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LA MÉDECINE INTERNE AU CARREFOUR DU SENS CLINIQUE ET DE LA MÉDECINE FONDÉE SUR LES PREUVES ? DE

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 2 De « nouveaux outils » pour la décision médicale : gérer l’incertitude, délimiter des territoires ?

III. LA MÉDECINE INTERNE AU CARREFOUR DU SENS CLINIQUE ET DE LA MÉDECINE FONDÉE SUR LES PREUVES ? DE

L’OPPOSITION À L’INTÉGRATION

567 Eric Mykhalovskiy and Lorna Weir, « The problem of evidence-based medicine : directions for social science », art.cit. p. 1063, (nous traduisons).

568 C’est quelque chose que l’article d’Anne-Sophie Haeringer, « Considérer la personne en fin de vie. Une opération ni seulement morale ni seulement médicale », met remarquablement en évidence, par le biais d’une étude ethnographique menée dans une unité de soins palliatifs. Anne-Sophie Haeringer, « Considérer la personne en fin de vie. Une opération ni seulement morale ni seulement médicale », Anthropologie & Santé, 15, 2017.

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III.1 Une médecine du sens clinique ?

Dans la première partie de ce travail, nous avons montré que les discours relatifs à la médecine interne et à ces spécificités valorisent largement le jugement et le sens cliniques, qu’ils opposent d’une part à sa dissolution dans l’hyperspécialisation dans laquelle s’accomplit la médecine « technoscientifique » et d’autre part, à une utilisation « aveugle » des outils de la médecine fondée sur les preuves. Cette critique, qui s’inscrit dans une forme de tradition humaniste et holiste, s’élève contre la fragmentation et la réification des individus qui sont traités comme des objets scientifiques artificiellement extraits de leurs contextes de vie. Perdure donc, au moins dans les discours, les topoï de ce que Nicolas Dodier appelle la tradition clinique, dont il note que l’on perçoit la portée « dans bien des lieux de la médecine contemporaine »569. Cependant, nous avons montré que des revendications identitaires de la médecine interne émergeait une ambivalence, puisqu’elles valorisent, dans le même temps, la haute technicité et la scientificité de la spécialité. S’agit-il de mettre en évidence d’autres critères de scientificité ?570 De contester la rationalité statistique de la médecine fondée sur les preuves ? Ou bien même d’opposer, aux excès de formalisation, un sens clinique, voire un art de soigner l’individuel ?

Il ressort des entretiens que nous avons fait et des discussions informelles que nous avons eues avec les internistes au cours de nos observations une insistance sur le fait que la clinique ne saurait se réduire à la mobilisation de la subjectivité, de la sensorialité et de l’intuition du médecin571, d’un sens clinique qui, comme l’écrit Élodie Giroux,

569 Nicolas Dodier, « Les mutations politiques du monde médical. L’objectivité des spécialistes et l’autonomie des patients », art. cit., p. 129.

570 Cette question est à la fois vaste et très technique et nous la laissons ouverte, car tenter d’y répondre nous éloignerait de notre propos.

571 Nous attirons ici l’attention sur le travail de Gilles-Gaston Granger sur la possibilité d’une science de l’individuel. Selon Foucault, la médecine, contre « la vieille loi aristotélicienne qui interdisait sur l’individu le discours scientifique », constitue le modèle d’une science de l’individuel. Granger tente d’éclairer l’assertion foucaldienne à partir des analyses aristotéliciennes qui distinguent les sciences théoriques, les sciences pratiques et poïétiques, et les arts ou technai et à partir de la notion de « clinique ». Voir Foucault, La naissance de la clinique, p. 175. G-G. Granger, dans Pensée formelle et sciences de l’homme, affirme qu’« il faut renoncer au rêve inconsistant d’une science qui nous ferait atteindre l’individuel, et singulièrement l’individuel humain, de la même manière qu’il nous est donné dans l’expérience ».

renverrait à la part non rationalisable du jugement médical : implicite, tacite, intuitif, immédiat (vs argumenté), caché, subjectif, etc.572

III.2 Du « sens » clinique au « jugement » clinique

Le sens clinique apparaît plutôt comme une forme de « bon sens », qui réfère au jugement. Rappelons que le bon sens, selon l’un des répondants à notre questionnaire, est

la capacité de bien juger, sans passion, en présence de problèmes qui ne peuvent être résolus par des raisonnements scientifiques. La médecine n'étant pas une science mais un art (ce que l'on oublie de plus en plus pour certains), je crois que les internistes se doivent, outre de bien connaitre la science et d'être "up to date", d'avoir avant tout du bon sens pour justement prendre de bonnes décisions.

