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PREMIÈRE PARTIE : La médecine interne, une spécialité hybride à la légitimité contestée ? Archéologie d’une rhétorique

Chapitre 2 La médecine interne mise en récit : approche archéologique

I. LES LIEUX COMMUNS DE LA RHÉTORIQUE PROFESSIONNELLE

I.I. 4 Un lexique réactionnel ?

I.2 La clinique comme méthode et comme valeur

I.2.2. La clinique et la dualité art/science

Dans le contexte de mise en place d’un nouveau modèle institutionnel qui fonde la biomédecine, émerge la crainte d’une disparition de la clinique comme valeur mais aussi comme méthode d’apprentissage, c’est-à-dire comme enseignement médical au chevet du malade.

192 Catherine Draperi, « Ambivalence de la clinique : de l’ordre du discours à la lecture du désordre », in Céline Lefève et Gilles Barroux (dir.), La clinique. Usages et valeurs, Paris, Seli Arslan, 2013, pp. 128-143. Catherine Draperi note que dans cette même période l’interprétation des textes hippocratiques fait l’objet d’un tournant, « de l’interprétation positiviste qui en faisait un précurseur de la médecine expérimentale, à la reconnaissance de l’altérité de la démarche hippocratique par rapport à la démarche scientifique contemporaine. », p. 134, note 1. 193 L’expression « la mort de la clinique » est une figure rhétorique appréciée des médecins comme des chercheurs en sciences humaines et sociales, qu’il s’agisse de l’annoncer, de l’interroger ou de porter un regard critique sur cette vision catastrophiste. Voir par exemple, Daniel Couturier, Georges David, Dominique Lecourt, et al. (dir.), La mort de la clinique ?, Paris, PUF, 2009. Dans l’introduction à l’ouvrage, Dominique Lecourt formule cette idée de déclin de la pratique clinique : « L’image traditionnelle – et la réalité – de la pratique médicale a subi depuis le XIXe siècle un bouleversement qui semble éloigner de plus en plus le médecin du lit du malade. Ce bouleversement affecte au premier chef le diagnostic qui fait appel à des analyses biologiques et des examens radiologiques. La part qui revient à l’interrogatoire du patient se trouve réduite ; celle de l’histoire de ses troubles rétrécit. Quant à l’examen physique le plus complet possible du malade, il ne se pratique plus guère. » (p. 9). Selon nous, une attention portée aux pratiques concrètes dans les services de médecine (au « terrain ») permettrait éventuellement de nuancer ce propos. Les pratiques médicales, mêmes hospitalières, loin d’être homogènes, varient considérablement d’une spécialité à l’autre et d’une culture de service à l’autre. En médecine interne notamment, le recours à l’examen clinique et à l’interrogatoire tient une place importante, ce que ne cessent de rappeler les internistes. Dans le même ouvrage, d’ailleurs, Alain-Charles Masquelet affirme que la mort de la clinique n’est pas à l’ordre du jour mais que la clinique a subi diverses mutations. Voir Alain- Charles Masquelet, « Mutation de la clinique ou la révolution des sens », in Daniel Couturier, Georges David, Dominique Lecourt, et al. (dir.), La mort de la clinique ?, op.cit., pp. 29-46.

83 Ainsi, dans les débats qu’a suscité la réforme de l’hôpital de 1958 et la création des Centres Hospitaliers Universitaires, la tradition clinique est évoquée dans un jeu d’opposition entre tradition clinique et progrès technique et spécialisation médicale :

La vieille génération reste attachée à la grande tradition clinique donnant aux contacts humains toute leur valeur. Par exemple ils redoutent que l’étudiant passe ses deux premières années loin du malade, n’apprenant que des notions scientifiques abstraites dont ils n’ont nul besoin dans la pratique quotidienne.194

Devant cette inquiétude, la réponse qui est faite à cette « vieille génération » est la suivante :

Il n’est pas question de l’importance en médecine du dialogue avec le malade, il faut seulement adapter la médecine traditionnelle aux foudroyants progrès techniques de ces dernières décades (…).195

Cependant, la mise en regard d’une médecine interne clinique et d’une médecine spécialisée et technique n’est pas l’apanage de la « vieille génération ». Jean-Benoit Arlet, dans son article sur les attentes et la vision des jeunes internistes dont nous avons cité un long passage évoquant la construction de la médecine interne en tant que spécialité dans la période 1970- 1984, propose ici un commentaire historique sur l’après 1984, qui met en exergue cette dichotomie du clinique et du technique :

