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Le troisième contexte pertinent d’utilisation du mot « configuratio » semble être la musique. Oresme lui-même utilise le mot français « configuration » dans un contexte musical dans sa traduction du

Politique d’Aristote, d’une manière que nous verrons plus bas. Plus significative est à mon sens le

recours à ce mot par Roger Bacon191. Dans la quatrième partie de son Opus Majus, Bacon en vient à

défendre l’idée que la connaissance de la philosophie naturelle, et par conséquent des mathématiques qui lui sont nécessaires, est utile au théologien pour une bonne compréhension des textes sacrés, qui contiennent toute la science. Argumentant successivement pour chacune des sciences, il en vient au cas de la musique, car le théologien doit être familier sinon avec la pratique, du moins avec la théorie de la musique chantée et instrumentale. En effet, « les Ecritures sont remplies d’un vocabulaire musical, comme jubiler [= chanter haut], exulter [= sautiller en rythme], chanter, jouer d’un instrument, cithare [ou harpe], cymbale, et par d’autres choses du même genre. »192 Cette connaissance musicale requise comprend la science de la mélodie, du rythme, et de

tout ce qui concerne l’audition. Mais la musique concerne aussi la vision, parce qu’elle comprend la dance (gestum). « En effet, tout ce qui peut se conformer au son par des mouvements semblables et des figures coordonnées (figurationibus competentes), de sorte que la pleine jouissance provienne non seulement de l’écoute, mais aussi de l’observation, relève de la musique. Or, la danse est une composition de pas rythmés et de flexions du corps, qui « se conforme au son par des mouvements analogues et des configurations coordonnées (hec conformatur sono motibus consimilibus et

configurationibus competentibus) »193. Il s’agit là d’une rare occurrence du mot « configuratio » dans

189 « virtutes animæ illius extensas, et dilatatas esse in corpus coeli juxta figuras illas coelestes imaginatus est »,

Guillaume d’Auvergne, Opera omnia, Paris, 1674 Volume 1, I.iii, Cap.30, p.804.

190 Ibid, p.805.

191 Dans The « Opus majus » of Roger Bacon, éd. par John Henry Bridges, 3 vol. Oxford, 1897, Vol.1. 192 Ibid, p.237.

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tout l’ouvrage, qui d’ailleurs ne se trouve pas dans la source où Bacon reprend cette phrase, le De

ortu scientiarum traduit d’Al-Farabi, où en lieu et place de « configurationibus » se trouve

« comparationibus »194.

A la différence des cas précédents, configuratio semble bien désigner ici un processus, les suites de pas et de postures du danseur, accordés ou coordonnés à la mélodie et au rythme de la musique. Mais il est remarquable que ces séries gestuelles soient immédiatement comprises accordées ou coordonnées à d’autres séries sonores simultanées. Il ne s’agit certes pas de variations dynamiques en intensité, mais il est difficile de ne pas reconnaitre là l’objet même qu’Oresme étudie en particulier dans ses chapitres musicaux : des variations simultanées mutuellement bien coordonnées. J’ai mentionné une occurrence de « configuration » dans la glose d’Oresme du Politique d’Aristote, à la fin du livre V sur les révolutions ou « séditions ».195 Il s’agit du commentaire et de la réfutation par

Aristote de la cause naturelle que le personnage Socrate, dans la République196, assigne à la

dissolution de la cité idéale et sa révolution en cité aristocratique. Oresme, ne disposant pas du texte de Platon, ne peut essayer d’en comprendre l’idée qu’à partir du texte d’Aristote, très incomplet en lui-même. Le problème de Platon est le suivant : comment expliquer qu’une cité parfaitement organisée engendre elle-aussi une révolution ? D’où pourrait venir la discorde ? Sa réponse est qu’une cité repose non seulement sur des conditions politiques, mais également sur des conditions naturelles. Platon ne mentionne pas la fécondité des sols, qui détermine bonnes et mauvaises récoltes, mais celle des citoyens eux-mêmes. A toute espèce est assignée une période propre de fécondité, qui détermine les moments naturellement favorables où l’union des hommes et des femmes engendreront de beaux enfants, et évidemment les moments très défavorables. Une population qui ignore le nombre de cette période, donc incapable d’avoir une politique matrimoniale ou eugéniste qui garantit la qualité des nouvelles générations, dégénère naturellement. Platon expose alors comment calculer ce nombre, et c’est ce calcul notoirement difficile à comprendre qu’Aristote rapporte partiellement dans son Politique, et qu’Oresme doit à son tour comprendre. Son interprétation n’a donc aucun rapport avec celle communément retenue aujourd’hui. Il est remarquable que non seulement Oresme, encouragé en cela par la formulation même du calcul en termes de théorie des rapports, mobilise immédiatement la théorie musicale pour l’interpréter, mais en juge même le contenu assez « commun » en arithmétique et en musique…