Cette déclaration fait écho avec la façon dont Élodie Giroux, à partir d’une analyse de l’usage médical de la notion de « sens clinique », caractérise le bon sens :

Le sens est encore le ‘bon sens’. On insiste alors ici plutôt sur la dimension pratique du jugement en médecine qui n’a pas le temps de suivre tous les détours de la théorie ou de se perdre dans l’esprit de système. Le bon sens serait cette capacité à bien juger avec sang-froid et avec mesure, dans les questions concrètes qui ne sont pas susceptibles d’être résolues par un raisonnement rigoureux.573

Par ailleurs, le jugement clinique est souvent pensé en complément d’autre chose : pour « individualiser la preuve »574, voire en réfuter la pertinence au regard de la situation clinique du patient. L’EBM apparaît comme un outil pour le jugement clinique. À titre

572 Élodie Giroux, « Qu’entendre par sens clinique à l’heure de l’evidence-based medicine ? », Éthique et santé, 2014, 11, pp. 20-25.

573 Élodie Giroux, ibid., p. 21.

574 C’est une expression qui revient plusieurs fois dans les discours et semble signifier : individualiser les recommandations, les ajuster au cas clinique individuel.

199 d’illustration, citons un médecin interrogé sur les rapports de la médecine interne à la médecine fondée sur les preuves :

« Toute la médecine aime l’evidence-based medicine, la médecine interne aussi. C’est logique … utiliser quelque chose qui a clairement démontré son efficacité, c’est logique. De plus, ça a un intérêt économique, pour rembourser les médicaments qui ont fait leurs preuves. Après, mon attitude vis-à-vis de l’EBM, c’est que c’est un outil, pas une loi. »575

La médecine fondée sur les preuves, nous l’avons vu, privilégie le raisonnement statistique à partir des études cliniques épidémiologiques plutôt que le raisonnement mécaniste et l’explication des phénomènes physiopathologiques. Les internistes, souvent confrontés aux « zones grises » de la pratique clinique, mettent souvent en avant l’importance de faire droit à d’autres types de raisonnements, voire d’adopter une certaine distance critique vis-à-vis des recommandations :

« De plus, l’EBM, dès fois, c’est un peu rendre statistique le bon sens et l’expérience clinique. J’ai toujours pris du recul (et ça s’aggrave de plus en plus avec l’expérience et les connaissances en médecine) vis-à-vis des « scores », des « recommandations », des « protocoles » … Il faut se laisser ouverte la possibilité d’utiliser des traitements non conventionnels. Mais c’est toujours après avoir lu un paquet d’articles sur la physiopathologie de la maladie et de cases report quand il n’y a pas de données assez claires ni de personne à qui demander. »576

La médecine interne, comme bien d’autres spécialités, a recours aux deux formes de raisonnements et déploie différentes formes d’objectivité. Si la tradition clinique s’y fait sentir de façon marquée, c’est rarement l’illustration d’une tendance strictement conservatrice. L’objectivité dans la proximité, en médecine interne, s’exerce en complément d’autres formes d’objectivité. Ces discours appellent à dépasser l’opposition qu’ils ont pourtant participé à

575 Dr H., Entretien.

figer, opposition entre une médecine du jugement clinique et une médecine rationalisée à l’excès par le déploiement de la médecine fondée sur les preuves.

III.3 Une question d’intégration

Ressort également l’idée que le jugement clinique permet d’individualiser les soins, notamment lorsque l’on fait face à la complexité :

« La clinique permet de mieux répondre individuellement au patient, en se situant parfois hors recommandations. Nous insistons sur la clinique en médecine interne parce qu’elle permet souvent de dénouer des situations complexes. Autrement dit : la complexité de certaines situations nous oblige à recueillir soigneusement les éléments cliniques, mais ce devrait être le cas de toutes les spécialités. »577

In fine, l’on retrouve l’idée exprimée par Élodie Giroux : la question du sens clinique « est plutôt celle de l’intégration de multiples informations de nature et de sources diverses »578, assortie de celle que soigner l’individu et non la pathologie amène parfois à sortir du cadre prescrit par l’EBM.

« On soigne des malades, pas des maladies. Les référentiels sont une idée, on s’en sert surtout quand on est interne ou jeune CCA579 (on a besoin de trucs carrés car on n’a pas l’habitude) puis on les peaufine, on les enrichit et on les adapte avec l’expérience et le patient concerné. » 580

Rappelons que l’EBM

577 Dr S., Entretien.

578 Élodie Giroux, ibid., p. 21. 579 Chef de clinique assistant. 580 Dr H., Entretien.

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