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Dernier exemple de renvoi : le motif de l’improportionnalité, absolument essentiel dans la pensée d’Oresme, mais qui n’affleure qu’exceptionnellement dans le DC. En effet, dans le DC, Oresme met en scène une mesurabilité victorieuse plutôt que défaite. Or, l’improportionnalité de deux quantités signifie précisément l’impossibilité de mesurer l’une par l’autre, au sens plus général où il n’existe entre elles ni rapport rationnel, ni rapport irrationnel. Le cas princeps de cette relation singulière,

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c’est l’angle de contingence comparé aux angles rectilignes, qu’Oresme mentionne dans le DC, et étudie dans le détail dans les QSGE.

Alors que cette étude concernant l’angle de contingence semble de prime abord purement motivée par le désir de mesurer les courbures, Oresme y renvoie pourtant dans une section sans aucun rapport avec l’angularité : celle de l’acoustique musicale. Il affirme en effet qu’il est absolument impossible d’accorder ensemble un boyau de loup et un boyau de brebis399. De quelque manière que

l’on tende ces cordes, jamais l’on arrivera à produire un accord musical. Cet accord impossible a lui aussi son fondement mathématique : il signifie que les cordes sont « improportionnables » précisément au sens où il n’existe aucun rapport ni rationnel ni irrationnel entre un angle mixtiligne et un autre rectiligne. Cette improportionnalité mathématiquement définie explique ainsi les différences insurmontables de nature.

Mais cette insurmontabilité est à vrai dire un motif récurrent du traité, et même de l’œuvre d’Oresme. Il a déjà été question du loup et de la brebis plus tôt dans le texte, en I.27400, dans un

chapitre consacré à l’amitié et la haine naturelle. En résonance avec l’exemple paradigmatique d’Avicenne concernant la faculté estimative, grâce à laquelle la brebis sait instinctivement que le loup est un ennemi, Oresme note qu’il existe une haine naturelle et absolument insurmontable entre le loup et la brebis, haine qu’il explique alors par un désaccord, une disconvenance de leurs configurations complexionnelles. Il n’est pas alors question d’improportionnalité, mais, on l’a vu, la disconvenance entre configurations est comprise sur le modèle du désaccord musical. Est-ce à dire qu’Oresme expliquerait à son tour l’improportionnalité des cordes de loup et de brebis par une incompatibilité géométrique des profils dynamiques de la résonance de l’une et de l’autre ?

Qu’on regarde encore un peu, on découvrira l’improportionalité au cœur même de sa physique. Pourquoi lui paraît-il raisonnable que différentes difformités causes des effets de nature différente ? Parce que les courbures de ces difformités sont peut-être entre elles improportionnables, c’est-à- dire, de nature différente et absolument incomparable. Sa physique repose sur l’improportionnalité.

Conclusion

399 « Et cela vient peut-être de ce que le boyau de loup dissone avec lui-même ou peut-être consonne avec lui-

même mais d’une résonance telle qu’elle ne peut être proportionnée harmoniquement ni même arithmétiquement à la résonance du boyau de brebis, de quelque quantité que l’on relâche ou détende l’un ou l’autre des cordes, ou qu’au contraire on le tende : elles sont improportionables de la manière décrite au chapitre 20 de la première partie au sujet de l’angle rectiligne et de l’angle composé d’une ligne droite et d’une courbe. » DC, II.19.

400 « De la même façon, on peut compter, parmi les causes de l’inimitié naturelle, la disconvenance opposée,

aussi bien quant aux rapports de qualités qu’à leurs figurations, comme par exemple, entre la brebis et le loup, ou entre d’autres espèces animales différentes. » DC, I.27.

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Le traité possède une unité complexe. Le plan en est d’abord clair, d’abord le permanent, ensuite le successif, et enfin le gain et la mesure des qualités. A l’intérieur même de chacue partie, d’abord la figuration, ensuite la puissance. Cette armature apparaît soudain illusoire : de grandes sections se succèdent, mais s’entremêlent aussi. Plus didactique en apparence que les QSGE, son ordre interne paraît soudain chaotique et peuplé de digressions. Mais dans le chaos apparaissent peu à peu des réseaux internes : les parties s’anticipent et se répondent. La confrontation des sections fait apparaître de nouveaux traits. D’abord, l’occulte qui traverse les sections. Le philosophe mathématicien donne un visage schématique à l’occulte, le prophète le sent confusément dans ses rêves, le mage utilse son invisibilité pour tromper les hommes et lui-même. Est-il alors suffisant de voir en Oresme le pourfendeur des vertus occultes ? Ensuite, la vision : l’abstraction de l’âme est commune au fou et au prophète, l’imagination de chacun est forte est visionnaire. Mais l’un a une vision authentique et l’autre non ? Pas même : parfois les fous ont des visions authentiques : ils voient eux aussi l’occulte soudain. La distinction entre le prophète et le fou est-elle si nette ? Surtout, la musique. La section musicale ne fait que définir la beauté à l’œuvre partout, dans la noblesse, dans l’amour, dans la danse céleste. Toute la nature est traversée par la musique, bientôt Oresme dira que la terre danse au rythme du chant céleste. Comment cette musique tererstre avait-elle pu jusqu’à présent passer à peu près totalement inaperçue ? Et puis les fluxions. Il n’y a pas de mouvement, dans les figures euclidiennes. Mais Oresme suggère le mouvement d’un point en première partie, théorise le mouvement dans la seconde partie, met en œuvre des mouvements de surfaces dans la troisième partie. Oresme propose-t-il un « modèle géométrique » ? Mais quel genre de géométrie est-ce ? Ne présuppose-elle soudain pas le mouvement ? Le mouvement n’est-il pas configuré, variable, intensif ? Est-ce l’intensité qui est géométrisée, ou la géométrie qui devient dynamique ? Enfin, l’improportionnalité. Oresme, héros de la mesurabilité victorieuse qui étend son domaine aux qualités ? Mais c’est le principe même de sa physique qu’il fonde sur l’impossibilité supposée de comparer des courbes ! On le voit, beaucoup d’interprétations communes du traité d’Oresme deviennent douteuses dès qu’on les confronte aux autres sections.

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Chapitre 4 : La philosophie naturelle du DC : une science ?

Peut-on déjà expliquer mieux l’agencement des différentses parties du traité ? J’ai rappelé que, selon Caroti (2004), l’essence du projet du DC était d’introduire comme discipline d’enseignement une nouvelle science médiane (scientia media), appliquant la géométrie à l’étude des difformités intensives des qualités et du mouvement. On peut douter qu’Oresme ait réellement eu cette intention, car lui-même n’utilise presque jamais, à ma connaissance, l’expression scientia media. Néanmoins, c’est bien comme science médiane que la latitude des formes sera par la suite inscrite dans les programmes universitaires401. Mais de quoi serait-ce la science ? Apprend-on réellement

quelque chose en lisant le traité ?402 Comment Oresme y collecte-t-il ses faits ? Coment met-il ses

hypothèses à l’épreuve ? Quel rôle jouent les mathématiques ? Et quel rôle les prophètes ?

Les références

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