• Aucun résultat trouvé

L’articulation de la médecine fondée sur les preuves et de la prise de décision partagée au fondement de la « modernité thérapeutique » ?

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 2 De « nouveaux outils » pour la décision médicale : gérer l’incertitude, délimiter des territoires ?

II. UN CADRE THÉORIQUE ET DES OUTILS CONCEPTUELS POUR LA DÉCISION MÉDICALE : MÉDECINE FONDÉE SUR LES PREUVES

II.3. L’articulation de la médecine fondée sur les preuves et de la prise de décision partagée au fondement de la « modernité thérapeutique » ?

La médecine fondée sur les preuves et la prise de décision partagée sont deux éléments qui contribuent à définir la « modernité thérapeutique », alors considérée à partir des deux axes de l’objectivité et de l’autonomie. Leur articulation, cependant, ne va pas de soi546. Ainsi, selon Robyn Bluhm et Kirstin Borgerson,

plus nous reconnaissons le rôle des valeurs des patients dans la prise de décision médicale, plus le projet initial de l’EBM s’éloigne de la réalité de la pratique.547

D’une manière générale, les critiques ont avancé que l’approche de la décision médicale promue par la médecine fondée sur les preuves ne laissait guère de place à la participation du patient548. En effet, entendue littéralement et dans ce qui semble être son sens initial, fidèle aux ambitions annoncées au début des années 1990, la médecine fondée sur les preuves laisse peu de place aux valeurs, aux préférences des patients. Mais, nous l’avons dit à plusieurs reprises, sous l’effet conjugué des critiques et des besoins de clarification, et, probablement, de l’émergence de la promotion de la prise de décision partagée et de la valeur d’autonomie, le « projet initial » a été progressivement amendé, et l’accent a été mis sur la nécessaire intégration des valeurs, des préférences, et de la situation dans laquelle se trouvent les individus soignés549.

Ainsi, selon un modèle de décision « actualisé », que quelques-uns appellent de leurs vœux, les décisions cliniques doivent inclure les données de la science, la prise en compte de la situation physique et clinique du patient (« afin d’identifier le problème clinique et les traitements envisageables »), et les préférences des patients associées aux conséquences

546 Alexandra Barratt, « Evidence Based Medicine and Shared Decision Making : The challenge of getting both evidence and preferences into health care », Patient Education and Counseling, 73, 2008, pp. 407-412.

547 Robyn Bluhm et Kirstin Borgerson, Evidence-Based Medicine, art.cit., p. 219 (nous traduisons).

548 Les premières formulations des principes de l’EBM, en effet, ne laissaient guère de place à la participation du patient, ni même, nous l’avons vu, au jugement clinique et à l’intégration des valeurs et des préférences des patients. Mais elles ensuite ont été largement amendées, comme nous l’avons vu précédemment. Cependant, un certain nombre de critiques avancent qu’il y a parfois un fossé entre l’« esprit » de l’EBM ainsi révisée et la mise en application dans la pratique clinique, qui laisse ouverte la possibilité d’un « paternalisme des preuves ». 549 L’on trouve souvent, dans la littérature anglophone, l’expression « patients circumstances » qui demeure assez floue.

191

probables de chaque option550. Dans certaines situations, l'état clinique et les circonstances du patient peuvent prédominer, tandis que dans d’autres cas, les préférences du patient peuvent prévaloir. Par contraste, les données factuelles seules ne permettent pas de prendre une décision551. Selon une telle conception, la pratique de la médecine fondée sur les preuves ne peut être donc être réduite à l’usage non critique des recommandations auxquelles elle donne lieu. Une bonne pratique pourrait alors se définir comme une pratique informée par la preuve, mais qui ne suit pas nécessairement la preuve.552

Pour certains, donc, au moins en droit, la médecine fondée sur les preuves et la prise de décision partagée s’articulent, voire sont interdépendantes553: les outils de l’EBM

permettraient de mettre à disposition du patient une information fiable, fondée sur des données probantes, condition de possibilité d’un « choix éclairé », sans pour autant le contraindre, tandis que la médecine fondée sur les preuves, sans prise de décision partagée, risquerait de s’accomplir dans une « tyrannie de la preuve » et un défaut d’individualisation des soins.

