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Dans le Quia primos, un important traité dont je reparlerai plus longuement, et dans lequel il élabore une posologie mathématique, Al-Kindī juge nécessaire, sans doute parce qu’on lui fait le reproche de mathématiser les intensifications, de tempérer : « Et quand nous parlons d’accroissement de l’une des qualités, nous ne voulons rien dire d’autre que son intensification, car le terme d’accroissement ne devrait pas être employé à propos des qualités : l’accroissement est une propriété des quantités. »65 Le mathématicien ne fait alors que rappeler un principe formulé par Aristote et devenu

presque proverbial : l’intensification n’est pas une augmentation par addition de parties extérieures. Que ce principe ne soit pas un « interdit » absurde, mais exprime un fait d’expérience, le modèle de la corde nous le montre66.

L’augmentation est un mouvement de quantités : à une somme de parties homogènes sont ajoutées de l’extérieur des parties homogènes. C’est de cette manière qu’augmente un tas de pierre, par empilement successif de parties homogènes. Ce n’est pas ainsi que la tension d’une corde « augmente » : l’augmentation est une métaphore. Dans sa Physique, Aristote soutient qu’une

64 Il n’est pas évident qu’Oresme ait encore conscience de l’origine musicale de l’intensio, et quand nous

verrons Oresme se tourner vers l’ontologie des qualités et des variations intensives, ce n’est pas le fait de

tension qui l’intéressera, mais celui de la succession. Rappelons néanmoins que la musique spéculative est de

loin le principal paradigme dont il s’inspire pour sa théorie, et qu’il prend explicitement pour modèle de sa mesure des intensités l’acoustique pythagoricienne.

65 “ ةيمكلا صاوخ نم ةصاخ ةدايزلا ذا تايفيكلا ىف ةدايزلا لمعتسي لا ذا اهدادتشا ىنعن امنا اناف تايفيكلا ىدحا ةدايز انلق ىتم“. Pour la

traduction française, voir Léon Gauthier, Antécédents gréco-arabes de la psychophysique, p.56.

66 Il est extrêmement commun de présenter la remarque d’Aristote comme une interdiction de confondre les

catégories ou d’employer une méthode scientifiquesur un objet qui lui est étranger (problème de la

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qualité est indivisible en elle-même. Elle peut bien être divisée par accident, si le sujet informé par la qualité est lui-même divisé. Si une surface d’apparence grise est en réalité composée de points noirs entremêlés de points blancs, et que, pour une raison ou une autre, tous les pigments noirs se détachent de la surface, le résultat en sera une surface blanche, et le gris sera en apparence devenu blanc. En réalité, il n’y a pas eu de changement qualitatif, mais seulement quantitatif : une partie des pigments s’est détachée. Mais cette division de la substance dans sa quantité, engendrant un changement qualitatif dans la couleur de la surface, peut créer l’illusion d’une division de la qualité qui ne trompera pas le philosophe. Aristote étend cette indivisibilité aux degrés de qualité : le gris est aussi indivisible que le blanc.

Oresme admet aussi cette indivisibilité qu’il argumente habilement : un son est d’autant plus aigu que la tension d’une corde augmente. Pourtant, l’aigu ne contient pas comme parties les sons graves, car alors à entendre un Fa, on entendrait simultanément un Mi, un Ré, et tous les degrés plus petits, simultanéité dont il résulterait la plus grande cacophonie. L’expérience démontre au contraire que chaque degré de l’intensité sonore est simple67. De même, pour reprendre un exemple classique

de la psychologie naissante à la fin du XIXe siècle, nous hiérarchisons les douleurs, alors qu’il va de soi qu’un mal de dent n’est pas inclus dans un mal de tête.68 D’une manière générale, tout degré de

qualité, degré de chaleur, de luminosité, de blancheur, de densité, est donc indivisible, mais le système des degrés n’en est pas moins ordonnable.

Que se passe-t-il alors au cours d’une intensification ? A observer les analyses qu’Aristote propose de cette question, il semble répondre en deux étapes, ontologique puis physique. Sur le plan ontologique, le problème est assez simple : si une qualité ou une forme est indivisible, il est manifestement impossible qu’elle soit affectée de plus ou de moins. Ce n’est pas la qualité qui varie, mais la participation du sujet à la qualité : la justice est la justice, mais un homme peut être plus ou moins juste selon qu’il la comprend, la connaît, la maîtrise, bref, qu’il y participe. C’est de cette manière que la même lumière rend éclatants certains matériaux quand d’autres restent opaques,

67 Oresme n’ignore pas qu’un son naturel est toujours composé d’une fondamentale et de ses harmoniques.

Nous verrons comment il explique ce phénomène plus loin.