Depuis la création du DES196 en 1984, les étudiants reçus au concours de l’internat,

et maintenant à l’ECN197, doivent choisir une spécialité unique. Depuis cette date,

194 Ce sont les propos de I. G. Rolland, d’après une note de janvier 1959, « L’ampleur prise par les discussions d’un avant projet de loi appellent une mise au point de la part du ministre de l’éducation nationale et du ministre de la santé », propos rapportés dans « Les réformes de l’enseignement de la médecine à travers les archives du ministère de l’éducation nationale (1905-1970) » sur http://www.histcnrs.fr/histrecmedcopie/documents-

archives/reformes-enseignement-medecine/ensmed4.html, consulté le 28 janvier 2016.

195 Ibid.

196 Et la Réforme de l’internat qui acte la suppression des CES (certificat d’études spécialisée) et donc de la différenciation entre « anciens internes des hôpitaux » et « anciens chefs de clinique des hôpitaux » d’une part, et titulaires de CES d’autre part.

les spécialités d’organe se sont développées en France et dans le monde du fait de la multiplicité des examens complémentaires à tel point qu’elles se subdivisent maintenant en sous spécialités peu cliniques car dépendantes d’une haute technicité (gastroentérologues/hépatologues/proctologues, cardiologues/rythmologues, etc.198

À l’approche hautement technique et « peu clinique » des spécialistes, l’auteur oppose « l’approche globale et clinique des internistes »199. Ce que réitèrent les internistes, c’est

l’affirmation du primat de la clinique comme pratique sur les sciences qui en sont et qui doivent ne rester que les auxiliaires.

Céline Lefève et Gilles Barroux rappellent que la médecine est

constituée de manière essentielle par la dualité, voire la tension entre, d’une part, les sciences dont elle se sert et qui produisent des généralités et, d’autre part, son statut d’art ou de technique au service d’individualités singulières.200

Cette tension rendue « plus aiguë par tout un ensemble de transformations » conduit les internistes à réaffirmer la primauté de la clinique. Si ces transformations ont conduit, selon les auteurs, « à de nouveaux usages théoriques et pratiques de la clinique »201, la référence qui y est faite par les internistes est souvent une référence à la tradition clinique. Plus que de nouveaux usages de la clinique, c’est l’idée d’un nécessaire « retour de la clinique » dans le champ de la médecine qui émerge d’un certain type de discours. Les internistes se positionnent alors en garants de la tradition clinique dans un paysage médical de plus en plus technique. Ainsi Patrice Queneau, dans un article intitulé « De la tradition clinique à la prise en charge globale du patient »202, se réfère aux « internistes, maîtres de la grande tradition clinique ». La référence à la tradition clinique passe aussi par la référence à Hippocrate ou à la médecine hippocratique. Ainsi, les titres des essais et mémoires des internistes ne se privent

198 Jean-Benoît Arlet, « Attente et vision de la médecine interne par les jeunes internistes français », art.cit., p. 1085.

199 Ibid.

200 Céline Lefève et Gilles Barroux, « Introduction » in Céline Lefève & Gilles Barrou (dir.), La clinique. Usages et valeurs, op.cit., p. 11.

201 Ibid.

202 Patrice Queneau, « De la tradition clinique à la prise en charge globale du patient », in Jean-Louis Dupont (coord.), Collège National Professionnel de Médecine interne, La médecine interne en France. Livre Blanc, op.cit., p. 28.

85 pas de faire cette référence : évoquons Les héritiers d’Hippocrate de Pierre Godeau, ou encore Hippocrate et le scanner, l’essai de Didier Sicard, dont le titre contient en germe cette opposition entre une médecine clinique, de tradition hippocratique, et une médecine technique qui lui succède et marque le déclin de la clinique. Didier Sicard dans plusieurs de ses essais, dénonce le fossé qui se creuse selon lui entre une médecine clinique et globale ouverte à la relation de soin et une biomédecine fragmentée, focalisée sur le corps virtuel, c’est-à-dire sur l’ensemble des données biologiques et d’imagerie censées révéler la maladie, l’expliquer, là où la corporéité, opaque, agirait comme un écran. Didier Sicard affirme que l’avancée du savoir et des techniques biomédicales a généré de nouvelles incertitudes, de nouveaux risques, et de nouvelles questions éthiques, idée corrélative de la prise de conscience de la disproportion entre la puissance de l’agir technique et la faiblesse de nos savoirs sur ses effets non-intentionnels203. Mais il ne se focalise pas tant sur ces « nouveaux risques » que sur ce qui tend à les générer, soit, entre autres, la disparition de la clinique et du corps dans la médecine, mais aussi, corolairement, de la parole204 et de l’écoute, masqués par les écrans, les

images, les chiffres. Il diagnostique ainsi une substitution de l’imagerie et de la biologie à la réalité du corps205, une perte de contact de la médecine avec le corps réel206.

