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SANTÉ ET AUTONOMIE COMME LATITUDE : PREMIERS PAS VERS UNE ÉLABORATION CONCEPTUELLE

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

III. SANTÉ ET AUTONOMIE COMME LATITUDE : PREMIERS PAS VERS UNE ÉLABORATION CONCEPTUELLE

III.I Préserver, maintenir, susciter une latitude de décision dans des espaces décisionnels restreints

Joël Feinberg distingue quatre acceptions différentes de l’autonomie : l’autonomie comme capacité, comme condition actuelle, comme droit et comme idéal433.

Comme nous avons essayé de le montrer, les différentes acceptions se chevauchent et s’entremêlent dans le champ de la pratique médicale, confrontée à l’autonomie comme droit, comme idéal, comme capacité ou encore comme état effectif, différents sens de l’autonomie qui n’appellent pas la même attitude. Si l’autonomie de la personne est un droit à respecter, et joue parfois comme un idéal régulateur des pratiques de décision médicale et, peut-être dans une moindre mesure, des pratiques de soin, l’autonomie entendue comme capacité effective de l’individu peut être à préserver, à restaurer, voire à suppléer, puisqu’il faut parfois remédier à son absence, notamment lorsqu’elle est affectée par la maladie. L’autonomie décisionnelle, celle qui est en jeu dans la formule du Code de la santé publique « prendre les décisions concernant sa santé », semble prise entre ces deux « logiques » : d’un côté, respecter l’autonomie de la personne comme droit et comme principe, de l’autre, promouvoir l’autonomie dans son exercice, entendu qu’elle peut être ce qui est à restaurer dans la relation de soin, ou ce qu’il faut soutenir ou suppléer. La distinction d’une autonomie physique ou fonctionnelle et d’une autonomie décisionnelle ne semble pas suffire à clarifier les usages. Au travers des observations de terrain nous tenterons de montrer comment agit la norme

432 Nous y reviendrons au chapitre suivant.

433 Joel Feinberg, « Autonomy », in J. Christam (éd.) The Inner Citadel, New York/Oxford, Oxford University Press, 1989.

157 d’autonomie, en quoi elle consiste et comment elle transforme les pratiques, et comment les acteurs jouent avec ces normes et sont par là même normatifs.

De ces observations et de notre analyse, il émerge qu’il s’agit bien souvent de préserver, de restaurer, ou de susciter une certaine latitude de décision dans une relation de soin qui tend à restaurer une certaine latitude de vie, celle-ci étant parfois directement menacée. Dès lors, nous faisons l’hypothèse que l’on peut penser la relation de soin elle-même comme pouvant s’attacher à maintenir, restaurer, susciter, chez un patient, une latitude de décision au sein d’une allure de vie modifiée par la pathologie et l’hospitalisation, une relation de soin par laquelle il s’agit de maintenir une certaine latitude dans des espaces décisionnels restreints par un certain nombre de contraintes, de limites, d’obstacles dont fait parfois partie la norme d’autonomie. C’est-à-dire, et nous tenterons de le montrer, que l’autonomie mobilisée comme norme rigide fait parfois obstacle au maintien ou au façonnement d’un espace de décision suffisant pour que la notion de choix ait un sens.

Cette perspective s’oppose à celle d’une logique du choix, qui consiste parfois à donner l’illusion d’une liberté de choix dans des espaces décisionnels restreints par les contraintes et l’incertitude. Quel est le sens du choix lorsque l’espace de la décision est réduit à une peau de chagrin ? En vertu de quoi le regard médical peut-il s’étendre au-delà du strict problème clinique pour considérer cet espace de décision, et la latitude de décision de la personne dans cet espace ? Quelles conceptions de la santé et du soin admettent une telle extension et quelles en sont les limites ? Peut-on intégrer une éthique de l’autonomie dans une logique du soin ?434

434 Il faudra mettre nos questions en perspective des tensions qui ont émergé, historiquement, entre les éthiques du care qui mettent en avant le potentiel moral des relations de dépendances constitutives de l’existence humaine et des disability studies se sont développées à partir d’une revendication d’autonomie et d’une dénonciation des rapports de domination subis par les personnes handicapées dans les pratiques de soins. À l’idée du care, les disability studies opposent des termes tels que help, support ou personal assistance, mettant l’accent « sur la volonté de contrôle et d’autonomie des personnes handicapées dans leur vie quotidienne » et défendant pour la mise en œuvre « d’une relation formalisée et fonctionnelle d’aide, de nature contractuelle, excluant toute dimension émotionnelle ». Comme l’écrit Myriam Winance dans l’éditorial « Penser la relation d’aide et de soin à partir du handicap, enjeux et ambivalences », les divergences ont conduit les deux courants à des conceptions différentes de la personne (dépendante/autonome), de la nature des relations unissant les personnes et composant la société (relations d’interdépendance versus relations entre individus « autonomes ») et donc également de la dépendance (situation communément partagée/situation assujettissante à proscrire) etc. ». Comme le note Myriam Winance, les deux courants, malgré ces divergences, « avaient en commun une critique de la manière dont le care était organisé, et comme objectif, l’émancipation et la transformation du statut des personnes concernées ». Aujourd’hui, de nombreuses approches tendent à dépasser les oppositions et, par un enrichissement mutuel et des retours critiques sur leurs positionnements, les deux courants ont entamé un dialogue qui donne naissance à des positions critiques. Nous réservons pour l’avenir un tel travail de mise en perspective de nos élaborations conceptuelles autour du soin et de l’autonomie en terme de latitudes avec les conceptions qui ont forgé puis enrichi le débat autour du care et de l’autonomie. Pour une présentation du débat, de ses enjeux et des positions critiques, nous renvoyons à Myriam Winance, « Penser la relation d’aide et de soin à partir du handicap, enjeux et ambivalences », art. cit.

