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L’autonomie comme concept effectif dans la pratique médicale

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

I. AUTONOMIE : ÉMERGENCE ET EFFECTIVITÉ D’UNE NORME CLINIQUE, ÉTHIQUE, JURIDIQUE ET SOCIALE

I.I. 6 De l’idéal des Lumières à l’instrument disciplinaire : une critique de l’autonomie

I.3 L’autonomie comme concept effectif dans la pratique médicale

I.3.1 Un outil dans les mains des médecins

Les différents sens de l’autonomie que nous avons tenté de mettre en évidence coexistent désormais dans la pratique médicale, dans des configurations et des significations qui varient selon les pratiques et les spécialités. En effet, le titre de cette sous-partie, « d’un corps à restaurer vers un sujet à respecter », que nous reprenons de Marie Ménoret, suggère une transformation et un déplacement de la notion d’autonomie, de l’autonomie entendue comme autonomie physique altérée par la maladie et le handicap et à restaurer dans le cadre d’une prise en charge médicale à l’autonomie du sujet, à respecter quelque soit l’état de santé de la personne. Mais le second sens de l’autonomie ne remplace en aucun cas le premier. Les deux

387 Marie-Hélène Parizeau, « Bioéthique » in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, coll. Quadrige, p. 184.

388 Marie-Hélène Parizeau, ibid., p. 185.

389 Nicolas Dodier, op. cit. ; Jacqueline Barbot, Les malades en mouvement. La médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balland, 2002.

coexistent et entrent parfois en tension. C’est en terme de sédimentation plutôt qu’en terme de rupture qu’il faut alors penser les différents sens de l’autonomie. Celle-ci est ainsi devenue centrale dans le champ de la pratique médicale et joue désormais à la fois comme norme pour la décision et comme norme de soin. L’autonomie est outil ambivalent dans les mains des médecins. D’un côté, elle s’évalue, de manière informelle, ou à l’aide de scores, de grilles, de questionnaires390, de l’autre, elle est érigée en principe, en droit à respecter, en valeur à promouvoir. De fait, le caractère composite du terme en complique les usages.

Doit-on considérer que la médecine est ainsi confrontée tout à la fois à un corps à restaurer, (en vue de l’aider à retrouver sa santé, et/ou son autonomie) et à un sujet à respecter dans son autonomie et sa subjectivité, la restauration appelant une action spécifique et le respect, une forme de retrait ou d’abstention ? Le principe d’autonomie viendrait alors limiter l’extension et la portée de l’intervention et du pouvoir médical, en ménageant un espace de liberté dans lequel viendrait potentiellement s’affirmer la volonté et la subjectivité des individus. Nous aborderons donc la question des tensions entre différents sens et usages de l’autonomie et la façon dont cette notion s’entrelace avec celle de santé, dans un tissage plus ou moins lâche selon les spécialités médicales.

I.3.2 Le droit des malades et la décision médicale

Plus que le principe d’autonomie, nous évoquerons ici la norme d’autonomie et son efficace sur les pratiques médicales. La norme d’autonomie nous semble être une norme « bruyante », largement mobilisée dans différents types de discours, et dotée d’une effectivité. Ainsi, dans

390 Ainsi l’autonomie fonctionnelle s’évalue, avec l’aide notamment de la grille AGGIR (Autonomie Gérontologique. Groupe Iso-Ressource) qui permet de déterminer des niveaux de dépendance. La grille cherche à déterminer si la personne peut accomplir ou non, seule, un certain nombre d’actes essentiels de la vie quotidienne. Il existe également des outils destinés à évaluer la capacité décisionnelle en contexte clinique. Voir notamment les tests d’évaluation établis par Applebaum et Grisso (MacCAT-T, Mac CAT-CR, voir T. Grisso , P.S Appelbaum, C. Hill-Fotouhi, « The Mac CAT-T: A clinical tool to assess patients’capacities to make treatment decisions », Psychiatric Services, 48,1997, pp. 1415-1419). Ces outils font office de référence dans le secteur médical mais l’on peut arguer que s’ils servent à mesurer le degré d’indépendance, c’est-à-dire qu’ils aident à déterminer si une personne est capable de prendre seule une décision, ils ne « nous disent pas à proprement parler si un sujet est capable d’autonomie », voir Fabrice Gzil, Anne-Sophie Rigaud, Florence Latour, « Démence, autonomie et compétence », in Éthique publique, 2008, vol. 10, n° 2,

https://journals.openedition.org/ethiquepublique/1453 consulté le 16 janvier 2018.

