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Second exemple, la musique, et la justice dont elle sert de modèle. Dans le LPA, Oresme modifie l’analyse aristotélicienne de la justice proportionnelle, dont on sait qu’elle est pour le stagirite le seul garant de la pérennité de la Cité. Aristote mobilise en plusieurs occasions la métaphore musicale : la

117 « La matiere de quoy est monnoie doit, quant est en soy, estre de grant pris et de valeur pour faire vaisselle

ou autres instruments precieus, si comme est or et argent. Et en aucuns lieus le fer est aussi chier comme argent (… », LPA, I.10, 21a, p.63. Le « pris (pretium) » de l’or désigne sa valeur d’échange dans une économie non monétarisée.

118 Voir Gillard, « Nicole Oresme économiste ». 119 DM. Cap.2.

120 DM. Cap.2. Gillard traduit à tort par « volume optimal » (p.15) : il ne s’agit pas d’un optimum, mais d’une

quantité convenable définie par un intervalle, de même que les proportions qui définissent la santé sont définies par les bornes supérieures et inférieures qui définissent la maladie. Quand Oresme étudie la santé, il complète la question de l’intervalle par la recherche d’un optimum, mais il n’y a rien de tel dans l’étude de la monnaie.

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cité juste n’est pas à l’unisson, mais les classes sociales y sont dans des rapports consonants et harmonieux. Si Oresme reprend cette métaphore musicale, ses gloses là encore mettent en évidence un basculement, basculement d’un modèle monodique antique à un nouveau modèle polyphonique : si la justice est toujours une harmonie, ce n’est plus tout à fait la même.

Le terme latin qui, dans la version d’Oresme, est mis en place de la συμφωνία d’Aristote, est « consonancie ». Mais contrairement à Aristote, Oresme distingue dans ses gloses entre la consonance ou l’accord de sons simultanés, « armonie » ou « symphonie », et la consonance ou accord de sons successifs, « melodie »121. Par ailleurs, les deux sons d’un accord harmonique ne sont

pas d’égale valeur : l’un s’accorde à l’autre, qui fait office de « son principal ». Oresme reprend donc à la terminologie de la polyphonie scolastique le nom de cette voix fondamentale, la « teneur », qui porte le texte liturgique et à laquelle les autres voix doivent s’accorder122. C’est l’ordre de la teneur

qui permet les variations plus libres des autres voix, selon un schéma commun chez Oresme, que l’on retrouvera de la même manière dans le De moneta. Oresme reprend ce schéma conceptuel double, harmonique et mélodique, pour la définition de la justice civique : « Semblablement en cite, quant as possessions et autres choses, se tous estoient equalz ou se il estoient trop inequalz, ce ne seroit pas bonne ordenance ne bonne consonance. Et oveques ce, il convient que en telez choses soit faite variacion par succession de temps. Et se elle ne estoit faicte modereement, ce ne seroit pas bien en la maniere que dit est de melodie ».123 A l’exigence aristotélicienne d’inégalité proportionnelle,

comprise comme un analogue de la consonance harmonique, Oresme a donc ajouté l’axe mélodique, la variation des richesses dans le temps, variation qui doit être elle-même modérée et sans brutalité. L’intérêt de « l’harmonie » au sens large s’est donc déplacé : ce n’est plus simplement l’inégalité proportionnelle comme intermédiaire entre unisson et excès d’inégalité qui importe, mais la manière dont varie cette « harmonie ». Dans le DC, comme nous le verrons dans le détail, cette idée sera théorisée par le concept paradoxal de difformité harmonique, c’est-à-dire de variation harmonique : l’harmonie ne sera plus dans un accord soudain, mais dans le tracé d’une ligne mélodique et dans le mélange de ces voix.

Oresme a encore recours à la métaphore musicale en une autre circonstance : au moment de déterminer laquelle, entre vie active et vie contemplative, est la plus excellente, il se prononce pour la vie mixte, tantôt active et tantôt contemplative. Mais là encore, c’est moins le mélange statique que la variation dynamique qui importe : « Les musiciens tiennent pour certain et ce est verite que de toutes les consonancies ou acors qui sunt, diapason ou double est le tres plus parfect et le

121 Par exemple LPA, II.xi, 49c, p.92. 122 LPA, I.iv, 11d, p.53.

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melleur; et que les autres, si comme sunt en nommant les rudement et vulgalment quarte, quint sus double, etc., ne sunt pas si bons. Et nientmoins, un chant ne seroit onques bien melodieux, mes seroit mal gracieux se il estoit continuelment en acort double sans muer et sans varier. Mes quant l'en se transmue d'un acort en autre ensuianment par maniere deue, adonc est le chant doulz et delectable. »124 Il n’est pas simplement meilleur de mélanger le moins bon au meilleur, mais en outre

de permettre une variation de l’un à l’autre, variation qu’Oresme envisage non pas comme une succession de notes, mais une succession d’accords.

Comme nous le reverrons plus tard, la détermination de règles pour une variation harmonieuse d’accords successifs, dans un cadre polyphonique à deux voix, est précisément un champ d’étude assez neuf. Les traités pratiques de déchant, au XIIe siècle, tendaient plutôt à définir la bonne manière d’accorder le déchant à la mélodie de la teneur. Qu’Oresme juge que le diapason est « tres plus parfect » suggère qu’il a plutôt en tête des règles de contrepoint qui régissent directement la succession d’accords parfaits et imparfaits, du genre de celles que propose Jean de Murs dans son

Ars contrapuncti peut-être rédigé après 1340.125 Cette analyse musicale bi-dimensionnelle est

amplement théorisée par Oresme dans le DC. En outre, il s’y intéresse à la succession des sons et des silences, et non seulement des rapports consonants : cette rythmique sert à son tour de métaphore éthique dans ce même texte du LPA où Oresme précise : « Item, aussi comme en un chant, non pas seulement les variations des acors mes aucune foiz silence et les pauses deuement assises conferent et funt a la beaute du chant; semblablement, repos et esbatement en temps et en lieu deus est chose neccessaire et convenable a tres bonne vie. »126 Oresme complète donc le thème de la

variation harmonique par celui de la variation rythmique.

Ainsi, bien qu’Aristote comme Oresme emploie le même genre de référence musicale, la signification en est complètement différente, parce qu’Aristote pense une musique monodique, quand Oresme le prend immédiatement pour polyphonique. Dans ce nouveau cadre musical, la beauté n’est pas tant une propriété des accords que des successions et variations d’accords et de rythme : c’est une beauté de second degré, en ce sens qu’elle ne nie pas la beauté des accords qui composent la musique, mais émerge d’un certain genre de variations de ces beautés élémentaires, d’une manière qu’Oresme va s’efforcer de déterminer avec précision dans la section musicale du DC. Le schème conceptuel qui domine cette pensée musicale est donc celui de la variation, plus précisément de la

124 LPA, VII.vii, 243d, p.286.

125 Voir Jean de Murs, Ecrits sur la musique, traduits et commentés par Christian Meyer, CNRS ed., Paris, 2000,

p.49-50. La datation est proposée par Lawrence Gushee in « Jehan de Murs », The new grove dictionary of music and musicians, ed. S. Sadie, London, 1980, vol.9, p.587-590. Christian Meyer propose de le situer entre 1338 et 1342. Voir Jean de Murs (2000), p.12.

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variation de rapports musicaux. Il faudra nous souvenir de ce point quand nous rencontrerons la

notion mathématisée de rapport variable.

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