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DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

III. 2.2 au risque de la santé totalitaire ?

III.2.4 La santé comme norme de soin

Loin d’être toujours polarisées, les approches réductionnistes et holistes de la santé, s’enchevêtrent dans certaines pratiques médicales contemporaines. Nous voudrions donc, de l’intérieur de l’une de ces pratiques, la médecine interne, nous intéresser au tissage effectif de ces différentes approches et conceptions de la santé. Il semble que ce soit à nous de les identifier, de les situer et de les confronter. Car si la notion de santé est très présente dans les travaux de sciences humaines et sociales sur la médecine, le soin456, ce n’est qu’en creux qu’elle apparaît dans les pratiques médicales, comme horizon ou comme norme, rarement explicitée, du soin. Si en ce sens elle vit bien dans les pratiques comme représentation, en tant que concept, la santé est quasiment absente du discours médical, de sorte que, perçue au prisme du pathologique, elle apparaît bien souvent comme une santé abstraite.

Les médecins, en effet, ont affaire à des individus malades, ou à des problèmes cliniques et la première de leurs préoccupations semble être de résoudre le problème clinique auquel ils sont

454 HLY : Healthy Life Years.

455 Dont on montrera justement qu’elles sont toujours à la fois individuelles et collectives dans des sens et des configurations de ces termes qu’il faudra expliciter.

456 Arnaud François, op. cit., ; Alexandre Klein, « La santé comme norme de soin », Philosophia Scientiae, 12-2, 2008, pp. 213-227 ; Céline Lefève, « La philosophie du soin », La matière et l’esprit n°4, « Médecine et philosophie » (dir. D. Lecourt), Université de Mons-Hainaut, avril, 2006, p. 25-34 ; Claudine Herzlich, « La santé et les préoccupations de santé aujourd’hui », in, Jean-Claude Ameisen (éd.), L’homme et la santé, Paris, Seuil, 1992, p. 91-95.

163 confrontés et qui motive la plainte de l’individu qui devient alors un « patient ». Ont-ils besoin pour cela de définir la santé ?

Le concept de santé est par ailleurs un concept problématique dont il est possible de mettre en doute le statut « scientifique », un concept qui, comme celui de maladie, n’est « ni purement scientifique », « ni purement social »457. Georges Canguilhem lui-même refuse d’en faire un concept scientifique458, tout en « prêtant au sens commun une efficace conceptuelle lorsque ce dernier se prononce sur la « santé »459.

Ainsi, comme le fait remarquer Claudine Herzlich,

les philosophes récusent (la notion de santé), comme concept philosophique et la plupart des médecins n’en veulent rien savoir en tant que notion médicale ou biologique. Seuls les spécialistes de santé publique, héritiers des hygiénistes des XVIIIe et XIXe siècles, font de la santé un concept central.460

Les notions de health et de santé, en dehors de leur usage ordinaire, évoquent en tant que concept peut-être davantage des problématiques de santé publique, de santé des populations ou de santé globale461. Mais faut-il laisser la notion de santé aux seules « politiques sanitaires », dont l’objet n’est pas d’analyser la notion mais « de mettre en œuvre une conception de la santé qui, faute précisément de définition préalable, sera ouverte à toutes les complaisances »462 ?

457 Owsei Temkin, « Health and Disease », in Wiener, Philip (éd.), Dictionary of the History of Ideas, t. II, New York, Scribner, 1973, p. 405-406, d’après la traduction qu’en fait Arnaud François, op.cit., p. 13.

458 Georges Canguilhem, « La santé: concept vulgaire et question philosophique », Écrits sur la médecine, op. cit.

459 Arnaud François, op. cit. 2017, p.14.

460 Claudine Herzlich, « La santé et les préoccupations de santé aujourd’hui », in Ameisen, Jean-Claude (éd.), L’Homme et la santé, Paris, Seuil, 1992, p. 91, cité par Arnaud François, op. cit., p.11

461 Voir également : Didier Fassin, « La globalisation et la santé. Éléments pour une analyse anthropologique », pp. 25-40, in Bernard Hours, (dir.), Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l’anthropologie, Paris Karthala, coll. « Médecines du monde », 2001, p. 36 : « La santé doit être appréhendée pleinement dans sa dimension politique, non seulement au sens des politiques de santé (health policies) mais au sens plus vaste de politiques de la santé (politics of health), domaine qui inclut l’incorporation des inégalités et la protection sociale des malades, les réseaux de pouvoir autour de la médecine et la participation populaire à la santé, mais également les processus de subjectivation par lesquels le rapport au corps se constitue comme objet légitime du gouvernement ».

