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DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

I. AUTONOMIE : ÉMERGENCE ET EFFECTIVITÉ D’UNE NORME CLINIQUE, ÉTHIQUE, JURIDIQUE ET SOCIALE

I.1 Les sources philosophiques de la notion d’autonomie

I.1.3 L’invention kantienne de l’autonomie

Si le sens originel – politique – de la notion d’autonomie n’a pas disparu, le XVIIIe siècle voit poindre l’« invention » kantienne de l’autonomie, qui émerge alors dans son sens moral et comme prédicat non plus d’entités politiques mais des personnes ou des individus. Comme l’écrit Pierre-Henri Castel, « autonomie et autarcie [sont] des concepts qui sont passés, au XVIIIe siècle, d’un usage politique à un usage à la fois moral et politique dans le cadre de la pensée individualiste en formation »302. Si l’invention kantienne s’inscrit dans le sillage des

thèmes de la liberté civile et morale développés par Rousseau303, c’est bien Kant qui le

299 Nicole Loraux, ibid., p. 172.

300 Le terme autadelphos désigne la « fraternité » tout en renforçant la signification d’adelphos – du « même sein ». Le composé apparaît strictement associé à Antigone dans tous les emplois que la pièce en fait. Voir Ana Iriarte, « Ismène, Chrysothémis et leurs sœurs », in Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs : Actes du colloque organisé à l’Université de Valladolid, du 26 au 29 mai 1999, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2000.

301 Nous parlons ici du fait de langue de la récurrence des composés en auto- dans Antigone, « récurrence remarquable lors même que l'on sait la prédilection de Sophocle pour les mots en auto- », Nicole Loraux, ibid., p. 165.

302 Pierre Henri Castel, « Autonomie et autarcie : des concepts politiques et moraux aux éventuelles “pathologies sociales” de l’individu isolé », version de travail d'un essai paru dans M. Fansten, C. Figueiredo, N. Pionnié-Dax & N. Vellut (dir.), Hikikomori, ces adolescents en retrait, Armand Colin, 2014, p. 1.

303 Rousseau n’emploie pas le terme d’autonomie, mais il est « à l’origine de l’élargissement du concept de la sphère juridico-politique au domaine moral, avec sa définition de la liberté comme « obéissance à la loi qu’on s’est prescrite » (Du Contrat social, I, VIII). L’obéissance est comprise par Rousseau comme le fait pour

premier attribue à la notion d’autonomie une signification autre que politique en l’utilisant aussi bien dans sa philosophie théorique que dans sa philosophie pratique304. Avec Kant, la conception rousseauiste de la liberté est intériorisée et transformée en autonomie de la volonté. Celle-ci est pensée dans le sens maximaliste d’un pouvoir rationnel de décision conforme à une législation universelle – « j’agis conformément à une maxime dont je reconnais qu’elle doit valoir pour tous ».

L’autonomie, chez Kant, est donc avant tout celle de la volonté. L’autonomie est le fondement de la moralité et une manifestation de la liberté de l’homme comme être raisonnable305. Kant, écrit Jerome B. Schneewind, « a inventé la conception de la moralité comme autonomie »306 : ainsi, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant affirme que la moralité désigne « le rapport des actions à l’autonomie de la volonté. »307 L’autonomie de la volonté est l’unique principe de toutes les lois morales et des devoirs conformes à ces lois. Le principe de l’autonomie de la volonté consiste en ce que l’homme, tout en étant assujetti par son devoir à une loi qui le contraint moralement, n’est pour autant soumis, en l’occurrence, qu’« à sa législation propre, et néanmoins universelle » et n’a d’autre obligation que d’agir conformément à son propre vouloir, pour autant qu’il est « universellement législateur ».

Ce qu’exige également la morale kantienne, c’est le respect des personnes en tant qu’elles sont autonomes. L’agir moral découle de « l’idée de la dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autres loi qu’à celle qu’il institue en même temps lui-même » selon une procédure l’individu de soumettre sa volonté particulière, avec ses désirs et ses intérêts, à la volonté générale, qui exprime les intérêts de la communauté toute entière. Pour Rousseau, cet acte rend possible le passage de l’état de nature, où seuls règne l’appétit et la force, à l’état civil, dans lequel l’homme est soumis à l’autorité de la raison et de la loi, cette dernière condition étant identifiée à la « liberté morale ». Du fait que Rousseau s’intéresse à l’état social et à ses conditions de possibilité, cette conception de la liberté comme obéissance à des lois que l’on s’impose à soi-même a conservé un sens essentiellement politique. Les lois en question sont des lois publiques de la société, dans la mesure où elles sont l’expression de la volonté générale et où elles s’appuient sur la puissance de l’État. Ainsi l’autorité publique pourra-t-elle forcer l’individu récalcitrant à obéir à ces lois, ce qui revient à dire « qu’on le forcera à être libre » (ibid, I, VII). Voir Jerome B. Schneewind, L’invention de l’autonomie. Une histoire de la philosophie morale moderne, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2001 et aussi Andrews Reath, « Autonomy », in E. Craig (ed.), Routledge Encyclopedia of Philosophy, London/New York, Routledge, 1998, pp. 586-592.

