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LA GESTION DE L’INCERTITUDE, DU COLLOQUE SINGULIER À LA DÉCISION MÉDICALE « COLLECTIVE »

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 2 De « nouveaux outils » pour la décision médicale : gérer l’incertitude, délimiter des territoires ?

I. LA GESTION DE L’INCERTITUDE, DU COLLOQUE SINGULIER À LA DÉCISION MÉDICALE « COLLECTIVE »

Parmi les normes qui façonnent ce que nous avons pris le parti d’appeler, avec Nicolas Dodier, la « modernité thérapeutique », deux cadres théoriques pour la décision médicale, qui, nous l’avons dit, ont été tous deux qualifiés dans la littérature de « changement de paradigme », nous semblent devoir être abordés : la médecine fondée sur les preuves et les divers outils qu’elle produit, d’une part, et les dispositifs de décision partagée, d’autre part. Comment s’articulent-ils ? Que font-ils aux espaces de décision et comment s’insèrent-ils dans et/ou viennent-ils transformer les pratiques de soins ? Ces questions nous amènent à considérer ces dispositifs qui, dans la manière dont ils sont présentés dans la littérature médicale, focalisent l’attention sur la décision en tant que telle, avant de montrer les limites des modélisations issues des tentatives de les articuler, et d’aborder les décisions médicales dans leur contexte d’émergence et les pratiques qui les façonnent, dans toute leur épaisseur, celle-là même que les modélisations, par essence, évacuent.

Nous verrons que ces cadres conceptuels reconfigurent l’espace de la décision, délimitent des territoires et définissent des prérogatives en valorisant, du côté des médecins, l’objectivité « dans la distance »482, et, du côté des patients, une certaine forme d’autonomie, entendue comme capacité d’exprimer des préférences et de faire des choix, mêmes subjectifs. Ce faisant, ils contribuent également à redéfinir la nature et la portée du regard clinique, en lui assignant, parfois, des limites. In fine, s’ils participent, parfois de façon essentielle, à ouvrir

482 Voir Nicolas Dodier, « Les mutations politiques du monde médical. L’objectivité des spécialistes et l’autonomie des patients », art. cit. Nicolas Dodier adopte un pluralisme épistémologique et montre la coexistence de différents régimes d’objectivité, notamment l’objectivité dans la distance et l’objectivité dans la proximité, la première tendant, dans la modernité thérapeutique, à remplacer la seconde. Comme nous allons le voir, l’evidence-based medicine et ses outils ont largement contribué à la valorisation d’une telle objectivité dans la distance, notamment par le biais des essais cliniques randomisés, méthode qui repose « sur une suspicion radicale à l’égard de toute proximité » (note 2, p. 137).

l’espace de la décision en lui donnant un accès à d’autres formes de savoirs483 et en réduisant certaines formes d’incertitude, nous verrons que c’est dans un sens néanmoins limité.

I.1 La gestion de l’incertitude, du colloque singulier à la décision médicale « collective »

I.1.1 L’incertitude, facteur de restriction de l’espace de la décision ?

La notion d’« espace de décision » désigne à la fois le savoir disponible et les possibilités matérielles, économiques et sociales offertes aux personnes qui doivent prendre la décision. Les espaces de décision, sont, par essence, délimités par un certain nombre de contraintes, de limites : ils sont restreints. En contexte médical, les espaces décisionnels sont restreints par divers éléments, et tout d’abord, peut-être, par l’incertitude. Celle-ci, en effet, est une caractéristique fondamentale de pratique médicale, dont les sources sont multiples484.

Tout d’abord, la variabilité des phénomènes biologiques participe de l’incertitude médicale. Or, non seulement la médecine a affaire à des êtres vivants, à des individus singuliers, mais ceux-ci se trouvent dans des situations de précarité vitale. Les corps malades réagissent de manière erratique, souvent imprévisible, les comportements sont désordonnés485, les individus

n’exercent plus sur leur corps le contrôle auquel les « biens-portants » soumettent habituellement le leur. À la variabilité du vivant et à l’imprévisibilité des réactions dans la maladie, s’ajoutent les incertitudes corrélatives liées à l’effet et à l’efficacité des thérapeutiques et des actes médicaux,486 ainsi que l’incertitude du jugement clinique lui- même, qui peut produire des erreurs de raisonnement487 ou s’appuyer sur « des modules

483 L’EBM donne ainsi accès à des savoirs collectifs formalisés, hiérarchisés selon des niveaux de preuves. L’ouverture de l’espace de la décision médicale au patient donne accès, en théorie, à des savoirs « profanes », à des savoirs d’expérience, liés notamment au vécu de la maladie.

484 C’est une caractéristique fondamentale de la connaissance médicale, qui peut être abordée d’un point de vue épistémologique, mais aussi une caractéristique fondamentale de l’exercice de la médecine et des interactions médecin-patient, soignant-soigné, abordée de longue date dans différents travaux de sociologie. Voir notamment Talcott Parson, The social system, Glencoe, Illinois, The Free Press, 1951 ; Renée Fox, L’incertitude médicale, Louvain-la-Neuve, CIACO – L’Harmattan, 1988 ; et plus récemment, Marie Ménoret, « Informer mais convaincre : incertitude médicale et rhétorique statistique en cancérologie », in Sciences Sociales et Santé, vol. 25, n°1, 2007. La question de l’incertitude en médecine est renouvelée par l’émergence de la médecine fondée sur les preuves.