De manière générale on peut évaluer la capacité à prendre seul une décision en fonction de 4 critères : 1. la personne est-elle capable de comprendre les informations qu’on lui donne sur sa situation médicale et sur ses traitements ? 2. est-elle capable de comprendre que ces informations s’appliquent à sa propre situation ? 3. est- elle capable d’évaluer et de comparer les conséquences prévisibles des options possibles ? 4. est-elle capable d’exprimer un choix relativement stable dans le temps ?

143 le secteur médical, les références à l’autonomie se multiplient, et cette référence transforme les pratiques. Quels sont les effets de la mobilisation de l’autonomie dans le domaine du soin ?

La norme d’autonomie est aujourd’hui largement institutionnalisée391. La reconnaissance, le respect de l’autonomie des personnes soignées est un principe non seulement préconisé par la déontologie et l’éthique médicale mais aussi énoncé par la loi, dans le contexte d’une « poussée sans précédent des droits des malades » et des patients392 et d’une inflation juridique de la notion de consentement éclairé.

Dans le champ de la médecine, la norme d’autonomie encadre désormais la décision médicale et la relation médecin-patient en contexte hospitalier, par le biais notamment de textes législatifs et de recommandations de bonnes pratiques393, mais aussi par l’intermédiaire de la formation des étudiants en santé dans des enseignements qui véhiculent et promeuvent des « modèles de relation » (médecin-patient ; soignant-soigné etc.,)394 largement construits sur ou autour du principe d’autonomie du patient395.

Cette norme d’autonomie aujourd’hui véhiculée par les textes de loi et les recommandations éthiques se confond-elle avec les normes sociales, incorporées, qui se traduisent par une injonction généralisée à l’autonomie ? L’autonomie dont il est question est-elle celle-là même qui accompagne l’idéal du choix individuel véhiculé par la logique libérale dominante ? Sylvie Fainzang le note dans ses libre-propos sur l’avis du Comité Consultatif National d’Éthique « Refus de traitement et autonomie de la personne » : si l’on ne peut « réduire la question du refus de traitement et de l’autonomie de la personne à la seule question de la liberté individuelle », il n’est « pas fortuit » que des notions telles que le

391 Nous nous situons ainsi dans le contexte social d’une valorisation croissante de l’autonomie. Les normes médicales mais plus largement les normes sociales sont désormais largement interrogées au regard des préférences et des valeurs individuelles. Le choix individuel semble représenter un idéal largement partagé. Sur ce point, et pour une critique de cet idéal de libre-choix, voir Annemarie Mol, Ce que soigner veut dire. Repenser le libre choix du patient, Paris, Presses de Mines, 2009. Voir également Sylvie Fainzang, « L’autonomie du malade : le droit de désobéir. Libre-propos sur l’avis du CCNE : « refus de traitement et autonomie de la personne » », Les Cahiers du CCNE, n° 44, 2005, pp. 25-26 ; Marlène Jouan, « L’autonomie, entre aspiration et injonction : un idéal ? », Vie sociale, n° 1/2012, pp. 41-58.

