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DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

I. AUTONOMIE : ÉMERGENCE ET EFFECTIVITÉ D’UNE NORME CLINIQUE, ÉTHIQUE, JURIDIQUE ET SOCIALE

I.1 Les sources philosophiques de la notion d’autonomie

I.1.4 L’autonomie comme self-government

Les thèmes qui infusent la version libérale de l’autonomie sont ceux de l’authenticité, de la liberté et de la souveraineté. La souveraineté de l’individu, chez Locke, entendue comme droit de l’individu à se gouverner lui-même, est fondée sur la capacité à se diriger par la raison.322 Dans la mesure où il est doté de conscience et de jugement, l’homme ne peut être soumis à aucune autorité en-dehors de lui-même. La capacité de self-government, la capacité de se conduire et de se gouverner soi-même a encore un sens moral, « comme capacité de se gouverner conformément à la loi naturelle. »323

Dans la doctrine de Locke apparaît « le motif de la liberté négative » et de la « jouissance sécurisée de son espace privé », note Nathalie Maillard qui souligne ce passage du Traité du gouvernement civil :

La liberté consiste à être exempt de gêne et de violence, de la part d’autrui : ce qui ne saurait se trouver où il n’y a point de loi, et où il n’y a point […] une liberté, par laquelle chacun peut faire ce qui lui plaît. Car qui peut être libre, lorsque l’humeur fâcheuse de quelque autre pourra dominer sur lui et le maîtriser ? Mais on jouit d’une véritable liberté, quand on peut disposer librement et comme on veut de sa personne, de ses actions, de ses possessions, de tout son bien propre, suivant les lois sous lesquelles on vit, et qui font qu’on est point sujet à la volonté arbitraire des autres, mais qu’on peut librement suivre les siennes propres.324

Ce sont là des motifs qui se développeront pleinement dans la pensée libérale des siècles suivants.

321 Nathalie Maillard, La vulnérabilité, une nouvelle catégorie morale ?, Genève, Labor et Fides, coll. « Le champ éthique », 2011, p. 37

322 John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Garnier-Flammarion, 1984, notamment chap. 6 323 Nathalie Maillard, ibid., p. 32

125 Les revendications de John Stuart Mill en faveur de la liberté individuelle – Mill, pas plus que Locke, n’utilise le terme d’autonomie – se justifient en référence à la notion d’individualité. Si chacun doit être laissé libre de choisir son mode de vie, c’est parce que chacun doit pouvoir exprimer sa nature propre. Mais à travers « l’invocation de l’idéal d’individualité, on retrouve toutefois la référence à des capacités rationnelles qui permettent à l’individu de choisir son mode de vie – et donc le motif de l’autonomie. »325

Mill énonce un « principe de liberté » :

Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. […] Un homme ne peut pas être légitimement contraint d’agir ou de s’abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste. […] La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société, est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain.326

L’autonomie chez Mill est conçue comme souveraineté individuelle.

Mill n’utilise pas le terme d’autonomie, cependant, le concept, dans au moins l’une des ses acceptions, est manifeste dans sa défense de la liberté :

Il n’y a pas de raison pour que toute existence humaine doive se construire sur un modèle unique ou sur un petit nombre de modèles seulement. Si une personne possède juste assez de sens commun et d’expérience, sa propre façon de tracer le plan de son existence est la meilleure, non pas parce que c’est la meilleure en soi, mais parce que c’est la sienne propre.327

325 Nathalie Maillard, ibid., p. 33.

326 John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990, pp. 74-75.

327 Le motif du plan ou du projet d’existence se retrouve largement dans les conceptions actuelles de la notion d’autonomie mobilisées notamment par la bioéthique et l’éthique médicale, mais aussi philosophique, dans laquelle celle-ci engage un certain type de rapport à la temporalité. Elle engage aussi la capacité à envisager sa vie comme un tout, à avoir une vision du genre de vie que l’on veut mener (vision d’un présent lié à un passé ou

Cette extension du sens de l’autonomie à celle de souveraineté individuelle donne « une grande latitude aux individus, de sorte que le sens de l’autonomie s’étend à l’ensemble de tous les actes personnels qui n’ont pas été contraints par un tiers. »328 L’autonomie de la volonté en tant que « souveraineté » consiste dans la possibilité d’avoir des préférences singulières et de se déterminer en fonction d’une conception du bien dont il appartient à chacun de déterminer librement le contenu.

C’est donc « une certaine version » de l’autonomie qui semble constituer l’un des traits distinctifs de la tradition du libéralisme occidental.

Ainsi, nous dit Stéphane Haber,

l’image du sujet s’autogouvernant, décidant intérieurement de son action de manière réfléchie, détachée, décidant donc pour soi-même et par soi-même, forme le principe ou au moins une partie importante du principe des idéaux éthiques auxquels conduit ou se rattache le libéralisme (…). Sous-jacente à la valorisation de l’ « autonomie », l’intuition première serait […] celle d’après laquelle l’agent est appelé à agir en puisant à des sources qui sont authentiquement siennes, parce qu’intérieures, c’est-à-dire à agir en sujet. Comme soi individué, j’ai des choses spéciales à exprimer et à vivre ; je ne dois pas être gêné pour cela, je dois aussi avoir les moyens de le faire – autrement dit, de vouloir en mon nom propre, sous ma propre autorité, ce que je réalise en fonction de moi. Ensuite, cette image du sujet individuel décidant seul de ses intentions propres, du fond d’une sorte de citadelle intérieure, joue également le rôle d’une sorte de norme qui s’incorpore d’une façon ou d’une autre aux différentes visions de la vie sociale que l’on estime désirable.

Le libéralisme désigne alors

ce courant d’idées pour lequel une société juste est d’abord celle dont les membres sont toujours par principe considérés (par les lois, par leurs associés, par les

à un futur). Voir notamment les thèses de Ronald Dworkin sur l’autonomie, par exemple « Autonomy and the demented self», The Milbank Quaterly, vol. 64, 2, 1986, pp. 4-16.

127 gouvernants) comme des personnes rationnelles parce que souverainement

responsables et indépendantes, capables d’agir par elles-mêmes et de définir pour elles-mêmes leur finalités.329

L’autonomie ainsi comprise, fait remarque Stéphane Haber, s’est construite autour de deux paradigmes : autour de « la liberté d’opinion » à l’époque des guerres de religion des débuts de l’époque moderne, et autour du modèle de la « vie privée » comme « lieu par excellence de l’expression des préférences et de la personnalité individuelle singulière »330.

La doctrine kantienne de l’autonomie fait fond sur un tel contexte historique331, même si elle ne se rattache pas directement aux formes d’individualisme et de « valorisation brute des préférences personnelles et des choix individuels »332 que l’on attribue à la pensée libérale. La conception kantienne de l’autonomie, dans sa dimension morale, est différente de celle qui est promue dans les théories libérales, « mais elle est pareillement à l’origine de la reconnaissance du droit égal pour tous à vivre en toute indépendance. »333

C’est autant vers la doctrine kantienne en tant que telle que vers les doctrines libérales de l’autonomie issues du même terreau socio-historique que se dirigent aujourd’hui un certain nombre de critiques de l’autonomie. Les critiques contemporaines adressées à une vision individualiste, atomiste et rationaliste de l’autonomie insistent notamment sur les interdépendances dans lesquelles les individus sont enchevêtrés, et sur le caractère relatif de l’agentivité toujours en partie conditionnée par les relations qu’entretiennent les individus entre eux. L’autonomie apparaît comme largement illusoire, puisqu’elle présuppose une conception erronée du moi.

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