304 Jerome B. Schneewind, op. cit., note 2 chap. I, p. 625.

305 La nature sensible des êtres raisonnables consiste dans leur existence sous des lois empiriquement conditionnées, et constitue par suite, pour la raison, une hétéronomie. « La nature suprasensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence sous des lois indépendantes de toute condition empirique, et ressortissant, par conséquent, à l’autonomie de la raison pure ». La loi de cette autonomie est la loi morale comme loi fondamentale d’une nature suprasensible » et d’un monde intelligible pur. Voir E. Kant, Critique de la raison pratique, I, « De la déduction », pp. 659-660 et Rudolph Eilser, Kant Lexicon, Paris, Gallimard,p. 67 entrée Autonomie.

306 Jerome B. Scheewind, op.cit., Introduction, p. 15.

307 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Œuvres complètes, Paris Gallimard, Pléiade, tome II, p. 307.

121 rationnelle. L’autonomie est ainsi le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable. »308

Une question se pose : Kant accorde-t-il une quelconque importance à la vulnérabilité humaine ? Michaël Foessel dans l’article « Kant ou les vertus de l’autonomie »309 répond par la négative et affirme que pour Kant, « le devoir d’autonomie vaut inconditionnellement et pour tous ». Or, la principale critique qui est aujourd’hui faite à Kant est celle de l’idée d’un individu autonome, d’un sujet rationnel autonome existant en lui-même310. Ainsi, selon Foessel,

On insiste de nos jours sur la fragilité et la vulnérabilité plutôt que sur la capacité à se donner à soi-même une loi […]

Or

le sujet autonome kantien apparaît au mieux comme une illusion idéaliste, totalement étrangère aux faiblesses des individus réels (…). On objecte à la toute- puissance du sujet kantien le relevé patient de ce qui, dans nos vies, nous afflige et nous contraint311.

À l’autonomie de l’individu, l’on oppose ainsi les multiples dépendances qui le constituent. Pour les éthiques312 du care, la vulnérabilité et la dépendance sont constitutives de tout un chacun et induisent un besoin de care313.

La moralité kantienne aurait ainsi du mal à se soumettre à l’épreuve du réel. La conception atomiste et rationaliste associée d’une part à la pensée kantienne et d’autre part au principe d’autonomie tel qu’il est bien souvent compris est mise à mal par un certain nombre de critiques, du fait notamment de sa difficulté à rendre compte de l’interdépendance ontologique des individus entre eux.

308 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., pp. 301-303.

309 Michaël Foessel, « Kant ou les vertus de l’autonomie », S.E.R, « Études », 2011/3, tome 414, p. 343.

310 Pour le dire vite, « le sujet moderne, cartésien, occidental ». Voir Myriam Winance et al., « Penser la relation d’aide et de soin à partir du handicap : enjeux et ambivalences », éditorial, Alter, European Journal of Disability Research, 2015.

311Michaël Foessel, ibid., p. 344.

312 L’usage du terme « éthique », ici, renvoie au potentiel moral des relations de dépendance. Myriam Winance, ibid.

313 Plus précisément, comme le note Myriam Winance dans l’éditorial cité supra, « les relations de dépendance, considérées de manière positive, sont analysées comme l’origine d’une expérience morale particulière, celle du care, défini comme attention à l’autre, souci de son bien-être et activité concrète visant à ce bien-être. »

Notons que l’on ne sait pas toujours si ces critiques de l’autonomie s’adressent à la morale kantienne en tant que telle ou à l’idéal éthico-politique qui s’en revendique parfois, peut-être à tort. Il est d’ailleurs souvent difficile de voir « en quoi [la] conception [kantienne] technique de l’autonomie informe [cet] idéal éthico-politique contemporain ». Ainsi, la façon dont les conceptions de l’autonomie élaborées au XXe siècle « revendiquent une ascendance kantienne paraît très exagérée »314.