Ainsi articulée à la prise de décision partagée, l’EBM se trouverait restituée dans son sens « authentique »554 de « procédure par laquelle les preuves peuvent être explicitement

introduites dans la consultation et discutées avec le patient »555, selon une conception qui prône l’intégration de la preuve à la délibération entre le médecin et le patient concernant la meilleure décision possible, plutôt que la démarche inverse d’intégration des préférences aux données factuelles, qui consiste, en fait, à intégrer les « préférences » des patients, modélisées, dans les outils d’aide à la décision. Selon cette première, c’est au moyen de délibérations « informées » par des données probantes que les patients établissent des préférences éclairées.

550 Brian Haynes, PJ Devereaux, Gordon Guyatt, « Physicians’ and patients’ choices in evidence based practice », British Medical Journal, 2002, 324, p. 1350 : « compte-tenu des conséquences probables associées à chaque option, le clinicien doit prendre en compte les préférences du patient et les actions possibles ».

551 Ibid.

552 Liam Smeeth, « Commentary : patients, preferences and evidence », Western Journal of Medicine, 174, 5, 2001, p. 316.

553 Sur cette connexion ou interdépendance, nous renvoyons à Tammy C. Hoffman, Victor M. Montori, et al., « The Connection Between Evidence-Based Medicine and Shared Decision Making », JAMA, vol. 312, n° 13, p. 1295- 1296.

554 Trish Greenhalgh, Jeremy Howick, Neal Maskrey, Evidence-Based Medicine Renaissance Group, « Evidence based Medicine : a movement in crisis ? » BMJ, 348, 2014, p. 3725.

Cependant, malgré ces révisions encore très programmatiques, l’on peut continuer d’insister sur les tensions qui demeurent entre les principes fondateurs de la médecine fondée sur les preuves, - fonder la décision sur les données de la science - et les exigences de la décision partagée :

Même s'il existe des similitudes biologiques entre plusieurs cas de maladie différents, les valeurs et autres facteurs non quantifiables introduits par chacun des patients pourraient et devraient modifier radicalement la décision médicale prise.

Dès lors,

Quelle que soit la force de la preuve, sans la participation du patient, la meilleure décision ne peut être clairement établie.556

Certes, des concessions ont été faites en direction de l’intégration des valeurs et des préférences des patients, mais les soins centrés sur le patient et la décision médicale partagée « requièrent plus que cela »557. Les implications de ces méthodes d’intégration des valeurs et des préférences des patients en termes d’autonomie peuvent et devraient être discutées558.

Pour certains, de plus, ce travail d’intégration des valeurs du patient demeure un vœu pieux. La médecine fondée sur les preuves courrait toujours le risque de s’accomplir dans un paternalisme des preuves, qui, tout au plus, prend sur soi le souci d’adapter les recommandations au patient par le biais d’algorithmes et d’aides à la décision559.

556 Robyn Bluhm, Kirstin Borgerson, art. cit., p. 219 (nous traduisons). 557 Ibid.,

558 Robyn Bluhm, « Evidence-based medicine and patient autonomy », International Journal of Feminist Approaches to Bioethics, vol. 2, n°2, Special Issue: Voice, Power and Responsibility in Health Care: Papers from the Sixth International Congress of Feminist Approach to Bioethics, 2009, pp. 134-151.

559 Certains outils, d’aides à la décision, en cancérologie, par exemple, contiennent des questionnaires censés aider les patients à exprimer des préférences relativement à des options thérapeutiques en fonction de l’impact supposé de ces options sur la vie quotidienne, généralement résumée à la vie de famille, la vie professionnelle, la vie de couple.

193 II.3.1. Respecter, promouvoir, construire l’autonomie ?

Ainsi, l’on pourra objecter que la conception de l’autonomie du patient véhiculée par la médecine fondée sur les preuves se résume bien souvent au choix entre différentes options prédéfinies, en fonctions des conséquences supposées, parfois intégrées aux dispositifs d’aide à la décision sous formes de probabilités, de telle ou telle option sur la vie quotidienne. Ainsi, un certain nombre de critiques qui émergent non plus de la littérature médicale mais des sciences humaines et sociales560 visent la conception de l’autonomie du patient qui imprègne la médecine fondée sur les preuves, notamment lorsque celle-ci s’articule au dispositif de prise de décision partagée, bien souvent résumée à la question du choix d’une option thérapeutique. Ainsi conçue, elle s’inscrit dans une logique du choix dans laquelle le respect de l’autonomie des personnes consiste à donner aux patients « compétents » une information fiable à propos des options disponibles561 et à leur permettre de prendre une décision concernant l’option qu’ils préfèrent.