462 Arnaud François, op. cit., p. 15. C’est lorsque les définitions positives de la santé deviennent un programme sanitaire à l’adresse des populations qu’elles deviennent totalitaires. Marc Hunyadi montre à ce propos combien la marge est étroite pour « les gouvernements entre ce qui reviendrait à simplement assurer les conditions du bien-être dans toutes ses dimensions possibles (en référence à la définition de la santé de l’OMS) et faire ce bien- être, faire cet « édifice de la félicité » dont parle Bentham, donc le faire indépendamment de ce que souhaiteraient les concernés eux-mêmes. » Marc Hunyadi, « La santé-je, -tu, -il : retour sur le normal et le

Nous ne sommes pourtant pas à la recherche de l’essence de la santé et de la maladie, ni même de définitions ou de critères de démarcation nous permettant de dire explicitement à quoi on les reconnaît. Loin d’être univoque, la notion de santé recouvre des significations plurielles, variables selon les cultures et les époques mais aussi, nous en faisons l’hypothèse, selon les contextes dans lesquels elles émergent, et pour ce qui nous intéresse ici, le contexte médical et médico-social dans lequel sont pris en charge certains problèmes cliniques.

Au sein de ce contexte, la conception médicale de la santé est elle loin d’être fixée et unifiée463. Mais bien que diffuses et hétérogènes, les conceptions de la santé sont normatives et ont une efficace jusque dans les décisions médicales individuelles.

En filigrane de nos recherches sur l’intrication des conceptions de la santé, émergent les questions suivantes : la médecine clinique peut-elle se satisfaire d’une caractérisation négative de la santé ? Quelle place peut avoir quelque chose comme un concept positif de santé dans le champ de la médecine ? Une telle santé fait-elle partie de l’expérience du médecin ?

Aujourd’hui les réflexions sur la santé humaine pensée comme santé positive alimentent les débats sur la finalité de la médecine : vise-t-elle exclusivement à guérir voire éliminer les maladies ou à instaurer une situation de « santé positive » ? Ces deux visées impliquent-elles des regards cliniques différents ?

Quelles sont les conceptions (diverses, complémentaires, concurrentes) relatives à la santé qui sont mobilisées dans les tentatives de réponses « médicales » à un problème clinique ? En quoi celles-ci entrent parfois en tension ? Ces tensions nous disent-elles quelque chose du vivant humain et de son mode d’existence ?

Si la santé n’est pas définie explicitement par les médecins, elle est pourtant présente, aussi indéterminée soit-elle, au moins en filigrane dans les situations de décision médicale. Tout au long de la prise en charge d’un patient se pose la question de la finalité de cette prise en charge comme de tout acte médical. Ce sont bien des considérations relatives à ce que peuvent être, à un moment donné et dans un contexte donné, la santé, l’autonomie, la qualité de vie d’un individu qui viennent normer en partie la décision médicale et la relation de soin. Pour autant, comme l’avance Maël Lemoine, cela ne pousse pas les médecins à définir la santé et l’autonomie en tant que telles, toute la difficulté étant que ces notions apparaissent pathologique », in Jean-Marc Ferry, Caroline Guibert Lafaye, Mark Hunyadi, Penser la santé, Paris, PUF, 2009, p. 27.

463 Les pratiques médicales actuelles véhiculent un modèle global et hybride où les approches psychosociales, holistes et biomédicales sont souvent complémentaires.

165 tout à la fois comme intrinsèquement relatives et individuelles464 et comme des idéaux régulateurs dotés par là même d’une grande généralité. Certes, les médecins n’adoptent pas, ou rarement, de définition explicite et fixe de la santé et de la maladie. Cependant, un certain nombre de représentations sont véhiculées dans les pratiques médicales quotidiennes, ce qui apparaît notamment dans les situations de discussions collectives qui nécessitent d’expliciter un certain nombre de choses, de décrire une situation, d’argumenter ses positions, d’envisager des solutions et d’expliciter des contraintes.

464 Voir Leon Kass, op. cit., p. 20 : « les standards de santé semblent être relatifs aux personnes, et également relatifs aux temps de la vie pour chaque personne » (nous traduisons) ; voir également Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit. ; mais aussi Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, 1934, trad. E. Burckhardt et Jean Kuntz, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983, p. 347 : « Nous sommes tout à fait d’accord avec lui [Grothe] lorsqu’il écrit que pour déterminer une maladie, il n’y a qu’une seule norme qui puisse suffire ; celle qui permet d’englober toute l’individualité concrète, celle qui prend l’individu lui-même pour mesure : donc une norme individuelle personnelle. Chaque homme serait la mesure de sa propre normalité. »

Chapitre 2 - De « nouveaux outils » pour la décision médicale :

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