485 Nous y reviendrons avec Kurt Goldstein. 486 Pensons à la notion d’aléa thérapeutique.

487 Il existe toute une littérature qui s’intéresse à l’épistémologie de la décision médicale conçue comme telle, à sa complexité, aux raisonnements cliniques, à la difficulté leur description adéquate et à l’incertitude à laquelle

173 cognitifs simples (des heuristiques) qui conduisent parfois à des conclusions inexactes »488. Enfin, l’incertitude médicale peut être liée l’ignorance même des possibilités thérapeutiques : le médecin, seul, n’est plus en mesure de faire face à l’accroissement du savoir médical. C’est la première forme d’incertitude identifiée par Renée Fox, celle qui résulte d’une maîtrise incomplète ou imparfaite de la connaissance médicale, à laquelle s’ajoutent l’incertitude qui découle des limites propres à la science médicale actuelle et celle qui tient à la difficulté pour le médecin, de faire la part entre les deux premières489. L’incertitude est la pierre d’achoppement de la pratique médicale. Elle peut être considérée comme une contrainte : elle restreint l’espace de la décision. Elle est alors conçue comme devant être non seulement réduite, mais aussi, dans la mesure où elle demeure, à être révélée, évaluée, mesurée, « gérée »490.

Nous verrons, cependant, que l’incertitude est également une ressource, une force motrice qui ouvre de nouveaux espaces pour la décision.

I.2 Un double « changement de paradigme » pour la décision médicale

Revenons brièvement sur cette notion de « décision médicale », dont les contours ne sont pas si évidents, avant de brosser à grand traits un aperçu du cadre théorique et des outils ils sont confrontés. Le terme de « raisonnement clinique » couvre l’observation de la situation du patient jusqu’à la proposition d’une option thérapeutique, et le diagnostic en fait partie. Le raisonnement clinique est généralement le fruit d’un raisonnement analytique et de l’expérience clinique, et ne peut être compris en termes de faits dénués de toute valeur. Le raisonnement diagnostic tient un rôle important en médecine interne, spécialité confrontée aux « diagnostiques difficiles », c’est-à-dire des cas où les investigations diagnostiques ne permettent pas, ou difficilement, de discriminer entre les hypothèses diagnostiques (voire ne permet pas d’en formuler de plausibles). Cependant, nous ne rentrerons pas ici dans le détail de ces considérations épistémologiques. Nous renvoyons sur ce point à l’ouvrage de Maël Lemoine déjà cité, Introduction à la philosophie des sciences médicales, et en particulier au chapitre IX, « La décision médicale », qui est une présentation très claire et synthétique des principales questions épistémologiques relatives à la décision médicale auxquelles peut s’intéresser la philosophie. Maël Lemoine y renvoie par ailleurs aux principaux ouvrages et articles de langue anglaise concernant l’épistémologie et la philosophie de la décision médicale.

Par ailleurs, concernant plus particulièrement l’incertitude, nous renvoyons au chapitre d’Alain Leplège, « Mathématisation de l’incertitude en médecine. Aspects épistémologiques et métaéthiques », in Anne Fagot- Largeaut, Jean-Claude K. Du pont et Vincent Guillin, (dir.), L’émergence de la médecine scientifique, Éditions matériologiques, Paris, 2016, et A. Tversky et D. Kahneman, « Judgment Under Uncertainty : Heuristic and Biases », Science, 185, 1974, pp. 1124-1131.

488 Alain Leplège, ibid., emplacement 2355 (format numérique).

489 C’est-à-dire celle due aux les limites de sa connaissance et celles dues aux limites de la science médicale. Voir Renée Fox, L’incertitude médicale, op.cit.

490 Il y aurait beaucoup de choses à ajouter sur l’incertitude médicale dont les sources sont nombreuses, mais tel n’est pas ici notre propos. Nous proposons d’examiner l’une des réponses qui a été faite à la variabilité de l’objet de la science médicale et à l’incertitude corrélative concernant l’efficacité des thérapeutiques, l’evidence-based medicine et ses outils.

conceptuels qui sous-tendent la décision médicale et qui en constituent les nouvelles normes, promues notamment par la littérature médicale et les institutions de santé, tant au niveau étatique, européen qu’international.

I.2.1 De la décision médicale comme décision du médecin…

La décision médicale peut être conçue comme un processus dont le résultat est le choix d’une option (thérapeutique). Une option est alors une conduite considérée comme bonne dans une situation donnée. La décision médicale est, au sens strict, la décision du médecin. Le choix final d’une option se fait non sur des certitudes mais sur des probabilités. Nous l’avons dit, la décision médicale est, par nature, de par sa dimension clinique, toujours dotée d’un certain degré d’incertitude. Paradoxalement, l’accroissement des connaissances et la multiplication des possibilités thérapeutiques peuvent accroître l’incertitude du médecin en situation de décision491. Dès lors, l’extension du champ du savoir, si elle ne s’accompagne pas des

conditions qui permettent de faciliter l’accès à et la maîtrise de ce savoir théorique par les praticiens, risque paradoxalement de venir réduire l’espace de la décision. Autant d’éléments qui ont contribué, nous allons le voir, à transformer la physionomie de la décision médicale.

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