68 Pour les discussions de la psychologie du XIXe siècle concernant les lois psychophysiques de Fechner, voir

James, William. The principles of psychology. Cambridge (Mass.), Londres : Harvard University Press, 1983, Vol.1 Chap.13. Ainsi : « To introspection, our feeling of pink is surely not a portion of our feeling of scarlet; nor does the light of an electric arc seem to contain that of a tallow-candle in itself. Compound things contain parts; and one such thing may have twice or three times as many parts as another. But when we take a simple sensible quality like light or sound, and say that there is now twice or thrice as much of it present as there was a moment ago, although we seem to mean the same thing as if we are talking of compound objects, we really mean something different. We mean that if we were to arrange the various possible degrees of the quality in a scale of serial increase, the distance, interval, or difference between the stronger and the weaker specimen before us would seem about as great as that between the weaker one and the beginning of the scale. » p.515- 516.

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obscurs et comme indifférents : ce n’est pas la lumière qui varie, mais la capacité naturelle des substances à la recevoir et l’accueillir. Il y aurait en quelque sorte deux genres de qualités à distinguer : celle qu’une chose incarne plus ou moins péniblement, la blancheur par excellence, la chaleur par excellence, la justice par excellence, et celle qui se réalise concrètement par la participation, le grisâtre, le tiède, le brave. Aristote ne tranche pas, dans le texte, entre ces deux positions, variation de la forme ou variation de la participation du sujet à la forme, mais les scolastiques tenaient généralement pour certain qu’il approuvait la seconde thèse et rejetait la première. La variation qualitative est donc en réalité une variation de la substance du sujet lui- même : reste à dire en quoi consiste la physique de cette variation.

Aristote ne la conçoit pas autrement que toute altération. L’altération, ou mouvement dans la qualité, est un changement d’une qualité en son contraire, par exemple du chaud au froid. La matière aristotélicienne est dialectique : elle est composée du contraire, mais l’un est comme dominant et en acte, et l’autre récessif, virtuel ou en puissance. Le réchauffement est donc l’actualisation de la chaleur latente dans la matière et le retour à la potentialité de la froidure : l’altération est une actualisation. L’une des conséquences en est qu’une qualité naturelle ne peut pas se séparer de la substance qu’elle informe et plonger dans les bras d’une autre. Quand un corps en réchauffe en un autre, il ne lui cède rien : il active en lui sa chaleur, il agit sur lui, de la même manière – ce n’est sans doute pas un hasard – qu’un maître, nous dit Socrate, ne peut pas introduire une connaissance dans la tête de son élève, mais seulement l’amener à la découvrir et activer en son lui son intelligence. Agir, ce n’est pas s’introduire comme en chirurgie : la science ne se déplace pas plus que la chaleur, ni l’un ni l’autre ne pénètrent leur objet. Le chaud active le froid, le savant active l’ignorant, parfois avec moins de réussite.

De même, donc, l’intensification est une altération continue intermédiaire : c’est une succession continue de qualités indivisibles en elles-mêmes qui s’actualisent les unes après les autres. L’indivisibilité des degrés est incompatible avec l’idée d’une addition, d’un empilement de parties de chaleur qui s’ajouteraient les unes aux autres pour la faire augmenter. Dans l’intensification, il y a nécessairement destruction de la qualité antérieure : pas d’accumulation. Aristote illustre cette explication à l’aide d’un cas qui n’est pas tout à fait un changement qualitatif, à savoir la variation en densité : un corps qui se raréfie occupe un volume plus grand sans pour autant qu’il y ait eu addition

de matière. De la même manière, un corps se réchauffe sans addition de matière chaude.

Cette explication évite peut-être un écueil. L’idée de degré d’intensité affadit les qualités : pendant une journée, la lumière certes s’intensifie et se détend, mais la lumière du matin n’est pas la lumière du soir. Le degré de luminosité ne dit pas tout de la qualité de la lumière, comme un peintre le sait

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bien. En conservant degré l’ontologie de la qualité indivisible, en faisant de chaque degré une qualité à part entière, Aristote diminue peut-être quelque peu le risque de l’illusion de l’homogénéisation des degrés qualitatifs, souci que la tradition quantitative que nous allons bientôt voir ne semble pas avoir eu au même degré.

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