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Si un même être peut incarner plus ou moins une même forme accidentelle, de même le degré de réalisation de cette forme peut varier en un même être : dès lors que l’idée de latitude devient essentielle, il devient important de décrire une variation « de forme » dans les limites d’une latitude donnée, c’est-à-dire une variation intensive. Conceptuellement, la latitude comme échelle de variation intensive s’accompagne des deux modes de variations au sein d’une échelle, l’intensio ou intensification et la remissio ou atténuation58, et du rang auquel parvient une substance qui

s’intensifie et se détend, le gradus ou degré.

Ce triplet latitudo, intensio/remissio, gradus est celui qu’on retrouvera classiquement dans les traités médicaux. L’échelle proposée par Galien des quatre degrés de qualité, particulièrement employée dans la posologie médiévale, mais également dans la théorie des humeurs, est célèbre. Comme il est bien connu, les médicaments sont compris par les médecins médiévaux comme des « composés de qualités », des « complexes », finalement réductibles en théorie aux quatre qualités aristotéliciennes élémentaires que sont le chaud, le froid, le sec et l’humide. Le médecin doit en effet proportionner le

56 QSP, p.762. 57 CDH, p.309.

58 Jean-Luc Solère, « Tension et intention: Esquisse de l’histoire d’une notion », Lambros Couloubaritsis,

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médicament à la maladie : sommairement, si l’organe malade est un peu « froid », et si c’est l’organe fragile d’un enfant ou d’un vieillard, le médecin doit prendre garde à ne pas lui administrer un médicament trop « chaud ». La manière la plus immédiate de renforcer un médicament, c’est d’augmenter la dose : si l’on augmente la quantité de piments, le plat est plus piquant. D’une manière ou d’une autre, il y a un rapport entre augmentation (quantitative) et (renforcement). De même, une substance trop forte peut être adoucie par sa dilution ou son mélange avec une autre qui s’oppose à son effet. Quantité et mélange sont donc les deux variables à disposition du médecin et de l’apothicaire, dont le métier requiert une anticipation sur la force de ce qu’il fournit au malade.

Gradus n’a pas la signification purement ordinale et abstraite de notre « degré » : il désigne un seuil.

Chaque degré dans la qualité complexionnelle correspond ainsi à un seuil qualitatif, qui se manifeste par l’action exercée par le médicament sur l’organe avec lequel il est en contact. Quand le médicament est tempéré, il n’a aucun effet visible. S’il est chaud au troisième degré, il provoque une lésion nettement visible de l’organe. Mais s’il est chaud au quatrième degré, nous dit Arnaud de Villeneuve, la substance sur laquelle il est en contact est détruite, éventuellement s’ensuit la mort du malade. Le quatrième degré correspond donc à un maximum.59 La connaissance du degré permet au

médecin de se situer par rapport à ces seuils qualitatifs, et en particulier par rapport à ce seuil dernier qu’est le maximum. Dans le DC, comme d’ailleurs dans la tradition d’Oxford dont s’inspire Oresme, gradus semble avoir perdu cette signification concrète : il ne désigne plus qu’un rang dans une échelle générale. C’est là un fait d’importance sur lequel il faudra revenir bientôt.

Mais au moment où Oresme écrit, le vocable intensio a acquis une seconde signification : non plus l’augmentation en degrés, mais la dimension selon laquelle se réalise cette augmentation. C’est pourquoi, dans ma traduction du DC, j’ai traduit intensio tantôt par intensification, tantôt par

intensité. Le contexte permet en général de décider si Oresme parle du mouvement d’intensification

ou de la dimension intensive. Ces traductions sont peu satisfaisantes philologiquement, mais plus commode à l’usage.