Didier Sicard, dans La médecine sans le corps, rappelle la définition de la clinique comme « interrogatoire et examen physique d’un malade limité aux cinq sens du médecin »207, l’opposant au recours permanent aux batteries d’examens d’imagerie médicale et de biologie. La clinique, selon lui, est affrontement du réel, c’est-à-dire l’affrontement du corps de l’autre, qui, dit-il, n’est jamais neutre – « alors que les examens d’imagerie ou de biologie le sont »208 et qui devrait précéder tous les examens complémentaires.

Il s’agit bien de rappeler que le cœur de l’exercice médical est la pratique du médecin au chevet du malade, la clinique, qui est

203 C’est une idée exprimée tout au long de l’ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.

204 Voir aussi Didier Sicard, « La fin de la parole », in Daniel Couturier, Georges David, Dominique Lecourt, (dir.), 2009, op.cit. : « peu à peu, malade et médecine se rejoignent ou plutôt ne se rejoignent pas mais convergent vers le seul point fixe qu’est l’image. Celle-ci devient le substitut emblématique de la parole. », p. 22 ou encore « cette disparition de la parole s’accompagne ou est en rapport avec la relégation du corps. C’est même devenu un lieu commun de dire que le corps est devenu de plus en plus étranger à la médecine ; il est devenu peu à peu transparent, il n’a plus besoin d’offrir son opacité qui fait écran d’un autre âge. », p. 25. 205 Didier Sicard, « Le corps en pièces détachées », Le corps en pièces détachées. Enjeux scientifiques, économiques et philosophiques, Les tribunes de la santé, 2005/1, n°6, pp. 37-42.

206 Didier Sicard, « La médecine sans le corps. Quelques notes sur la relégation du corps », Les Cahiers du centre Georges Canguilhem, 2007/1, n°1, p. 133-137.

207 Didier Sicard, La médecine sans le corps, op.cit., p. 37.

208 L’on peut cependant s’interroger sur la supposée neutralité de ceux-ci. C’est un point largement traité par les Science and Technology Studies, et notamment par Annemarie Mol dans Ce que soigner veut dire. Repenser le libre-choix du patient, Paris, Presses de Mines, 2009.

le premier temps de l’examen médical : il comprend l’interrogatoire (antécédents personnels et familiaux, symptômes ou signes fonctionnels), la recherche de signes généraux (fièvre, variation de poids, asthénie) et l’examen physique (inspection, palpation, percussion, auscultation).

Ce premier temps est suivi d’examens complémentaires (biochimie, hématologie, imagerie médicale, tracés électriques, etc.) permettant d’affiner l’hypothèse diagnostique. Le cheval de bataille des internistes consiste bien souvent à rappeler la primauté de la clinique sur les examens complémentaires et à affirmer la nécessité d’établir une discrimination entre les examens indispensables et les examens superflus.

L’approche diagnostique en médecine interne doit aider le futur interniste à être exemplaire dans la capacité de hiérarchiser les données de l’interrogatoire, des examens cliniques, des examens complémentaires. La connaissance sans cesse actualisée de la valeur et des limites des moyens d’aide au diagnostic est certes une préoccupation commune à toutes les spécialités, de même qu’une bonne connaissance de l’outil informatique, des banques de données et qu’un minimum de connaissances en économie de santé. Mais l’interniste, qui peut et doit conseiller d’éventuels appels aux hommes ou moyens des autres spécialités, doit être particulièrement informé en ce domaine.209

À contrecourant de la multiplication des examens complémentaires, la médecine interne valorise parfois ce qu’elle nomme l’ « attente diagnostique »210.

In fine, la clinique est perçue et revendiquée comme un domaine où la médecine demeure un art, une technè211 sans pour autant renoncer à toute scientificité212.