Pour garantir que les valeurs des patients se reflètent dans les soins qu'ils reçoivent, l’approche de l’evidence-based medicine implique de fournir aux patients des informations sur les résultats associés aux divers plans d'action possibles et de les interroger sur leurs préférences concernant ces divers ces résultats. Étant donné que les décisions cliniques sont ensuite prises dans le but de maximiser les chances d'obtenir les résultats souhaités, cela revient essentiellement à donner aux patients un choix quant au traitement qu'ils vont recevoir.562

L’EBM se prolonge donc dans une logique du choix, à tel point qu’a été formée, en 1997, la notion d’evidence-based patient choice, présentée par Tony Hope dans un rapport éponyme563 comme la convergence de deux mouvements qui président au développement de la médecine

560 Et plus spécifiquement des Science and Technology Studies, mais aussi des études féministes et des éthiques du care.

561 Notons que pour rendre les personnes vraiment « autonomes », ou du moins leurs choix vraiment « éclairés », dans cette logique, il faudrait leur donner en outre une information fiable et transparente concernant les procédures de construction de la preuve et les limites des données factuelles.

562 Robyn Bluhm, Evidence-based medicine and patient autonomy, art. cit., p. 139 (nous traduisons). 563 Tony Hope, Evidence-Based Patient Choice, London, The King’s Fund, 1997.

moderne, la médecine fondée sur les preuves, et la médecine centrée sur le patient564, qui sont elles-mêmes deux formes de réaction critique à la tradition clinique et consacrées unanimement dans la littérature médicale comme de véritables changements de paradigme. Ce déplacement de la focale a des implications en termes de distribution des rôles et de délimitation de territoires dans l’espace même de la décision médicale : énoncer des faits, attribuer des valeurs sont deux activités qui sont alors distinguées et distribuées.

Une telle « logique du choix » s’exprime, selon Annemarie Mol, dans des séquences faits- valeurs-action, dans lesquelles, par ailleurs, l’on peut distinguer le moment de la décision de celui de sa mise en œuvre :

Dans la logique du choix, la connaissance scientifique figure comme une collection grandissante de faits qui augmentent graduellement en certitude. Les professionnels doivent connaître ces faits. Ils doivent aussi si possible y contribuer. Ils doivent ensuite les communiquer aux profanes : l’une des tâches du professionnel est de fournir aux patients l’information qui leur est utile. Une fois les faits pertinents présentés, il faut déterminer la valeur des différentes possibilités d’action. Qu’est- ce qui serait mieux ? Un stylo ou une pompe ? Une régulation stricte ou souple ? Telle insuline ou telle autre ? Une fois la décision prise, fournir et mettre en œuvre la technique choisie est une tâche qui reviendra à nouveau au professionnel. Mais si décider revient à estimer des valeurs, il n’y a pas de raison particulière pour que le choix incombe aux médecins et aux infirmières. Puisque le traitement interfère avec la vie des patients, ce sont les valeurs des patients qui priment.565

La question qui est alors posée est celle de savoir si et en quoi cela contribue à promouvoir l’autonomie des personnes, et quelle est la portée et la signification que l’on accorde à celle- ci. À cette consécration d’une autonomie qui s’exprimerait une fois pour toute dans le choix du traitement, l’on peut opposer que les choix faits par ceux-ci pourraient nécessiter d'être revisités à mesure qu'ils font l'expérience de la vie avec la maladie, son traitement, et leurs conséquences sur l’ordinaire.

564 Michael Parker, « The ethics of evidence-based patient choice », Health Expectations, 4, p. 87 : « Les promoteurs de la médecine centrée sur le patient avancent que la meilleure protection des patients contre un paternalisme excessif consiste à souligner leur rôle central dans la prise de décision à propos de leurs soins de santé » (nous traduisons).

