naturelles ne peuvent pas être perdues, du moins pas sans que la substance ne change de nature, c’est-à-dire pas sans transmutation, de la même manière que les juristes médiévaux distinguent entre les possessions héritées et les possessions acquises.

Troisièmement, l’altération est un processus successif : Evrart y insiste. Ce n’est pas qu’on ait cru jusqu’ici qu’une altération puisse être instantanée. Mais elle était essentiellement définie par ses termes : l’état initial et l’état final. Désormais, la durée du processus compte, son détail importe. Cette succession peut abriter différentes modes de variations, uniformes et réguliers, difformes et irréguliers, selon la manière dont l’acquisition ou la perte ont lieu. Le temps devient une réalité physique : la manière dont l’intensité y varie avant d’accomplir son office devient signifiante. Oresme, nous allons le voir, radicalise cette réification du processus : le temps est à ce point une réalité qu’il crée des forces nouvelles. La manière dont varie une intensité dans le temps crée de nouvelles vertus, rares et merveilleuses. L’espace acquiert aussi une réalité physique de ce genre : la manière dont l’intensité est distribuée engendre à son tour des forces et des vertus nouvelles. Le

modus operandi, dans sa durée, dans son étendue spatiale, importe plus que l’intensité elle-même :

ce n’est pas l’intensité qui agit, mais cette intensité faite corps, qui s’étend en durée et en volume, et dont l’action dépend moins de son degré ou sa quantité propre que de sa manière de se configurer.

Changement de paradigme : modèle additif et

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