• Aucun résultat trouvé

A partir des années 1960, un important travail d’édition et de commentaires va être conduit par des Américains. D’abord, l’édition par Busard en 1961 des Questiones super geometriam Euclidis, améliorée et rééditée par Menso Folkerts en 2010. Ensuite, Marshall Clagett va publier en 1968 la première édition critique complète du texte latin accompagné d’une traduction anglaise, d’une longue introduction et d’un grand nombre de notes historiques et explicatives.

Bien qu’il se soit chargé de l’édition du texte latin et de sa traduction anglaise, Clagett se faisait manifestement une idée assez pauvre du DC. Son problème historiographique était de déterminer le rôle d’Oresme dans l’élaboration de ce qu’il appelait la « cinématique » et la « dynamique » médiévale, histoire qu’il étudiait selon des écoles « nationales » : anglaise, française, italienne, etc. L’idée générale de Clagett était la suivante : la cinématique en Occident nait avec Gérard de Bruxelles, puis elle « émerge » totalement au Merton College. En fait, c’est au Merton College que, selon lui, les principales définitions sont posées, avec Bradwardine, Swineshead, Dumbleton, Heytesbury. Le rôle des « écoles italiennes » et « françaises » est alors particulièrement réduit : il s’agit essentiellement d’une géométrisation de la cinématique, inaugurée soit pas Casali, soit par Oresme. Cette idée est très clairement exposée dans son magnum opus de 1959, et confirmée dans son édition du DC de 1968. De ce point de vue, l’accent est mis sur les Calculatores, et il décrit ce qui s’est passé autour des années 1350 comme une « application de techniques graphiques ou de coordination (…) à des concepts anglais (application of graphic or coordinate techniques (…) to

English concepts). »281 Cette chronologie renversait l’interprétation de Duhem, pour qui la doctrine,

inventée par Oresme, était immédiatement apparue sous forme géométrique, les auteurs anglo- saxons, en particulier Swineshead, corrompant cette intuition première et la perdant dans les subtilités. Cette vision de l’histoire était par ailleurs additive : Oresme ajoute au Merton College la représentation géométrique, et comme le dira plus tard Stefano Caroti, Clagett unit oxoniens et parisiens dans la bataille : il nie les divergences de vue. C’est ce qui justifie son choix de textes dans

280 Ce point est repris par Damerow et al. Exploring the limits of preclassical mechanics. Youschkevitch juge

également peu douteuse l’influence de la cinématique des calculateurs sur Neper, Barrow et Newton.

143

sa synthèse sur la mécanique médiévale : d’Oresme, il retient essentiellement la section qui définit l’application de la géométrie à la cinématique (en fait aux variations qualitatives en général).282

Comme le montre la citation précédente, Clagett tendait à identifier géométrisation (de la cinématique) et invention d’une méthode de représentation des variations dans le plan, d’un système de coordonnées. Aussi, quand Clagett cherche à préciser l’origine de la théorie des configurations, ayant réduit la portée théorique du texte à l’invention d’un système de coordonné, il construit son étude en trois temps : (1) séparation, dans les qualités, de leur dimensions intensives et extensives ; (2) représentation linéaires des intensités ; (3) représentation spatiale de la distribution et variation des intensités. Du point-de-vue théorique, Oresme n’intervient donc que dans une dernière phase de ce troisième moment. Clagett allait chercher l’invention d’un système unilinéaire de représentations des intensités » dans les diagrammes pharmacologiques représentant la latitude des degrés, de Galien à Roger Bacon, où d’une manière plus abstraite dans les raisonnements dialectiques des calculateurs d’Oxford, sans prendre au sérieux les modèles convoqués explicitement par Oresme, la perspective et la musique. L’idée centrale semblait être à Clagett l’assimilation d’une différence graduelle à une distance continue. Mais à vrai dire il attribuait aussi la spatialisation abstraite aux mertoniens qui, comme Swineshead, essayait de concevoir une distribution intensive selon l’étendue. Même dans la troisième étape, Oresme arrivait alors en bout de course.

Comme Pierre Duhem, Clagett n’accordait que peu d’importance aux chapitres décrivant la potentia des configurations. Dans la transition entre l’exposé de variétés de difformité, et l’application des difformités à l’explication d’effets naturels, Clagett voyait un glissement – sinon une chute – dans le sens du mot configuratio, raison pour laquelle il distinguait dans le traité les configurations « externes », c’est-à-dire les représentations graphiques, et les configurations « internes », les difformités effectives en qualités et en mouvements, causes d’effets inattendus. Pourquoi avoir qualifié ces configurations d’internes ? En quoi, par exemple, la variation intensive d’un son en hauteur, un glissendo à la flûte, est-il en quoi que ce soit interne ? Clagett semble avoir plus ou moins consciemment réduit le champ des variations intensives étudiées par Oresme à celles des qualités complexionnelles qui déterminent l’identité spécifique d’une substance. Sans doute les juge-t-il

internes dans la mesure où elles sont insensibles et essentielles, qu’elles caractérisent la « structure

interne de la matière (internal structure of matter) ». Clagett sait pourtant bien que la configuration d’un mouvement, de la chaleur ou d’un son peut être tout à fait sensible et accidentelle. Oresme lui- même justifie l’hypothèse des effets naturels des configurations par l’expérience des différents effets ressentis au contact d’un récipient chaud selon la configuration de la chaleur à sa surface. Et jugera-t-

144

on « interne » ou insensible les variations intensive de la douleur et de la joie qu’Oresme étudie en fin de seconde partie ?

Il eût été beaucoup plus correct de distinguer les configurations réelles et leur représentation, distinction qui rend moins pertinente l’idée d’un « glissement de sens » du second au premier : après tout, le nom d’une figure géométrique, comme triangle, désigne aussi bien la voile du bateau que sa représentation sur une feuille. Sans nier qu’il existe certaines ambiguïtés dans le texte d’Oresme, il semble que Clagett exagère grandement les difficultés théoriques que pose cette « double signification ». On ne peut non plus s’empêcher de penser qu’il appelle régulièrement interne ces configurations réelles pour les disqualifier comme mystérieuses ou occultes, et rejeter comme fantaisistes tous les chapitres qui débordent de la question purement représentationnelle. Pour lui, Oresme ne fait qu’ajouter les configurations de qualités à leurs rapports, rapports de qualités communément invoqués pour expliquer les effets occultes ou merveilleux des substances : l’apport théorique serait donc très faible. Clagett ne va pas jusqu’à dire qu’Oresme aurait ultérieurement abandonné ces explications : il tient leur absence dans le Contra divinatores et les Quodlibeta comme un indice que ces textes seraient antérieurs au DC.283 Clagett ne manque pas non plus d’insister sur le

caractère arbitraire du lien supposé entre difformité et un effet, du fait qu’Oresme est de toute façon incapable de mesurer concrètement une variation intensive. Là encore, ce n’est pas tout à fait exacte : Oresme n’est certes plus capable qu’un autre de mesurer la chaleur, mais il y a des intensités tout à fait mesurables : la lourdeur, à l’aide de la balance, la vélocité, par l’espace parcouru ou la durée du mouvement, et d’autres estimables à l’expérience, comme la blancheur, et surtout la hauteur de son. Il est clair qu’Oresme se soucie peu, voire pas du tout des mesures concrètes, mais ce désintérêt devrait être expliqué plutôt que condamné comme une marque de faiblesse scientifique.

Finalement, Clagett évoque sans ambiguïté « l’échec » de la théorie des configurations comme « procédé utile d’explication (useful mechanism of explanations) ».

Documents relatifs