195

À cette idée d’une autonomie qui s’exprime dans l’acte de choisir, s’oppose une conception de l’autonomie comme un pouvoir d’agir et, parfois, de composer avec la maladie et/ou son traitement, une autonomie qui se gagne dans le temps et au sein de relations qui viennent la soutenir. Promouvoir l’autonomie, entendue dans ce sens-là, c’est alors, aussi, prendre soin des dépendances et des capacités d’agir, et de décider, qu’elles contribuent à maintenir. Nous verrons que c’est une conception qui, en situation d’incertitude, plutôt qu’elle ne valorise le choix du patient, tend à adopter des actions mesurées et ainsi à se donner la possibilité d’ajustements, estimant que ce « choix » se construit dans une temporalité plus longue et dans une interaction.

Une certaine conception de la pratique clinique informée par la médecine fondée sur les preuves, assortie d’une « éthique de l’autonomie », qui valorise les choix et les préférences individuelles, s’inscrit dans une logique du choix : la mise à disposition des patients des données scientifiques concernant les différentes options thérapeutiques serait ainsi garante de

la possibilité d’un choix éclairé566, éventuellement guidé par les préférences individuelles,

allant même jusqu’à parler d’evidence-based patient choice. In fine, cela satisfait une idée

répandue dans la bioéthique contemporaine selon laquelle c’est en leur offrant la possibilité

de faire des choix informés que l’on sert le mieux l’autonomie des patients.

Contre l’idée que la médecine fondée sur les preuves néglige ou ignore les patients individuels et leurs préférences, l’on peut donc arguer qu’elle ne les ignore pas, mais qu’elle exige d’eux de nouvelles choses : notamment celle de faire des choix sur la base des informations factuelles qui leur sont fournies. En témoignent les différents types de d’aides à la décision qui sont déployés, conçus pour aider les individus à faire des choix spécifiques et délibératifs parmi des options en fournissant une information pertinente. Ainsi, les outils d’aide à la décision peuvent fournir, par exemple, une information sur les probabilités de résultats d’un traitement, ajustées aux facteurs de risques personnels. Certains outils d’aide à la décision permettent d’aiguiller les patients en leurs posant des questions liées à leur vie quotidienne.

Ils [les outils d’aide à la décision] sont conçus jeter un pont entre le monde les valeurs du patient et le monde de la preuve scientifique (scientific evidence) (…).

566 Rendre les preuves accessibles aux patients est supposé augmenter leur autonomie en les mettant en mesure de faire des choix plus éclairés.

Ils font du patient un centre de décisions, décisions qui doivent être prises sur la base de la preuve présentée ou recommandée par les médecins.567

L’on peut, et certains le suggèrent, substituer d’autres conceptions de l’autonomie à celle qui réduit l’autonomie à la possibilité et à l’opportunité de faire un choix. Par exemple, promouvoir l’autonomie peut consister à veiller à ce que les patients aient la possibilité de composer avec leurs problèmes de santé et leur traitement. Cette autonomie-là, cependant, se joue dans une temporalité différente, qui correspond bien au suivi à plus ou moins long terme de patients atteints de maladies chroniques mais qui semble plus problématique dans les cas d’hospitalisations pour des affections aiguës, revêtant un caractère d’urgence, même relative. Pourtant, bien des actions dans les pratiques de soins tendent à ménager la possibilité d’ajustements et d’aménagements futurs, quelle que soit la temporalité envisagée - les prochains jours, les prochains mois, les prochaines années568.

L’on peut objecter que c’est une « autonomie » tournée vers l’avenir et que certaines situations de précarité vitale empêchent d’adopter une telle vision, tournée vers un futur alors tout à fait incertain. Les critiques qui soulignent l’importance de considérer les aspects de l’autonomie qui vont au-delà du choix, une autonomie pensée en aval de la décision, une autonomie qui se construit, et qui permet de composer, du mieux possible, avec la maladie, son traitement, leurs conséquences, tombent-elles à plat lorsqu’il s’agit de penser certaines situations d’urgence et/ou de fin de vie ? C’est une question sur laquelle il nous faudra revenir.

Nous verrons par ailleurs que l’autonomie ne se pense pas seulement en aval de la décision, mais aussi en amont, dans le maintien ou le façonnement d’espaces de décision suffisants pour que la notion de choix ait un sens.

III. LA MÉDECINE INTERNE AU CARREFOUR DU SENS CLINIQUE

Documents relatifs