La prise de décision, en médecine interne, vient s’insérer dans une relation de soin qui ne vise pas seulement le corps et la santé pensée comme absence de maladie mais qui vise aussi, parfois, à « rendre capable »435, à restaurer une certaine allure de vie qui va parfois au-delà de la seule considération du fonctionnement physiologique normal. Une telle acception de la santé, aux antipodes de la conception dite biomédicale qui la définit comme absence de maladie, accepte de grandes variations quantitatives et qualitatives436. C’est une « conception centrée sur la personne, elle-même ancrée dans le monde et les relations sociales », une conception holistique437 qui appelle une attention élargie. Nous l’avons dit, cette perspective holistique, cette attention élargie, si elles font partie des revendications identitaires de la médecine interne438, n’en sont pas des constantes. Par ailleurs, elles s‘articulent avec des conceptions « positives », non réductionnistes de la santé qui se prolongent dans une considération du bien-être et de la qualité de vie.

III. 2. Penser la santé ?

Nos conceptions de l’autonomie sont le pendant de la façon dont nous nous concevons nous- mêmes en tant que sujet, non, peut-être, comme « des êtres parfaitement transparents à nous- mêmes et possédant un pouvoir de commencer de manière radicale » mais comme des êtres autonomes, capables de juger et d’agir par nous-mêmes. L’autonomie telle qu’elle est repensée aujourd’hui, comme décentrée, relationnelle, solidaire, va de paire avec une manière de reconsidérer le sujet, et de le concevoir non comme un isolat mais comme un être social qui se définit au sein d’un réseau d’interdépendances.

De même, la façon dont l’homme pense la santé est indissociable de la façon dont il se pense lui-même dans ses rapports au monde et aux autres. Ainsi, les transformations contemporaines du concept de santé et des représentations que l’on s’en fait « sont révélatrices d’une nouvelle

435 Dans une perspective qui assimile la maladie à une réduction des capacités que la prise en charge devrait sinon restituer, au moins maintenir comme horizon. Très concrètement, il s’agit aussi de rendre capable l’organisme, et dans une certaine mesure la personne, de pouvoir affronter les étapes suivantes : être opéré, rentrer à la maison, surmonter les prochaines crises, etc. Nous voyons émerger ici la dimension temporelle de la santé sur laquelle nous reviendrons aux chapitres 1 et 2 de la troisième partie.

436 Comme l’autonomie, la santé est un concept à large spectre. Lennart Nordenfelt évoque la latitude of health et la variety of health, Lennart Nordenfelt, « On concepts of positive health », in Schramme, Thomas & Edwards, Steven, Handbook of Philosophy of Medicine, Dordrecht, Springer Netherlands, 2017, p. 30-41.

437 Marie Gaille, Santé et environnement, p. 121. 438 Voir le chapitre 2 de la première partie.

159 appréciation de l’homme sur lui-même et son devenir. »439 Mais, au gré de ces transformations, se dirige-t-on vers un concept de santé unifié ?

Certains auteurs ont pointé du doigt le fait que la diversité des significations accordées à ce terme est occultée par certaines d’entre elles qui recouvrent les autres : un sens de « santé » avant tout relatif « aux exigences d’une comptabilité publique », pour Canguilhem, qui rappelle alors de ne pas oublier le sens existentiel de la « santé »440 ou encore la santé conçue comme absence de maladie, « axiome fondamental de la médecine » selon Christopher Boorse,441, qui, de même, masque largement le sens existentiel de la santé.

III.2.1 Du modèle biomédical aux conceptions positives de la santé…

Si le modèle biomédical consacre largement cette conception de la santé, le refus d’une définition minimale de la santé comme accomplissement normal des fonctions organiques, et les tentatives de déterminer positivement la santé sont nombreuses, que l’on pense à la définition qu’entend donner l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de la santé comme « état de complet bien-être physique, moral et social, ne consistant pas seulement en l’absence d’infirmité ou de maladie »442 ou, dans le champ de la philosophie, aux propositions de

Lennart Nordenfelt, qui, prenant acte des dimensions positives de la santé, tente d’en distinguer les frontières avec le bien-être.

En faisant droit à ces déterminations positives de la santé dans le cadre de notre réflexion, nous inscrivons notre propos dans une philosophie de la santé, dans la tentative d’articuler une philosophie de la décision médicale à une philosophie de la santé. Nous nous intéresserons donc tout à la fois aux conceptions de la santé qui émergent dans la pratique médicale de la médecine interne443 qu’aux élaborations philosophiques et médico- philosophiques qui ont proposé des caractérisations holistes de la santé444.

439 Alexandre Klein, « La santé comme norme de soin », Philosophia Scientiae, 12-2, 2008, p. 213.

440 Voir Marie Gaille, Santé et environnement, Introduction, p. 6. Marie Gaille se réfère à Georges Canguilhem, « La santé, concept vulgaire et question philosophique », in Écrits sur la médecine, 1988, p. 59-60.

441 Christopher Boorse, « Health as a Theoretical Concept », Philosophy of Science, 1977, 4, p. 542-573.

442 Préambule à la Constitution de l' Organisation Mondiale de la Santé, tel qu'adopté par la Conférence internationale sur la Santé, New York, 19 juin - 22 juillet 1946, entré en vigueur le 7 avril 1948 » Voir Actes officiels de l'Organisation mondiale de la Santé, n° 2, p. 100

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443 Au chapitre 1 de la troisième partie. 444 Au chapitre 2 de la troisième partie.

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