392 Régis Aubry, ibid. p. 50. Citons, avec Régis Aubry, au moins trois lois pour illustrer cette « poussée des droits » : La loi n° 2002-203 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, la Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, et la Loi n°2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveau droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

393 Émanant notamment de la Haute Autorité de Santé (HAS). Les recommandations de bonnes pratiques sont, selon l’HAS « des propositions développées méthodiquement pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données », https://www.has-

sante.fr/portail/jcms/fc_1250022/fr/bonne-pratique-professionnelle

394 Voir par exemple le manuel Médecine, santé et sciences humaines, par le Collège des enseignants de sciences humaines et sociales en médecine et santé, Les Belles-Lettres, Collection Médecine & Sciences Humaines, 2011, notamment le chapitre 42, « Le consentement du patient et les modèles de la relation médecin-patient », p. 302. 395 Notons également la place et le rôle de la formation continue dans la dissémination de ces modèles.

consentement éclairé et son pendant, le refus de soin, fassent irruption « sur la scène publique dans le cadre d’une société faisant une place décisive à l’individu d’une part, et dans le contexte social d’une valorisation croissante de l’autonomie d’autre part »396.

Par ailleurs, dans le contexte social, l’autonomie aurait elle-même changé de signification : l’idéal d’autonomie qui motivait les mouvements de contestation et de libération vis-à-vis des formes traditionnelles, autoritaires et disciplinaires de contrôle social, en serait devenu à la fois le ressort et l’instrument,

avec cette différence toutefois (…) que ce contrôle s’exerce désormais sous des modalités en grande partie opaques aux individus eux-mêmes, parce qu’en prise directe sur les aspirations de chacun à l’autodétermination, et sur les imaginaires et les sensibilités qui s’y rattachent.397

Marlène Jouan évoque ainsi le processus historique par lequel l’autonomie est passée du statut de droit à concrétiser et de bien désirable à celui d’impératif et de « norme d’existence », du registre de la revendication et de l’aspiration à celui de la convocation et de l’injonction. L’autonomie aujourd’hui constitue

à la fois un modèle et une exigence qui s’impose à tous en donnant sa grammaire au « récit » (…) par lequel les membre d’une société d’individus sont susceptibles de rassembler leurs vies singulières.398

I.3.3 Autonomie ou libre-choix ?

Nous verrons que dans les observations que nous avons pu faire, la mobilisation du principe d’autonomie se confond parfois avec la valorisation du choix individuel et la protection d’une sphère privée, soustraite au regard et aux interventions des médecins. Elle vient alors se concrétiser dans une valorisation du libre-choix. C’est que la norme médicale, la norme

396 Sylvie Fainzang, « L’autonomie du malade : le droit de désobéir », Les Cahiers du CCNE, 2005, p. 25. 397 Marlène Jouan, « L’autonomie, entre aspiration et injonction : un idéal ? », art. cit., §3.

145 juridique et la norme sociale s’entrecroisent, se déforment, se façonnent mutuellement dans un travail des normes jamais achevé399. Cette logique du libre-choix, qui émerge de ci de là dans les pratiques, rencontre des résistances au sein de ces mêmes pratiques. La situation de soin, affirme Annemarie Mol dans l’ouvrage déjà cité, n’est pas une situation de choix. Pour autant, dans le soin, le patient est toujours déjà actif, engagé dans la tâche pratique que constitue la vie avec la maladie. La logique du soin telle qu’elle est mise en évidence et analysée par Annemarie Mol n’oppose pas à une logique du choix fondée sur une certaine conception de l’autonomie un paternalisme renouvelé fondé sur un principe de bienfaisance. C’est là une dichotomie que l’auteur appelle à dépasser, tout comme celle qui oppose la figure du patient passif et du malade actif :

La logique du choix sous-tend la référence à l’autonomie du patient. Cette référence promeut un idéal : les patients devraient être autorisés à faire leurs propres choix, et les professionnels de santé devraient les laisser prendre leurs décisions selon leurs valeurs. Or, cette logique du choix laisse croire que le soin vise à rendre actifs des patients initialement passifs et à augmenter leur capacité rationnelle de choix. La réalité du soin est tout autre : elle consiste à prendre appui sur les activités, diverses et nombreuses, des patients, et à tisser avec eux des relations adaptables permettant de faire face ensemble à l’imprévisibilité de la maladie.400

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