209 Jacques Debray, « Le DES de médecine interne », La Revue de médecine interne, 1985, vol. 6, issue 4, p. 354 210 L’attente diagnostique fait référence à l’idée que « le temps est un excellent médecin, c’est-à-dire qu’il suffit parfois d’attendre quelques jours pour voir émerger de nouveaux symptômes rendant inutiles des examens complémentaires ». L’attente diagnostique, fait remarquer Didier Sicard, n’est pas très en phase avec les politiques de réduction de la durée moyenne de séjour à l’hôpital. C’est selon lui un réel problème en médecine interne où les diagnostics sont parfois difficiles à poser et demandent du temps. Didier Sicard, Hippocrate et le scanner, op. cit., p. 72.

211 Il n’est pas rare de trouver cette citation d’Armand Trousseau concluant une de ses leçons de clinique dans les écrits des internistes : « Quand vous connaîtrez les faits scientifiques, gardez vous de vous croire médecin, il

87 I.2.3 Le « bon sens » clinique

La référence à la clinique n’est pas toujours historiquement située. Elle en appelle aussi parfois au « bon sens », qui doit permettre un usage critique et raisonné des examens complémentaires et des procédures d’aides à la décision, ou de manière générale des raisonnements scientifiques.

Ainsi, l’un des internistes répondant au questionnaire nous rappelle que le bon sens est la

« capacité de bien juger, sans passion, en présence de problèmes qui ne peuvent être résolus par des raisonnements scientifiques. La médecine n'étant pas une science mais un art (ce que l'on oublie de plus en plus pour certains), je crois que les internistes se doivent, outre de bien connaître la science et d'être "up to date", d'avoir avant tout du bon sens pour justement prendre de bonnes décisions. »

L’appel au bon sens et la référence à la médecine comme art ou technè participent de cette volonté de positionner la médecine interne à la fois dans une perspective diachronique – en considérant les évolutions de la médecine (spécialisation, technicisation), et dans une perspective synchronique, en situant la médecine interne dans le paysage des transformations actuelles du système de santé. En effet, plaider le « bon sens », est une manière de dénoncer les œillères qui viennent étriquer les raisonnements des spécialistes focalisés sur un organe ou une fonction. Il s’agit à la fois d’adopter une perspective clinique globale et non restreinte à un appareil, un système, un organe, et de porter « un œil plus aiguisé sur les anomalies secondaires permettant des diagnostics inattendus »213, c’est-à-dire ne pas laisser le s’éroder au contact de la routine.

Mais le « bon sens clinique », selon les internistes, doit aussi permettre d’utiliser de façon critique les dispositifs d’aide à la décision de la médecine fondée sur les preuves qui sont désormais consacrés (recommandations de pratique clinique, référentiels, algorithmes etc.). n’appartient pas à tous de devenir des artistes ». Voir par exemple, Hugues Rousset, « Le diagnostic clinique en médecine », Annales de médecine interne, 1999, 150, p. 17.

212 Alain Charles Masquelet, rappelle que la clinique est un lieu de tension « qu’on en finit pas de dénombrer », parmi lesquelles la tension entre « un art comme technè et une revendication de scientificité. », Alain Charles Masquelet, « Mutation de la clinique ou la révolution des sens », art.cit., p. 29.

Ainsi pour l’un des répondants, la médecine interne est une pratique « refusant l'application aveugle des algorithmes et recommandations. »

On retrouve dans les discours des internistes l’idée que le raisonnement clinique, et notamment diagnostique, doit conserver l’avantage sur le recours aux outils diagnostiques. La médecine interne est une médecine du « raisonnement clinique complexe avant le déferlement des outils diagnostiques »214, mettant « au premier plan l’interrogatoire, l’écoute des patients et l’examen clinique »215. C’est « une médecine du bon sens clinique et thérapeutique où l'interrogatoire, l'examen du patient et ses demandes sont prioritaires. »216

Cette idée nous semble faire – bien qu’indirectement - écho à la définition canguilhémienne qui caractérise la clinique comme une technique d’observation et de compréhension des normes non seulement biologiques mais aussi psychologiques et sociales du malade217.

Enfin sont valorisés le doute et l’esprit critique, la médecine interne étant perçue comme une « médecine valorisant particulièrement l'activité de diagnostic, mais balancée par la conscience de la futilité de la certitude et un recul épistémologique sur les catégories diagnostiques elles-mêmes. »

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