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Une éthique de l’autonomie à l’épreuve des pratiques de soin

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

II. LES CRITIQUES DE L’AUTONOMIE

II. 3 Une éthique de l’autonomie à l’épreuve des pratiques de soin

La norme d’autonomie engage le corps médical, tenu de respecter et d’encourager l’autonomie des patients, et les patients eux-mêmes, tenus d’affirmer leur autonomie, invités à

153 se prendre en charge, à participer à la décision, à consentir ou non au traitement, à participer à sa mise en œuvre, à devenir « acteurs » de leur parcours de soin.

Sous l’impulsion des valeurs d’autonomie, d’empowerment ou de consentement éclairé créditant le patient d’un nouveau statut, la relation qui s’instaure entre médecins et malades se présente aujourd’hui comme résolument transformée, dans la logique nouvelle de la « démocratie sanitaire », en vertu de laquelle le patient est crédité d’un pouvoir de décision et d’une aptitude à prendre en charge sa santé, en tant que patient éclairé et informé.425

La relation médecin-malade, montre ainsi Sylvie Fainzang, est modelée par de « nouvelles normes ». Mais ces nouvelles normes, « bousculent, sans les supplanter, les normes anciennes ». À l’intersection de logiques hétérogènes, la relation médecin-malade est donc un espace mouvant et négocié, dans lequel toute rigidification des normes crée des dissonances. Ces frottements créés par la coexistence de différentes normes et aux différents réglages de l’autonomie occasionnent des moments de réflexivité et de discussion collective.

Dans le contexte de la mise en pratique de l’article L-1111-4 du Code de santé publique (« toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé »426) et des tentatives d’appropriation des recommandations de bonne pratique qui vont dans le sens d’une décision partagée, des questionnements émergent dans les services sur les situations qui résistent à l’application de ce modèle et aux normes qui le sous-tendent. Ces résistances n’engendrent pas une critique ou un rejet de la norme mais un écart dans l’usage, l’instauration d’un jeu avec la norme, l’aménagement de marges de manœuvre, une forme de bricolage qui permet de concilier, autant que possible, des injonctions, des valeurs, des aspirations parfois contradictoires. Ces aménagements tendent pour la plupart à concilier ces « nouvelles normes » et le cadre axiologique et épistémique sur lequel se fonde la médecine interne, qui n’est pas tant un cadre qu’un terreau dans lequel se sont sédimentées un certain nombre de

425 Sylvie Fainzang, ibid., p. 82.

426 L’article se poursuit comme suit : « toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement. Le suivi du malade reste cependant assuré par le médecin, notamment son accompagnement palliatif. Le médecin a l’obligation de respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. »

https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIAR TI000006685767

valeurs ou de schèmes que nous avons essayé d’identifier au premier chapitre et qui informent plus ou moins les pratiques contemporaines. Il ne s’agit donc pour nous jamais uniquement de montrer en quoi les pratiques sont façonnées par des normes et des valeurs sédimentées mais de montrer comment les individus jouent avec ces normes et sont, ou deviennent, par là-même normatifs.

II.3.1 Une éthique de situation ?

Au travers de nos observations, nous avons pu voir comment les tentatives de se conformer à des modèles et d’appliquer la norme, de manière parfois rigide et peu réflexive427, vient compliquer les pratiques et créer des tensions et des dissonances « éthiques » au cœur même des situations. Un certain nombre de blocages, de résistances, d’impasses mettent à l’épreuve la norme (ou l’interprétation de la norme) et appellent à de nombreux réglages de l’autonomie, à des écarts, des modulations, des entorses et des compromis. Ces blocages, résistances, impasses, sont autant d’épreuves dans lesquelles ce qu’il convient de faire n’est pas indiqué par les normes ou la routine. Nous faisons l’hypothèse que ce sont dans ces épreuves et les tentatives de les surmonter – tentatives qui s’inscrivent pour la plupart une logique du soin plutôt que dans une perspective de résolution de problème - que réside l’éthique de la pratique médicale. Nous reprendrons ainsi volontiers l’idée d’une « éthique de situation » développée par Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet :

en suivant pas à pas les épreuves qui font évoluer une situation, nous tenons l’hypothèse [suivante] : celle d’une éthique de situation que le cours même des actions fait s’exprimer. Pour le dire crûment, « l’éthique est déjà dedans »428. Les

acteurs sont des acteurs moraux, même s’ils n’obéissent pas à des principes qui puissent s’énoncer de façon détachée, générale ou absolue, ou simplement assez claire429.

427 Il ne s’agit en aucun cas de dire que les médecins et les soignants n’adoptent pas une attitude réflexive dans leurs pratiques. Mais celle-ci nécessite une temporalité qui n’est pas toujours compatible avec les rythmes de l’hôpital et elle advient souvent après coup, dans des moments de doute, individuel et collectif.

428 Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet, « « Enfermer Maman ! » Épreuves et arrangements : le care comme éthique de situation », Sciences sociales et santé, vol. 33, 3, 2015, pp. 65-90.

155 Ainsi, Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet, dans leur enquête ethnographique sur l’aide et le soin à domicile, cherchent à faire place, dans leurs analyses et de par leur méthodologie, à « la présence active d’une éthique immanente aux situations ». De même, l’anthropologue Veena Das exprime quelque chose qui nous semble tout à fait pertinent pour notre propos : la possibilité de

penser l’éthique comme intriquée dans nos actions les plus ordinaires, lesquelles peuvent tout aussi bien prendre la forme d’une négation de l’éthique.430

II.3.2 La logique du soin

C’est donc dans l’informel de situations singulières, et les bricolages collectifs qu’elles occasionnent que se trouve l’éthique, celle d’une « logique du soin » telle qu’elle est décrite et conceptualisée par Annemarie Mol, qui est, bien souvent, une logique d’ajustement :

Dans la logique du soin, une discussion où les valeurs sont équilibrées pour poser des choix éthiquement valides n’est pas distincte d’autres pratiques. Non pas parce que les jugements de valeurs se font en privé. Autre chose se joue ici. Dans la logique du soin, l’acte moral fondamental n’est pas d’émettre des jugements de valeurs, mais de s’engager dans des activités pratiques. Il n’y a qu’un seul niveau. C’est important de faire bien, de rendre la vie meilleure qu’elle n’aurait été autrement. Mais ce qui est bien, ce qui mène à une vie meilleure, n’est pas donné avant le début de l’action. Cela doit être établi en cours de route. Cela peut diverger d’une vie à l’autre, ou d’un moment à l’autre.431

Cela nécessite peut-être de déplacer le regard de la décision médicale aux pratiques de soins dans lesquelles toute décision s’insère. Ce que nous contestons ici, c’est la pertinence d’une focalisation sur une éthique de la décision médicale qui braque le regard sur le « moment de

430 Veena Das, « Ethics as the expression of life as a whole », draft, p.1,

https://www.academia.edu/19590331/Ethics_as_An_Expression_of_Life_as_a_Whole consulté le 7 janvier

2019.

la décision »432 en faisant abstraction des pratiques concrètes et singulières dans lesquelles elle s’insère. Nous irons donc à contre-courant de la formalisation de la réflexion éthique qui se focalise sur la décision médicale. La logique du soin englobe la décision médicale un moment à part entière – et souvent dissout - du soin.

III. SANTÉ ET AUTONOMIE COMME LATITUDE : PREMIERS PAS

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