194 Le traducteur a écrit : « [gestus] institutus est ad conformandum se metro et sono motibus

consimilibus et comparationibus competentibus. » Bacon utilise encore configuratio dans l’Opus tertium sur

cette même question. Voir p.232, 267 et 308.

195 LPA, 212b-212c, p.253-4. 196 République, 548b-547b.

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Après avoir noté et émis des réserves sur le fondement astrologique de l’idée de période – qu’il interprète ici comme durée de vie plutôt que période de fécondité – il en vient au calcul. Il estime que « Pythagoras et Plato mettoient que nombres et proportions et figures mathematiques sunt les premieres causes de touz les efféz du monde ». En particulier, une bonne « policie » a pour principe un rapport consonant, un accord, et une mauvaise a pour principe un rapport dissonant, un désaccord. Oresme ne cherche pas à identifier les quantités concrètes mises ainsi en rapport, mais il interprète le texte d’Aristote comme signifiant qu’il existe un désaccord composé de deux accords dont « le nombre du dyagragme, ce est a dire de la configuration, est solide ». Pour Oresme, c’est évidemment le cas du désaccord appelé « neuvième » déterminé par le rapport (3 : 8).

quarte quarte

octave octave

quarte avec octave

quinte

3 4

8

En effet, le rapport (3 : 8) est composé du rapport sesquitierce (3 : 4) et du rapport double (1 : 2), qui déterminent respectivement une quarte et une octave, soit deux « armonies » ou accords. Le nombre 8 est par ailleurs un nombre solide, puisque c’est le cube de 2. C’est ce nombre qui est appelé, dans le corps du texte de la traduction, « nombre du diagramme », expression qu’Oresme explicite par « nombre de la configuration », qui devient « description » ou « figuration » dans la glose.

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Figure semblable à celle qui accompagne le texte dans le mss BNF

Ainsi, « figure » semble désigner la figure elle-même, mais « configuration », « figuration » ou « description » semble désigner la série ordonnée des termes 8, 6, 4 et 3. Oresme passe de « dyagrame » à « configuration », parce que le texte grec d’Aristote comprend ici :

ὁ τοῦ

διαγράμματος ἀριθμὸς, sans doute traduit littéralement en latin par numerus diagramme, qui devient donc chez Oresme le premier nombre de la figuration. En grec, « διάγραμμα » est le mot employé pour toute succession de plus de deux sons, en particulier les échelles diatoniques, chromatiques et enharmoniques exprimées par le tétracorde qui détermine chacune.197 C’est sans doute en ce sens

qu’Aristote emploie l’expression, qui par ailleurs est passée telle quelle dans le latin médiéval. Idée à la fois astrologique, théologique et musicale, la configuration d’Oresme regroupe les mérites de ces origines. De l’astrologie, elle reprend l’idée qu’une structure détermine un effet : le pouvoir d’un astre est renforcé ou affaibli selon aspects, conjonctions et oppositions ; de la théologie, elle reprend l’idée qu’une figure révèle l’occulte, et que l’imagination est aussi un pouvoir de vérité, et non pas seulement d’erreur ; de la musique, elle tient l’idée de coordination harmonieuse d’un mouvement avec un autre. Pouvoir, figure, coordination, telles semblent être les principaux

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moments de ce concept nouveau, plus général que la variation et la distribution, les regroupe toute deux sous une même problématique.

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