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Cela ne signifie pas que la vision soit nécessairement véridique. A ceux qui croient en la paix universelle, Oresme répond : « Mes ce est aussi comme une fiction poetique ou comme une ymagination mathematique. Car si comme je ay dit autre foiz, le munde ne est pas gouverne par si ne par teles conditione les suppositions »473. L’imagination mathématique mettrait Paris en bouteille. Il

n’a donc pas de tentation rationaliste, si l’on entend par là l’idée selon laquelle en me découvrant, c’est le monde que je découvre : « Il y a en nous des semences de science comme en un silex des semences de feu », écrira Descartes. Ma pensée est plus vraie que ma sensation.

Connaître le réel suppose sa négation dans une fiction : la fiction imaginative, dit Oresme, est nécessaire à la mesure du monde. De ce point-de-vue, tout le DC est un travail de l’imagination. L’intensité, peut être mesurée, peut être assimilée à une grandeur continue. La qualité est réellement indivisible, mais fictivement divisible et assimilable à une quantité, une quantité de degrés ou parties qualitatives474 : « la blancheur est une forme accidentelle <indivisible en intensité> ou un

être blanc absolument indivisible », et néanmoins « je dis qu’une composition graduelle de ce genre

470 LCM, p.278.

471 Hugonnard-Roche, « Modalités et argumentation chez Nicole Oresme ».

472 Stefano Caroti adopte une position semblable : « Je crois que l’ « ymaginatio » du De configurationibus est

plutôt celle qui, dans le commentaire sur le De Spera, est considérée comme susceptible de permettre une connaissance du réel. » Caroti, « Configuratio, ymaginatio, atomisme et modi rerum dans quelques écrits de Nicole Oresme », p.139. Mais il limite l’ymaginatio à la détermination du probable, sans l’étendre comme je le fais ici à un occulte actuel.

473 LPA, 252d, p.294.

474 C’est donc une imagination inverse de celle qui engendre les points : le corps est nécessairement divisible, le

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peut être admise par imagination (…). »475 Cette intensité graduelle, l’imagination la figure en ligne et

la dresse sur la surface de l’objet : « une ligne d’intensité telle que celle dont il est ici question ne s’étend pas réellement à l’extérieur du point ou du sujet, mais seulement selon l’imagination, et ce dans n’importe quelle direction, si ce n’est qu’il est plus juste de l’imaginer perpendiculairement dressée sur le sujet informé par la qualité ».476 Ce n’est pas sur une feuille de papier que

l’imagination dessine : c’est sur le subjectum que l’imagination hallucine la latitude.

L’imagination contient son paradoxe. La jeune fille du roi qui entend parler d’un grand Roi Alexandre se prend d’amour pour son renom : la distance trop grande de l’objet aimé étant trop grande, elle abolit la distance pour se consoler, et se fait peindre un portrait imaginaire du Roi inconnu. « Et grâce à cette image et par d’autres artifices, elle songea au roi lui-même ».477 On pourrait multiplier les

exemples de cet usage du portait, de l’image et de l’imagination pervertie478 qui confond le réel avec

sa propre création : l’imagination rend sensible, mais d’une présence qui peut être trompeuse. En III.4, Oresme démontre mathématiquement qu’un point à la surface d’un corps totalement froid peut instantanément être chaud, et chaud d’un degré fini et déterminé. De même, un corps obscurs peut instantanément illuminer le milieu environnant. Mais ce ne sont que des fictions mathématiques : la nature procède en toute chose de manière continue et pas à pas : une altération subite et instantanée est naturellement impossible. « Ainsi peut-on en tirer un argument pour prouver qu’un point n’est pas une chose réellement indivisible, que la ligne n’est pas non plus une chose, ni la surface, bien qu’il soit expédient de les imaginer afin de mieux connaître les mesures des choses, comme il a été dit au premier chapitre de la première partie. »479 Le bon sens vient freiner

l’imagination dans ses ardeurs.

D’un côté, cette imagination est utile à la mesure des qualités, mais de l’autre elle est trompeuse. Toujours dans les QSP, Oresme incrimine à plusieurs reprises une « imagination fictive (ymaginatio

ficta) » : c’est en raison d’une imagination fictive que l’on croit que l’intermédiaire est composé des

extrêmes480 ; il n’y a pas lieu d’imaginer dans une altération une suite de destructions et de

générations de réalités ou de formes481 ; c’est encore une imagination fictive qui crée ce faux

problème de l’intensification de la blancheur, de son introduction, de sa composition, car à

475 QSP, I.6. 476 DC, I.1.

477 Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, Paris : Albin Michel, 2011, pp.51-52.

478 C’est une question théologique du moment, par exemple, que de savoir si un plaisir qui se satisfait en

imagination et en fantasme est déjà pêcheur. Voir Charles Baladier, Eros.

479 DC, III.4. 480 QSP, V.9.75. 481 QSP, V.9.112.

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proprement parler, « aucune qualité ne s’intensifie (nulla qualitas intenditur) ».482 Il semble clair que

cette imagination fictive n’est pas simplement celle qui consiste à imaginer que les qualités sont des « choses » alors qu’elles ne sont que des modes. Il s’agit plus précisément de celle que produit le mathématicien pour mesurer et calculer les degrés d’intensité et décrire les variations intensives : le calcul du mathématicien s’appuie sur des thèses qui non seulement sont fausses et fictives, mais peuvent créer de faux problèmes ontologiques et physiques si le mathématicien comme l’épileptique prend ses visions pour authentiques.

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