En premier lieu, l’intensité n’est pour nous qu’une grandeur physique parmi d’autres. En électricité, nous distinguons l’intensité d’un courant électrique, correspondant au débit de charges électriques en fonction du temps et mesurée en ampères, et la tension entre deux points, correspondant à une différence de potentiel et mesurée en volts. En acoustique, l’intensité d’un son en est la force, dont la sensation est mesurée en bel ou decibel, et la cause excitatrice en watts, distincte de sa hauteur, qui varie selon que le son est aigu ou grave, et qu’on mesure de demi-tons, en savarts, ou en hertz du point-de-vue de la fréquence de l’onde excitatrice. Pour Oresme, ces grandeurs sont toutes des

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intensiones, des « intensités », parce que ce sont ontologiquement des qualités qui varient en plus et

en moins. Oresme traite ainsi le son comme une qualité du corps vibrant, comme une corde vibrante, mais ajoute qu’elle est doublement intensive : elle possède une fortitudo selon laquelle un son est

plus ou moins fort (analogue de notre « intensité ») et une acuties (acuité) selon laquelle un son est plus ou moins aigu (analogue de notre « hauteur »).60 Il propose également de démontrer

expérimentalement l’indépendance de ces deux paramètres intensifs.61

En tant que dimension, l’intensio se comprend par contraste avec son complémentaire dans l’ordre du réel, l’extensio, l’étendue ou l’extension. Le modèle nous en est fourni par l’origine même des expressions intensio et remissio, introduites par Boèce pour traduire les formules grecques en usage dans l’Isagoge de Porphyre, ἐπίτασις καὶ ἄνεσις

.

Derrière l’abstraction de ces concepts, on reconnaît les deux opérations contraires par laquelle le musicien tend et détend les cordes de son instrument. Les stoïciens avaient fait de cette expérience fondamentale le principe d’une physique (et d’une psychologie) toute entière adossée à la notion de tension, et c’est peut-être cette philosophie stoïcienne qui a inspiré à Porphyre l’usage de ces notions62. Or, il n’y a que deux paramètres qui

affectent la hauteur de son rendue par une corde de diamètre donné : sa longueur, sa tension. Si une corde donnée est pincée en son milieu, chaque moitié sonne une octave au-dessus de la hauteur de la corde entière. Mais le même résultat peut être obtenu sans changer la longueur, et en tendant la corde.63 Le même effet peut être obtenu en ajustant l’étendue de la corde ou sa tension, l’extensio

ou l’intensio. Toujours en m’en tenant à l’intuition, on observe donc qu’une étendue est divisible en parties homogènes, et peut augmenter par extension si le corps est élastique – mais alors il s’affine d’une manière ou d’une autre – ou par addition de parties extérieures homogènes s’il ne l’est pas. Au contraire, la tension d’une corde ne procède d’aucune extension spatiale ni d’aucune addition, et la détente ne suppose pas non plus une division : la même étendue se renforce ou s’affaiblit par tension et détente. Attribuer à toute qualité une intensio et une remissio, c’est, consciemment ou non, lui attribuer une capacité à se tendre et se détendre pour expliquer son renforcement et son affaiblissement.

L’idée moderne « d’intensité » est très différente. Son modèle en est moins la corde tendue qu’un cours d’eau en mouvement. Il n’y a pas d’analogie évidente entre l’intensité d’un cours d’eau et la tension d’une corde. « L’intensité » devient un débit, une masse d’eau déplacée en fonction du temps. Pour une durée donnée, plus cette masse augmente, plus l’intensité augmente. Le cours d’eau est moins tendu en lui-même qu’il ne pousse en avant : son débit est le signe qu’une force est

60 DC, II.15. 61 Id.

62 Samuel Sambursky, The physics of the stoics, London, 1959.

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à l’œuvre. La définition rigoureuse de l’intensité du courant requiert par conséquent qu’on dérive la quantité d’eau en fonction du temps : elle serait le rapport d’une quantité infime d’eau déplacée en une durée infime de temps. C’est la raison pour laquelle, par exemple, un cours standard d’électricité définira l’intensité électrique comme le rapport d’une différentielle de charges électriques par une différentielle de temps. L’intensité au sens moderne est donc un taux de différentielles, alors que pour Oresme, c’est une dimension indépendante de l’extension qui exprime comme une tension de son mode d’existence, un état susceptible d’être permanent et indifférent au temps64. Cette

concurrence conceptuelle entre taux de différentielle et intensio, deux manières très différentes d’approcher les mêmes phénomènes, nous prépare à une idée sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir régulièrement, à savoir que la mathématisation de l’intensité au XIVe siècle est un effort colossal pour résoudre des problèmes souvent analogues à ceux qu’un moderne approcherait par le calcul différentiel et intégral : variations, tendances, limites, moyennes.

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