Les conceptions contemporaines de l’autonomie forment désormais un éventail si large qu’il en est, selon Onora O’Neill, déconcertant. Celle-ci rappelle la liste que dresse Gerald Dworkin, dans son livre The Theory and practice of autonomy, des différentes acceptions de l’autonomie qui sont « tour à tour assimilées à la liberté (positive ou négative), à la dignité, à l’intégrité, à l’individualité, à l’indépendance, à la responsabilité et à la connaissance de soi, mais aussi à l’affirmation de ses droits, à la réflexion critique, à l’absence d’obligation, à l’absence de causalité externe ou encore à la connaissance de son propre intérêt. »315 Plus généralement, l’autonomie renvoie à un faisceau de concepts tels que l’indépendance, la liberté, l’autodétermination, la volonté, la souveraineté, l’autorité, l’identité, l’authenticité, l’agentivité, le contrôle, la vie privée, la capacité à décider, la réflexivité ou la pensée critique316.

Onora O’Neill, tout au long de son article, montre que l’invention kantienne de la moralité comme autonomie n’a finalement pas grand chose à voir avec l’autonomie conçue comme indépendance individuelle et/ou autonomie rationnelle notamment telles qu’elles ont été élaborées au XXe siècle, malgré l’ascendance kantienne que celles-ci peuvent revendiquer. Finalement,

tout ce qui reste aujourd’hui de l’esprit kantien de l’autonomie paraît tenir dans une vague sémantique de l’indépendance rationnelle qui, dès qu’on cherche à en formuler un peu précisément les conditions sans pour autant la rendre inaccessible à la plupart d’entre nous ni retomber dans un antipaternalisme radical, comme en bioéthique par exemple, devient sauf cas extrême relativement triviale.317

314 Onora O’Neill, « Autonomie : Le roi est nu », Raison publique, n° 2, avril 2004, http://www.raison-

publique.fr/article171.html, mis en ligne le 20 octobre 2006, consulté le 16 décembre 2018.

315 Gerald Dworkin, The Theory and practice of autonomy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 6, cité par Onora O’Neill, ibid.

316 Bernard Baertschi, « L’autonomie de la personne », in Durand, G. et Miguel, J. (dir.) L’autonomie à l’épreuve du soin, Nantes, Cécile Defaut, 2015, p. 47.

317

123 Marlène Jouan, après une analyse détaillée de la conception kantienne de l’autonomie, montre que sur le terrain de la morale, désormais, (contrairement peut-être à celui du droit), au niveau des rapports interpersonnels concrets, on s’efforcerait en vain de chercher dans le langage actuel de l’autonomie, tant ordinaire que philosophique, davantage qu’« une prudente indifférence aux fins d’autrui, comme si l’affirmation de soi ne pouvait s’effectuer qu’au détriment du souci de l’autre. »318 Une telle affirmation appelle des analyses détaillées que nous ne développerons pas ici319. Nous la mentionnons parce qu’elle est le corollaire d’une conception de l’autonomie qui ressort de nos observations de terrain, où respecter l’autonomie revient à ne pas faire ingérence dans la sphère du privé, à respecter les fins d’autrui en tant qu’elles appartiennent à la sphère du privé. Dès lors, il ne s’agit même plus de les prendre en considération et à ne pas leur opposer d’emblée ses propres fins, mais à les rejeter hors de la sphère de ce qui concerne le médecin. Or, nous avons vu que l’autonomie instaure chez Kant l’autorité de la raison universelle et non celle du choix personnel.

Mais le terrain des rapports interpersonnels concrets, rappelle Marlène Jouan, n’a jamais vraiment été occupé par Kant, dont le concept d’autonomie, écrit-elle, « pêche en ce sens par les deux bouts » :

celui de la subjectivité d’une part, réduite à un point évanescent, celui de l’intersubjectivité d’autre part, privée de l’épaisseur des relations sociales vécues et des liens d’attachement à des autres singuliers.320

Si la notion d’autonomie dans le champ de la philosophie est indéfectiblement associée à la pensée de Kant, l’autonomie telle qu’elle est valorisée dans la tradition libérale moderne et contemporaine a finalement peu à voir avec la conception kantienne de l’autonomie morale. La conception de l’autonomie aujourd’hui valorisée est une conception de l’autonomie personnelle, une capacité d’autodétermination comprise comme une aptitude à conduire sa vie selon ses propres valeurs, finalités ou préférences, une capacité à faire des choix, à définir une

318 Marlène Jouan, ibid.

319 Pour de telles analyses, voir l’article de Marlène Jouan, ibid., mais aussi Marlène Jouan, Sandra Laugier (éd), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, Puf, 2009 ; et encore Onora O’Neill, « Autonomie : Le roi est nu », art. cit. et du même auteur, « Autonomy and Trust in Bioethics », The Gifford Lectures, University of Edinburgh, Cambridge University Press, 2001. Pour lecture différente, Michaël Foessel, « Kant ou les vertus de l’autonomie », art. cit.

conception du bien en accord avec nos préférences et nos valeurs personnelles. La « ligne de développement de la notion d’autonomie », que l’on qualifiera de « libérale »321, trouve peut- être plutôt sa source chez John Locke et John Stuart Mill.

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